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Césium 133 : de l’horloge atomique à ses appropriations artistiques

Césium 133 : de l’horloge atomique à ses appropriations artistiques


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Table des matières

 

 

 

Depuis la 13 ͤ conférence générale des poids et mesures (1967), l’unité de mesure du temps (la seconde) est associée aux vibrations d’un atome : le césium 133 1, isotope de l’élément césium (Cs). L’isotope en question est au fondement d’une révolution métrologique : le perfectionnement de l’horloge atomique. Depuis cet accord international, la seconde – anciennement calculée par la subdivision d’un cycle terrestre – est désormais attachée à une propriété de la matière. Plus exactement, dans une quête de toujours plus de précisions, la seconde s’est émancipée de nos cycles terrestres 2: la fréquence de vibrations du césium 133, soit la durée de 9192631770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium 133. Cet article propose une analyse de ce changement de paradigme temporel en s’appuyant sur un corpus d’œuvres où différents artistes se sont appropriés l’élément césium 133, chacun selon leurs intentions respectives, pour déployer un imaginaire nouveau du temps.

Dr Manhattan

L’œuvre dessinée Watchmen 3 (1986) de Alan Moore et Dave Gibbons, constitue un premier exemple de rupture dans l’imaginaire contemporain d’une conception linéaire du temps. L’histoire débute dans le contexte de la guerre froide où plane une menace nucléaire, issue d’une évolution fantasmagorique des savoirs. Cette rupture se dessine par la naissance de l’un des personnages les plus originaux « d’un récit extradiégétique-homodiégétique » 4 dans sa manière de percevoir le temps : le Dr Manhattan. Dans l’œuvre dessinée Watchmen, ce personnage de fiction figure la coexistence des temps atomiques et astronomiques. Le Dr Manhattan est capable de percevoir le temps (passé, présent et futur) de manière horizontale. Entre visions oraculaires et faculté d’ubiquité portée par un certain relativisme sur ce qui est et adviendra, ce personnage ne dissocie pas l’avant et l’après. Véritable défi dans la représentation de cette conceptualisation du temps, le duo Alan Moore et Dave Gibbons a, via le médium de la bande dessinée, élaboré une somme de stratégies visuelles et narratives afin de donner à percevoir aux lecteurs l’omnipotence de ce personnage sur le déroulement même de leur récit. Au cours du quatrième chapitre (intitulé L’Horloger) de l’opus Watchmen, la genèse du Dr Manhattan est précisée.

Trois dates amorcent le caractère du personnage : 7 Août 1945 – le père de Jonathan Osterman ordonne à son fils d’abandonner l’horlogerie au profit de la science atomique ; août 1959 – l’accident ; et le 22 novembre 1959 – la naissance du Dr Manhattan.

À l’origine, Jonathan Osterman est le fils d’un horloger et souhaite poursuivre l’entreprise de son père. A la suite des premiers bombardements nucléaires à Hiroshima le 6 août, la lecture du journal par le père de Jonathan le lendemain engagera le trajet d’un personnage mi-humain mi-divin oscillant entre deux perceptions du temps : celles de l’aiguille et de l’atome. Le 7 août 1945, Jonathan a seize ans.

« Père de Jon : Jon ? Mais où es-tu ?

Jonathan Osterman : Ici, je m’entraîne sur ta vieille montre de gousset avant l’heure de l’école.

Père de Jon : Oublie les montres ! Tu as vu la nouvelle ?

Jonathan Osterman : La nouvelle ?

Père de Jon : Ils ont lâché la bombe sur le Japon ! Toute la ville est détruite ! Ach ! Réparer des montres, c’est dépassé… Ça change tout ! Il y aura d’autres bombes. C’est l’avenir. Et mon fils me succéderait dans un métier fini ?

Jonathan Osterman : Père ? Qu’est-ce que tu fais ?

Père de Jon : Je le fais pour ton bien. La science atomique… Voilà ce qu’il faudra au monde ! Pas l’horlogerie.

Jonathan Osterman : Hé rends-moi ça !

Père de Jon : Le professeur Einstein dit que le temps varie d’un endroit à l’autre, tu te rends compte ? Si le temps est faux, à quoi bon les horlogers ? Kindlich !

Jonathan Osterman : Attends ! Non !

Père de Jon : Ma profession appartient au passé. Je veux un avenir pour mon fils.

