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Du musée aux subjectivités postmodernes. Rosalind Krauss et la reprogrammation culturelle

Du musée aux subjectivités postmodernes. Rosalind Krauss et la reprogrammation culturelle


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Table des matières

Lors d’une conférence présentée le 10 septembre 1990 devant l’International Association of Museums of Modern Art (CIMAM)1, l’historienne et critique d’art Rosalind Krauss développe l’hypothèse suivante : les musées d’Art moderne auraient participé à la « reprogrammation culturelle2 », ou encore à la « restructuration3 » des subjectivités à la fin du XXe siècle. Le résultat de ce processus est la constitution d’un sujet « technologisé » et « fragmenté », dont le champ d’expérience ne serait plus l’histoire mais l’espace4. Nous nous attacherons à nous demander à partir de quelle définition du sujet il est possible de parler de « reprogrammation » ou encore de « restructuration » des subjectivités. En tirant profit d’un ancrage philosophique, nous exhumerons les présupposés théoriques sur lesquels repose l’emploi persistant du vocabulaire de la plasticité du sujet dans cette conférence, usage qui rend in fine possible l’ouverture de ce sujet à toute configuration. Dans un premier temps, nous exposerons l’argumentation que Krauss produit pour désigner les agents de la transformation récente des institutions muséales. Dans un second temps, nous mettrons au jour le moment conceptuel qui, selon nous, conditionne la refonte par Krauss des caractéristiques essentielles du sujet autonome de la modernité.

D’un musée à l’autre : la « reprogrammation culturelle » induite par l’utopie minimaliste

Dans cette conférence de 1990, Krauss cherche à exhumer les causes des mutations observées au sein des musées d’Art moderne, qu’elle évalue comme désormais « industrialisés5 ». Cette investigation génétique lui permet de mettre au jour, en tirant profit d’une rencontre entre histoire formaliste et histoire sociale des arts, l’entrelacement de deux origines des mutations observées. Ces origines sont, d’une part, la mutation économique globale caractérisée par Mandel comme l’avènement du « troisième âge du capitalisme6 » et d’autre part, l’incorporation par l’espace muséal des normes esthétiques portées par un mouvement artistique, le minimalisme.

Anciennes et nouvelles muséalités

Krauss décrit une mutation qu’elle estime advenue au sein des musées d’art moderne dans le tournant des années quatre-vingt aux années quatre-vingt-dix. Elle s’appuie principalement sur la visite de l’exposition Un choix d’art minimal dans la collection Panza au musée d’Art Moderne de la ville de Paris (1990), sur une discussion avec Suzanne Pagé, directrice dudit Musée7, ainsi qu’avec Thomas Krens8, directeur de la Fondation Guggenheim et elle considère également les observations recueillies dans deux articles d’Art in America. Toutes ces sources ont été produites la même année, en 1990. En appréhendant l’histoire à partir d’un moment singulier pour y observer les relations entre les faits, Krauss tire profit de la méthode héritière du structuralisme qu’elle construisait plus tôt dans son article « Sculpture in the Expanded Field9 ».

La première caractéristique de cette métamorphose concerne le type de valeur attribuée par les directeurs des musées et leurs trustees à leur collection. En s’appuyant sur les deux articles de Philip Weiss et de Susan Hapgood du numéro 78 d’Art in America, Krauss remarque un « retournement de Gestalt10 » dans l’attitude de ces protagonistes. En utilisant le terme de « Gestalt », repris aux psychologues de la forme allemands11, la critique indique que son ambition est de s’interroger sur les cadres mentaux qui pourraient présider à la constitution des collections, dans une perspective présupposant que ces cadres priment sur les objets qu’ils configurent. Elle observe que les collections, anciennement conçues comme « incarnation spécifique et irremplaçable d’un savoir culturel », sont désormais pensées comme des « stocks » ou des « biens » (assets12). Leur valeur est alors établie non plus relativement au savoir culturel qu’elles incarnent mais à leur échangeabilité au sein d’un marché global. L’identité du Musée se modifie, passant de « gardien du patrimoine public » à « entité d’entreprise, qui possède un fonds hautement commercialisable et qui a la volonté d’en tirer parti13 ».