Jonathan Osterman : Père, non ! » 5

Ce furent alors ces mots, ce moment, qui dessinèrent les contours du Dr Manhattan. Puis, en août 1959 soit quatorze années plus tard, l’accident aura lieu. Jonathan Osterman maintenant docteur en physique nucléaire est accidentellement enfermé dans une chambre d’essais blindée et est littéralement atomisé. De manière inexpliquée, il se matérialisera quelques mois plus tard sous l’apparence humaine et bleuâtre du Dr Manhattan le 22 novembre 1959. Le symbole choisi par le héros pour le représenter (car il n’existe pas de héros sans logo) est l’élément hydrogène ; il se gravera l’atome d’hydrogène sur le front, soit la forme la plus simple de l’univers atomique. Le scénariste Alan Moore s’était approprié les caractéristiques d’un autre héros pour sa fiction : le Captain Atom 6, soit un scientifique qui, atomisé à la suite d’une expérience nucléaire, se retrouve muni de super-pouvoirs. Mais une somme de questions plus complexes oriente le cheminement du Dr Manhattan. Les sujets de la perte progressive d’une sensibilité humaine, du croisement des perceptions temporelles, et verticale et horizontale, le mènent à développer un certain relativisme sur les événements l’entourant. Au fur et à mesure du récit, le personnage se désintéresse (avec une certaine mélancolie) des humains pour s’en éloigner.

Avec le Dr Manhattan, le passage du temps astronomique au temps atomique est mis en récit. Il vit et traverse le temps des horloges pour celui des atomes et se retrouve comme bloqué entre ces deux paradigmes. Le temps des astres que l’on peut interpréter comme celui d’une perception humaine est confronté au temps des atomes, qui serait, d’après l’invention des auteurs de la bande dessinée, un temps vertical en ce qu’il dépasse toute perception humaine. Une lecture du temps difficile — ou impossible — à percevoir mais qui invite le lecteur à relever le défi. Parmi les stratégies des auteurs, cette verticalité du temps a entre autres été traduite par une omniscience narrative du personnage. Le Dr Manhattan est ainsi une expérimentation d’un temps vertical pour ses lecteurs et cela a été rendu lisible par une réappropriation des codes narratifs de la bande dessinée.

Mais, au-delà — et peut-être aux dépens — de cette fiction, l’atome n’est qu’un nouveau jalon de notre mesure. Certes, la précision de l’atome a été interprétée comme un changement de référent pour celle de la plus petite unité de matière, l’atome, qui en somme détache notre expérience du temps, jusqu’alors reliée aux astres. Cependant les deux auteurs vont plus loin. Avec Watchmen, le temps atomique est vecteur d’un aperceptible et d’une fin annoncée. La maîtrise de l’atome a été associée au passage d’une nouvelle ère sous le joug de quelque chose qui la dépasse et qui peut entièrement l’anéantir : la bombe atomique.

Qu’est-ce qu’une horloge atomique ?

Les horloges atomiques ont révolutionné notre manière de décompter et de « vivre le temps ». Pour mieux le comprendre, revenons sur les temps utilisés mondialement. Premièrement, nous décomptons le temps universel (TU) de la rotation de la Terre. Notre calendrier grégorien s’est calqué sur ce rythme. Cependant, les rotations terrestres ne sont pas égales entre elles. Des années sont plus longues que d’autres en fonction de certains effets physiques, avec par exemple le phénomène des marées. Pour pallier à ces variations, un nouveau temps a été mis en place : le temps universel coordonné (UTC). L’UTC 7 (nouveau référent de nos montres) est une échelle de temps comprise entre le temps atomique (TAI) et le temps universel (TU). Pour l’établir, le temps universel (TU) est accordé au temps atomique (TAI). Le temps atomique est donné par les horloges atomiques et affiche un temps linéaire et jugé comme stable par les astronomes. Autrement dit, le temps de nos montres et de nos ordinateurs (UTC) est alors entre deux temps : celui du soleil et des vibrations continues du césium 133.

Alors qu’est-ce qu’une horloge atomique ? Une horloge atomique est une horloge qui a pour référent les vibrations d’un atome. Le césium 133 est devenu, de par la stabilité qui lui est propre, notre nouvel étalon. Une horloge atomique se voit donc annoncer une nouvelle seconde suite à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium 133. Une fois que l’horloge décompte 9192631770 périodes de l’atome de césium 133, une nouvelle seconde passe. Pour ainsi dire, nous ne calculons plus l’heure via les rotations de la Terre mais par les vibrations d’un atome. Mais pourquoi ? Comme une vieille montre qu’il fallait remonter, l’horloge Terre (TU) et notre calendrier grégorien se voyaient au bout de quatre années perdre une seconde. Nous étions alors coutumier du fait d’ajouter une seconde intercalaire 8 toutes les quatre années pour remonter ce retard afin de le rapprocher du temps linéaire TAI qui lui ne perd une seconde qu’au bout de 100 millions d’années.