La seconde caractéristique concerne un changement dans les discours historiques énoncés par les musées. La polarité précédemment dégagée est enrichie : pour Krauss, le musée compris comme conservatoire avait un rôle « encyclopédique », ou encore « diachronique », là où le nouveau musée valorise au contraire un rapport « synchronique » à ses contenus. On comprend que par « encyclopédique », Krauss dénote non seulement la prétention à une forme d’exhaustivité historique mais aussi, en connotant la forme livresque en tant que telle, le choix d’une narration. Elle écrit : « Le musée encyclopédique entendait raconter une histoire, en déployant devant son visiteur une version particulière de l’histoire de l’art14 ». Une fonction du musée encyclopédique est donc de donner l’expérience de l’historicité de l’art, au moyen d’un récit spécifiquement configuré. Le nouveau musée, ou le musée « synchronique », lui, « renoncerait à l’histoire au nom de l’intensité de l’expérience ». Cette intensité est qualifiée de « charge esthétique qui n’est plus tant temporelle (historique) que désormais radicalement spatiale15 ».

Un agent du changement : le minimalisme

Une fois ces mutations admises, il s’agit pour Krauss de tenter d’en trouver l’origine. Elle propose pour cela de construire des « ponts ». Il s’agit de chercher un élément médiateur susceptible d’avoir rendu les mutations citées acceptables du point de vue des psychologies individuelles. Pour expliquer ces transitions, à la fois concernant le changement du rapport aux collections et le passage d’une expérience historique à une expérience spatiale, le même candidat est proposé. Il s’agit du minimalisme, un corpus artistique qui est identifié à partir d’un vif débat critique s’articulant entre 1966 et 1968, à partir de l’exposition Primary Structures qui eut lieu en 1966 au Jewish Museum de New York. Seront discutées, par exemple, des œuvres de Donald Judd, Robert Morris, Dan Flavin, Carl Andre, Richard Nonas, Sol LeWitt, James Turrell ou Laurence Weiner. Rapidement, on peut dire que les œuvres évoquées se reconnaissent à leur forme, des volumes tridimensionnels posés directement sur le sol, leur géométrie soutenue, leur couleur neutre ou monochrome, les matériaux industriels ou en tout cas non précieux qui les constituent ainsi que leur absence de mise en forme explicite ou de figuration. La première critique à manifester un intérêt sérieux pour cette sculpture, Annette Michelson16, est proche de Rosalind Krauss (elles fondent ensemble la revue October en 1976) et cette dernière sera aussi une grande commentatrice de cette sculpture17. Intégrant les critiques d’Hal Foster dans un article publié en 198618, elle prend ici conscience des aspects peut-être problématiques de l’art minimal en cherchant à expliciter son rôle vis-à-vis des mutations citées. Elle avance deux raisons, l’une ayant trait aux valeurs véhiculées par les matériaux et les modes de production de ces œuvres, l’autre concernant le type d’expérience qu’elles suscitent.

D’abord, Krauss avance que le minimalisme a définitivement contribué à destituer l’originalité comme valeur artistique, donnant au contraire une valeur nouvelle aux multiples en art19. Dans le corpus de Krauss, l’argument prend la suite d’une discussion sur les multiples et leur reproduction amorcée au moins avec les moulages de Rodin abordés dans l’article « L’originalité de l’avant-garde » daté de 198120. En induisant un transfert de la valeur artistique d’un objet singulier à un protocole prescrivant des réalisations infinies, l’œuvre minimaliste aurait largement accoutumé les spectateurs à un « monde » de « copies sans originaux » ou encore de « simulacres21 ». Ensuite, Krauss entreprend de montrer que le minimalisme initie également une esthétique intensive. En effet, les œuvres de ce mouvement investissent le corps et les mouvements du spectateur, en incitant à expérimenter les œuvres « en interaction avec l’espace dans lequel elles existent22 ». Cette fois aussi, le minimalisme rejoue au sein du corpus de Krauss un moment théorique plus ancien, celui de la valorisation du mouvement par le Manifeste Futuriste italien, tel qu’il était expliqué dans Passages23. Krauss durcit ici l’opposition entre la valorisation d’une expérience présente, suscitée par la possibilité d’évoluer dans l’espace et une expérience plus contemplative de l’art, incarnée dans la dimension contemplative de la peinture. On sait que c’est au dispositif assignant une place au spectateur et réclamant de lui un point de vue strictement optique sur les œuvres, instauré par le cadre en peinture et par le socle en sculpture que réagit Krauss. Citant Thomas Krens, elle explique que c’est bien le minimalisme qui a suscité le besoin d’une expérience cumulative et sérielle, impliquant le corps et ses interactions possibles avec l’espace – et donc, « notre besoin d’avoir plus et à une plus grande échelle24 ». C’est effectivement un musée des Arts modernes reconfiguré pour proposer de très grandes salles susceptibles de privilégier une expérience spatiale des œuvres que dévoile le catalogue de l’exposition Un choix d’art minimal dans la Collection Panza, point de départ de la réflexion de Krauss.

A partir de ces deux points, esthétique des simulacres et expérience corporelle des œuvres, Krauss considère que le minimalisme a « remodelé » (reshaped) les sensibilités de la fin du XXe siècle. Nous avons montré quels étaient les outils formels de ce remodelage, mais son mode opératoire reste à questionner.

Un mode opératoire : la « reprogrammation culturelle »

Le terme de « forme » (shape) que Krauss utilise pour parler du « remodelage25 » (reshaping) des sensibilités est évocateur ; il s’avère aussi ambigu dès lors que l’on considère, avec Krauss, que les artistes du mouvement minimaliste n’auraient pas voulu y participer. En effet, la critique souligne que l’intention artistique du geste minimaliste correspondait avant tout au souhait de restaurer une expérience immédiate, qui serait une « résistance », un « acte compensatoire » proposé à un sujet tendant à devenir « un être de plus en plus instrumentalisé » sous les conditions d’une culture industrielle avancée26.

Pour affronter ce qui semble être un paradoxe27, Krauss propose une hypothèse explicative qui se révèle être le soutènement de ses deux « ponts ». Le minimalisme agirait comme « reprogrammateur culturel » précisément par son caractère « utopique » : cette utopie permettrait au spectateur d’occuper un terrain imaginaire, lequel serait en réalité lui-même structuré par l’imaginaire avec lequel il se place en rupture – ici, en l’occurrence, la réalité d’un quotidien massivement industrialisé. Krauss construit cet argument grâce à plusieurs outils inspirés par Fredric Jameson. La référence à cet auteur est fléchée par le titre même de la publication de la conférence, “The Cultural Logic of the Late Capitalist Museum”, qui fait écho à l’article “The Cultural logic of Late Capitalism28” publié par Jameson en 1984 et qui constituera plus tard, en 1991, le premier chapitre de son fameux ouvrage sur le concept de postmodernisme29 Krauss y reprend notamment l’idée d’un geste « utopique » identifié d’emblée comme illusoire, que Jameson travaillait dans les premières pages de l’ouvrage cité à partir du cas Van Gogh. L’acte de projeter une palette de couleurs vives sur la représentation du quotidien terne des travailleurs y était considéré comme l’origine d’un tout nouveau « royaume des sens » (realm of senses) constituant un espace « semi-autonome » à part entière : une « utopie ». Mais cet espace imaginaire était en réalité travaillé par les traits structuraux animant le monde dont il provenait, ou, comme le réexplique Krauss, « un certain cauchemar induit par l’industrialisation ou la marchandisation30 ». Le terrain qu’il proposerait au spectateur d’occuper fictivement serait en réalité le prochain stade du capitalisme avancé. De la sorte, dans les termes de Jameson, cet espace serait l’élément « d’une nouvelle division du travail dans le corps du capital, d’une nouvelle fragmentation du sensorium émergeant qui reproduit les spécialisations et les divisions de la vie capitaliste en même temps qu’il leur cherche, précisément dans cette fragmentation, une compensation utopique désespérée31 ». Le passage de l’occupation d’un territoire « fictif » à la transformation effective des psychés, sur lequel repose la logique déployée par Krauss, mérite d’être interrogé. L’idée d’une « reprogrammation » implique un modèle de la subjectivité comprise comme matière ouverte à l’information. Autrement dit, cette piste fonctionne parce qu’elle omet sciemment la médiation que pourrait constituer un sujet autonome seul responsable de sa programmation. C’est sur cet effacement qu’il s’agit désormais d’enquêter.