Caesium Shoes

 

[Figure 1]

L’œuvre Caesium shoes (2010) de l’artiste Evariste Richer constitue un deuxième exemple d’une rupture de notre paradigme temporel. La représentation de l’atome, symbole pour le Dr Manhattan de son caractère surhumain (voir inhumain), est ici associée au corps de l’artiste, pour en désinhiber toute mystification. Caesium shoes illustre la coexistence de plusieurs déplacements. L’œuvre, issue d’une pratique qui croise art et sciences, questionne le cadre et l’origine de nos normes métrologiques. L’installation associe deux éléments : une paire de chaussure et une ampoule de césium 133. La mise en scène est simple. Les chaussures sont posées côte à côte sur un socle. La chaussure gauche tient sous la partie haute de sa semelle l’ampoule de césium. Elle l’immobilise. La pression de la chaussure maintient la capsule et révèle sa fragilité. Avec un peu plus de poids, l’ampoule se briserait : elle est pressée d’un pas vide. Pour son exposition « Caesium » (5 juillet – 15 août 2010) au Kunstverein Braunschweig, l’œuvre était exposée sous cloche. Cette cloche en plexiglas assurait les remous d’une possible explosion de l’ampoule. Chose anticipée, mais qui n’a pas eu lieu. Si l’ampoule s’était brisée, une fumée blanche toxique aurait envahi le lieu et mis en danger son public.

L’ampoule de césium est un don des chercheurs de l’Observatoire de Paris-Meudon et de l’Institut national de métrologie Physikalisch-Technische Bundesanstalt Braunschweig avec qui l’artiste s’était entretenu pour réaliser son exposition. Les chaussures appartenaient à l’artiste. Elles ont fait leur temps, elles ont été usées de son poids et d’autres frottements, l’artiste les utilisait dans son atelier. C’était, en somme, une partie de son habit de travail. À ce titre, on peut y voir des traces de peintures, des éclaboussures. Pour réfléchir, Evariste Richer marche. Il marche dans la rue et dans son atelier. L’espace de son atelier parisien fait plus de 80m². On y retrouve des expérimentations, des objets ayant touché son intérêt, des œuvres en attente et en jachère accrochées aux murs (ou posées au plus proche) mais aussi disposées au centre de ce lieu tout en hauteur. Un chemin en forme de O, vide de formes, s’est au fur et à mesure dessiné au sol de son atelier. Une sorte de chemin de traverse où l’on peut passer et par lequel on peut regarder ce qui a été fait et est à faire. Pour vivifier et détendre son esprit, l’artiste emprunte ce chemin.9 Il regarde et s’imprègne de ce décor. Il se concentre tout en se laissant divaguer dans sa quête d’associations et de réappropriations. Ce lieu moteur et réservoir est par ailleurs en partie vidé dans des boxes afin de rafraîchir (quand il en ressent le besoin) son imaginaire.

[Figure 2]

Caesium shoes confronte le référent césium à des oscillations de pas relatifs à une somme de trajets effectués par l’artiste. L’atome, symbole pour le Dr Manhattan d’un caractère surhumain, est, par Evariste Richer, rappelé à l’échelle d’un corps pour désinhiber toute mystification. De manière quasi-obsessionnelle, l’artiste questionne nos référents métrologiques et cela à l’image du mètre qu’il a maintes et maintes fois redessiné. À ce titre, Le Mètre lunaire (2012) soit un mètre en cuivre de 27,27cm réalisé à partir de la méthode de calcul pour définir le mètre étalon (qui est établi en fonction de la longueur d’un méridien terrestre) puis transposée aux références lunaires. Le Mètre (1994), travail précurseur de l’artiste sur le thème de la mesure, où celui-ci avait agrandi une photographie d’un mètre en plexiglas posé contre un mur pour que l’image du mètre mesure la taille de l’artiste. Le Mètre vierge (2004), efficace appropriation par l’artiste d’un enrouleur Stanley type Powerlock, qui cette fois n’est orné d’aucune graduation. Néanmoins, l’artiste ne se joue pas seulement de nos jalons.10 Son entreprise s’applique à faire « descendre » la conception de nos unités de mesure à un réel sensible. Selon les mots de Maëlle Conan, « [l]e travail d’Evariste Richer est traversé par une forte dimension analytique. L’artiste cherche à démêler et à comprendre le monde afin de le rendre plus intelligible et davantage perceptible par les sens. La raison seule ne permet pas d’appréhender l’univers, sa connaissance doit aussi passer par une expérience sensible, une rencontre physique. »11 Le Mètre de mémoire (2003), dessiné millimètre après millimètre au stylo sur papier par l’artiste — de mémoire comme l’indique son titre — va dans ce sens. On y lit cette envie de confronter un repère partagé à son propre corps dans son entièreté: physique, mental et presque spirituel.