Le sujet réécrit : du modernisme au postmodernisme

Dans l’introduction de Passages, Krauss annonçait parler de la masse sculpturale qui a « donné forme à la sensibilité de ce siècle », présupposant donc un effet formateur de l’art sur les subjectivités32. Dans cette conférence de 1990, elle parle désormais de « restructuration33 » de « reformulation34 » et de « reprogrammation35 » des sujets par l’art minimal. Entre ces deux publications, le cadre théorique général posé par Krauss n’a pas changé : l’art ne fournit pas seulement une galerie de souvenirs sensoriels qui par leur addition enrichissent les sujets, il a un effet sur la manière dont ces derniers organisent l’expérience. Cependant, la perspective est devenue plus critique, puisque les termes employés la seconde fois suggèrent que l’art n’est plus seulement la source d’un enrichissement, mais aussi désormais potentiellement l’agent d’une réinitialisation de sa constitution. Cette conclusion contraste fortement avec l’enseignement de Clement Greenberg reçu par Krauss, au sein duquel la notion kantienne d’autonomie du sujet est fondamentale, puisque ce paradigme ne pouvait autoriser une telle plasticité du sujet. Elle déverrouille cette possibilité théorique en mettant en scène la possibilité de prodiguer au sujet une expérience de sa contingence radicale dans sa description des œuvres minimales. A partir de ce geste, est ouverte à la fois la possibilité d’un nouveau modèle de subjectivité, tout entier « empirique » dans les termes de Krauss, et l’idée d’un sujet « fragmenté », vivant intensivement chaque expérience muséale sans pouvoir ni les synthétiser ni les mettre à distance.

« Suspension » du sujet transcendantal et développement du sujet empirique

Krauss arrime son propos au texte programmatique du minimalisme, l’article “Notes on Sculpture” publié dans le journal Artforum en 1966 par Robert Morris36. L’artiste y explorait, grâce au concept de « Gestalt », la tension qui s’opère, dans l’appréhension de ses sculptures unitaires, entre l’image élaborée immédiatement par un spectateur et les reconfigurations progressives qu’il y introduit par des relations variables d’échelles, de lumières, de proportions. L’intérêt explicite de Robert Morris est de mener le spectateur à s’observer lui-même dans l’activité de synthèse progressive qui s’exerce entre ces deux termes distincts nommés « le constant connu » et le « variable expérimenté37 ». Krauss se sert de la polarité ainsi construite entre constance et connaissance / variété et expérience pour produire une bipartition entre deux versions du sujet, dans une logique d’inspiration tout à fait kantienne38. Comme chez Kant, pour Krauss, on peut considérer le sujet sous deux aspects. Le premier est son aspect formel – c’est ce que Krauss appelle « le moi qui établit des relations39 », en reprenant ce que Robert Morris appelle le sujet constituant le « constant connu ». Le second est son aspect « empirique », selon lequel le sujet est aussi une individualité biographique et, comme Krauss le remarque, dépendante des « conditions du champ spatial », qui coïncident, mais seulement temporairement, « un instant après l’autre », à l’acte de perception40. Mais Krauss suggère qu’il serait possible de rompre la co-dépendance conceptuelle de ces deux versants de la subjectivité, d’une manière qui n’était suggérée ni par Kant, ni par Robert Morris dans son texte de 1966. C’est qu’en 1990, l’historienne de l’art bénéficie d’un recul de plus de vingt ans qui lui permet de connaître les développements ultimes du minimalisme vers une conceptualité directement phénoménologique. Par exemple, dans le texte Aligned with Nazca publié en 1975 – de nouveau dans Artforum41 – Robert Morris s’approprie cette fois complètement les termes de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty42. A partir de cette orientation postérieure, Krauss peut lire dès les premières œuvres du minimalisme « la primauté d’une perspective vécue corporellement43 », c’est-à-dire, déjà, le privilège de l’aspect empirique de la subjectivité. Dans ce cadre de pensée, s’il faut considérer une expérience préobjective du monde, elle ne sera pas considérée comme a priori comme chez Kant mais plutôt, comme chez Merleau-Ponty, comme toujours déjà corporelle.