L’association exposée par l’artiste ne manque pas d’affect. Des chaussures, nous les portons, nous les faisons de nos pieds, nous les traînons. Une fois usées, marquées de notre poids et de nos trajets, elles deviennent une partie de nous-mêmes. L’extension (et le coffrage) d’un corps qui garde la trace de nos trajets. Les chaussures exposées par l’artiste lui étaient affectivement chères, il ne voulait pas les jeter. Des chaussures deviennent une seconde peau qui à l’image des Chaussures de lait (2002) de Patrick Tosani peuvent se percer et laisser entrevoir son contenu. C’est aussi cet aspect qui a mené l’artiste à mettre en scène cette connexion. Car, comme le lui avaient appris les chercheurs français et allemands, nos horloges atomiques à base de césium sont déjà dépassées. De nouveaux modèles plus précis siéent déjà un peu mieux à leur quête de précisions. Les fréquences de vibrations du césium ne sont déjà plus ce qui dicte nos secondes.12

[Figure 3]

 

Portrait of Duration

L’œuvre Portrait of Duration de l’artiste Melik Ohanian constitue un troisième et dernier exemple d’une rupture de notre paradigme temporel, par sa mise en parallèle de la photographie d’un infiniment petit atome de césium avec la modélisation de l’infini incommensurable de deux galaxies. Lauréat du prix Marcel Duchamp en 2015, Melik Ohanian avait réalisé son exposition personnelle « Under Shadow » (1 juin – 15 août 2016) autour de nos multiples référents temporels : les astres et l’élément césium 133. À cette occasion, deux versions de sa pièce Portrait of Duration ponctuaient le niveau 4 du Centre Pompidou. Pour ce travail, l’artiste avait portraituré le changement d’état du liquide au solide du césium 133. La version initiale de Portrait of Duration est composée de sept images visibles dans des panneaux lumineux animés une seconde par minute. La seconde est la série de photographies noir et blanc Cesium Series de 60 variations extraites des expériences réalisées pour Portrait of Duration. « J’ai photographié le césium, dont on se sert pour définir la seconde dans les horloges atomiques depuis 1968. C’est une invention qui a bouleversé notre rapport au temps et influe toute notre relation avec l’espace, en permettant, aujourd’hui, par exemple tous les appareils de géo-localisation comme le GPS. Le césium est un matériau radioactif, qui, un peu comme le mercure, change d’état à 28 degrés. J’ai organisé la manipulation dans un laboratoire scientifique du CNRS où j’ai pu filmer le changement du césium de l’état solide à l’état liquide. Au final, on retrouve sept panneaux lumineux, sept images, qui sont éclairées furtivement l’une après l’autre et qui montrent la révélation, du changement du temps. C’est une représentation de la durée faite d’attente et de flashs lumineux. Et c’est le même film qui m’a servi pour l’autre pièce faite de soixante photographies noir et blanc, Portrait of Duration, Cesium Séries, qui est venu après, et se veut une variation sur le temps et une réflexion, par la photographie, de la représentation de l’instant. Manière de me demander : quelle est cette durée qui est la seule manière d’éprouver le temps pour chaque être humain ? »13