L’enjeu d’une conceptualité propre à l’expérience incorporée de l’art

L’aspect formel de la subjectivité se trouve ainsi qualifié par Krauss de « vieux sujet », qui se trouve « mis en suspens » par l’œuvre minimaliste. Le coup est à double détente. Il ne s’agit pas seulement d’attaquer de manière générale la possibilité d’un sujet formel, mais aussi la position esthétique susceptible d’en découler, que Krauss associe à « la mince couche de papier d’une visualité autonome qui avait été le but de la peinture optique44 ». L’idée d’une expérience strictement optique associant dans ses termes les notions de « visualité » et d’« autonomie » vise directement la formulation proposée par Clement Greenberg et Michael Fried de l’expérience esthétique, ces derniers considérant sculpture et peinture indifféremment d’un point de vue strictement optique45 malgré la mise en avant d’un progrès vers la spécificité des médiums46. Chez l’un comme chez l’autre, il s’agit en effet de définir l’expérience esthétique comme conditionnée par un acte de « distanciation ». Dans ses séminaires au Bennigton College de 1971, dans lesquels la référence à Kant est omniprésente, Greenberg produit la description de cet acte synchrone à l’expérience esthétique en précisant que s’y opère la « délivrance » (relievance) de tout ce qui se passe « actuellement », de son propre « soi » comme de celui des autres – bref, de toute préoccupation « individuelle47 ». Est ainsi produite une position théorique conduisant à rejeter les œuvres qui rappelleraient le spectateur à sa présence corporelle – que pour cela Fried qualifie de « théâtrales48 ». Krauss prend donc le revers théorique de cette position, d’abord en travaillant non contre mais à partir de l’investissement du corps du spectateur proposé par ces volumes, ensuite en renvoyant la possibilité valorisée par Greenberg d’une « troisième dimension49 » imaginaire suscitée par l’art à une forme d’« abstraction » que la sculpture minimaliste saurait dépasser. Le mouvement minimaliste est alors avantageusement présenté comme un relai avant-gardiste : « Son insistance sur l’immédiateté de l’expérience, comprise comme une immédiateté corporelle, avait pour objectif une sorte de libération de cette marche en avant de la peinture moderniste vers une abstraction de plus en plus positiviste50 ».

De la valorisation de l’expérience sensible à son impossibilité : le problème du sujet « postmoderne »