Face à cette première version, l’artiste proposait à son public une expérience de la durée. Un des panneaux lumineux s’activait et faisait apparaître le temps d’une seconde le changement d’état du césium 133. Nous regardions et vivions l’étalon de nos secondes en synchronie avec la représentation de ce changement infime de la matière. Les panneaux s’activaient à différents moments, comme des apparitions, avec pour spectacle des vues macroscopiques de ce changement d’état. Afin d’accentuer cette expérience, l’artiste avait conjugué l’infiniment grand à l’infiniment petit. Avec « Under Shadow », Melik Ohanian avait tissé et chorégraphié des correspondances plastiques entre corps célestes et atomiques. Exposée aux côtés de Portrait of Duration, son œuvre Modelling Poetry – An Algorithmn as a Screenplay (2014) se basait sur d’autres résultantes scientifiques. D’après une théorie de 2012 de la NASA, d’ici quatre milliards d’années, les galaxies de la Voie Lactée et d’Andromède devraient entrer en collision. Face à cette spéculation, l’artiste a tenté de réaliser une représentation de cet événement futur.14 « J’ai cherché une manière de pouvoir représenter cette collision, de tenter la représentation d’un événement à une échelle qui nous dépasse. Le principe a été de s’inspirer du comportement réel des corps célestes et de leurs interactions, et d’affecter ces comportements aux pixels qui composent une image. Ce qui équivaut conceptuellement à produire une image “à l’image de” quelque chose. Un ordinateur procède donc en temps réel à la lecture d’un algorithme qui produit cette image. Celle-ci est aussi pour moi une allégorie du processus vivant. »15

La version Cesium Series apparaît quant à elle comme une tautologie de la photographie par la représentation de la matière même qui étalonne notre seconde. Les soixante photographies accrochées au mur à la même hauteur et à espacement régulier semblent conter, seconde après seconde, l’histoire d’une minute, nous faisant apprécier toute la plasticité de ce changement d’état. Cette seconde version axée d’autant plus sur la matérialité du césium, accentuée par le tirage en noir et blanc et un choix concis des clichés, précise l’intention de l’artiste à rendre plus franc ce procédé mondial. En questionnant la recherche toujours plus aiguë et complexe d’une synchronie universelle, soutenue par nos besoins contemporains tels informatiques, boursiers ou autres, Melik Ohanian s’est intéressé aux avancées scientifiques et technologiques de notre temps. Il a recherché à représenter l’élément référent choisi par les métrologues, dans la tentative de revenir à la substance de la chose: rendre visible, avec une précision macroscopique, l’instant d’un passage entre deux secondes. Donner à voir la maille qui tisse notre matrice temporelle.

Choses communes à ce corpus d’œuvres, il a été précisé l’intérêt porté par les artistes pour le monde de la recherche scientifique et l’envie de comprendre son état présent. Chacun de ces artistes pointe l’impact du monde scientifique sur notre quotidien. Au-delà de présenter l’élément césium 133 comme une allégorie contemporaine du temps, ces œuvres questionnent une perception de la durée en la confrontant à différentes échelles : le rythme de pas à celui du césium pour Evariste Richer, l’activité des astres aux variations du césium pour Melik Ohanian et le mécanisme de l’horloge à la domestication de l’atome pour Dave Gibbons et Alan Moore. En outre, l’atome est questionné et mis en scène aux prismes de corps sensibles : empathie d’une mesure par un corps avec Richer, sensation de vertiges dans un jeu d’échelles prodigieux avec Ohanian ou délire spirituel face au néant avec Moore et Gibbons. En juxtaposant différentes échelles temporelles, ce sont les limites de la perception humaine qui sont plus largement interrogées. Chacune de ces œuvres constitue une sorte d’initiative à percevoir ce qui nous dépasse. Le vivant s’y trouve confronté aux rythmes mondialement normalisés et redonne un poids à ces canons modernes.

 

BIBLIOGRAPHIE

Anne Bertrand, Jean-Christophe Royoux, Kristale company : Melik Ohanian, Orléans, HYX, 2003.

Maëlle Conan, « L’Œuvre au noir », revue Alliage, n°81, automne 2020, p.68-71.

Dave Gibbons, Alan Moore, Watchmen, Paris, Urban Comics, 2012.

Melik Ohanian, Jean-Christophe Royoux (dir.) Cosmograms, New York, Lukas & Sternberg, 2004.

Evariste Richer, Evariste Richer / Slow Snow, Paris, Édition B42, 2009.

Citer cet article

Adrien Abline, « Césium 133 : de l’horloge atomique à ses appropriations artistiques », [Plastik] : Vers une esthétique des éléments #10 [en ligne], mis en ligne le 19 janvier 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/01/19/cesium-133-de-lhorloge-atomique-a-ses-appropriations-artistiques/

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