Le minimalisme provoquerait donc une rupture des présupposés esthétiques qui garantissaient anciennement le maintien d’une intériorité centrale et stable, au profit de sa « fragmentation » : « On pourrait même avancer qu’en libérant le vieux sujet égocentrique de sa dette envers l’art traditionnel, le minimalisme préparait à son insu – quoique logiquement – à cette fragmentation51. Le terme de « fragmentation » renvoie ici directement à Jameson. Ce dernier décrit le point de rupture entre modernisme et postmodernisme comme une perte du modèle métaphysique et herméneutique distinguant, notamment, intériorité et extériorité du sujet. Puisqu’ « il n’existe plus de moi présent pour produire le sentiment », que tout ce qui était auparavant assigné à une forme de « profondeur » est désormais remplacé par un « jeu à la surface », les anciens « sentiments » intérieurs du régime de la modernité sont remplacés par ce qu’il appelle, d’après L’Économie Libidinale de Lyotard, des « intensités », lesquelles « flottent désormais, libres d’attache » puisqu’impersonnelles, dominées par « un genre particulier d’euphorie52 ». Krauss compose un modèle théorique à partir de la terminologie employée par Lyotard et Jameson qui lui permet d’articuler cette nouvelle expérience de la subjectivité à celle d’œuvres d’art qui la révèlent particulièrement. C’est le cas de Night Passage (1987) de James Turrell, qu’elle analyse comme la radicalisation, ou le pendant postmoderniste, de certains éléments en germe dans les premières œuvres du Minimalisme. Sur les photographies du catalogue Un choix d’art Minimal dans la collection Panza, l’œuvre apparaît comme la découpe d’un rectangle lumineux, monochrome bleu au sein d’une pièce sombre. Sa description révèle qu’il s’agit en fait d’une ouverture dans la cloison derrière laquelle se trouve une pièce peinte en blanc de titanium, dont la radiation résulte d’un éclairage par des tubes de lumière fluorescente noire. Krauss caractérise l’expérience de cette œuvre comme un exercice de « reprogrammation sensorielle ». En effet, elle remarque que le sujet spectateur de cette œuvre est mis face à une double difficulté : difficulté à se saisir lui-même et difficulté à saisir l’espace qui l’entoure. Le champ lumineux, dissimulant la surface sur laquelle des couleurs sont actuellement projetées, suscite selon Krauss l’illusion selon laquelle c’est « l’objet même qui nous fait face et qui fait la perception pour nous » et donc que le sujet « ne perçoit plus lui-même53 ». Impliqué dans un « effort vertigineux pour décoder des signes qui émergent d’une profondeur qui n’est plus cartographiable ou connaissable », le sujet se trouverait alors au sein d’un espace « grandiloquent mais non maîtrisable54 ». La description de cette expérience s’agence autour de deux concepts jamesoniens, l’« hyperespace » et le « sublime hystérique ». Dans le renversement des catégories fondatrices de l’esthétique kantienne (le sujet transcendantal, l’espace, le sublime) apparaît en creux la fondation d’un autre sujet, principalement caractérisé par la diffraction. L’œuvre de Turrell exemplifie alors pour Krauss l’existence d’une nouvelle figure théorique de la subjectivité, celle d’un moi incapable de synthétiser ou de mettre à distance ses propres impressions, étant sans cesse pris par leurs intensités successives. En suivant l’analyse que délivre Krauss du mouvement minimaliste, on passe donc de la valorisation de l’expérience dans les premières œuvres (Morris, mais aussi Judd ou Serra) à sa démultiplication en moments éphémères.

Conclusion

On comprend finalement pourquoi le sujet spectateur du Minimalisme s’est avéré « reprogrammable » au sein de l’argumentaire déployé par Rosalind Krauss. C’est à partir d’une déconstruction du modèle de subjectivité implicitement présupposé par la critique moderniste, celui d’un sujet disposant d’un noyau intérieur stable et constituant toute expérience, et de son remplacement par un modèle de subjectivité considéré comme la somme contingente d’affects, que la critique peut justifier la plasticité de ce modèle, ou son ouverture à de nouvelles manières d’expérimenter. Le modèle d’une subjectivité ouverte s’avère toutefois problématique dans la mesure où il met en péril le centre autonome à partir duquel synthétiser et interpréter les données de l’expérience. N’opposant aucune mise à distance, cette subjectivité appréhenderait les mutations du musée comme séduisantes d’un point de vue qui serait non critique mais nécessairement adhésif. Ces présupposés soulèvent la question de savoir si cette impossibilité de « décoder », pour le sujet reprogrammé, est effective et, si c’était le cas, celle de savoir pourquoi le critique y échapperait.

[Figure 1]

 

 

Citer cet article

Léa Jusseau, « Du musée aux subjectivités postmodernes. Rosalind Krauss et la reprogrammation culturelle », [Plastik] : Interpréter les œuvres : questions de méthode #11 [en ligne], mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/12/15/du-musee-aux-subjectivites-postmodernes-rosalind-krauss-et-la-reprogrammation-culturelle/

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