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Eléments et entropies : remonter le temps avec un crayon. Autour du film d’animation Les Sonneurs de Chartres

Eléments et entropies : remonter le temps avec un crayon. Autour du film d’animation Les Sonneurs de Chartres


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Table des matières

 

 

 

Les sonneurs de Chartres

« Qui écrit ici ? C’est moi dit l’archéologue avec sa pelle».1 Joseph Kosuth évoque l’outil de l’archéologue comme un moyen d’instaurer une pensée critique et créatrice : penser les douves du château du Louvre au moyen d’une pelle. Je reprends cette métaphore pour faire de l’une des tours de la cathédrale de Chartres, un lieu 2 de questionnement et un tremplin pour réaliser un film d’animation. L’architecture, la mécanique, l’horlogerie, la géologie et les éléments atmosphériques qui façonnent son sommet vont constituer conjointement une zone de travail, une « pensée nomade »3, « une histoire de risque, d’inconnu… »4

La pluie, le vent, le gel, la lumière solaire et lunaire laissent des traces sur des matériaux qui sont, eux-mêmes, des éléments transformés : cette mise en abyme s’opère à l’échelle historique depuis l’époque gothique et à l’échelle géologique qui concerne la formation des pierres utilisées pour sa construction.5 A partir de ce théâtre sous-jacent et insondable, à partir des créatures hybrides issues de la glyptique gréco-romaine décrite par Jurgis Baltrusaitis 6, je nourris les multiples visages de mes dessins 7, je tente de canaliser et de formaliser les points de jonctions entre mes observations in situ et la tectonique du dessin animé. Le support matériaulogique 8 est incisé, effacé, fracturé, recouvert puis gravé de nouveau ; il apparaît sous les traits d’un palimpseste aléatoire. Les matériaux s’animent par des tracés au ralenti, image par image, et de cette lenteur, naît la morphologie du mouvement. «L’art (…) fait surgir une vision qui illumine l’instant, une sensation qui défie tout cliché. L’art lutte contre le chaos mais afin de le rendre plus sensible. »9

J’arpente la coursive qui permet de circuler au sommet de cette tour, la salle des guetteurs et les immenses toitures, il ne s’agit pas simplement de collecter, je tente de capter les interférences sensorielles entre ces lieux, je ressens les mutations. De même que les graffitis des sonneurs de cloches sont des tracés gestuels, les empreintes qu’ont laissé les éléments atmosphériques sur la pierre calcaire révèlent ostensiblement son origine géologique et ses vertigineuses différences d’échelle : les squelettes d’animaux microscopiques et le gigantisme des strates. Je scrute cet oxymore pour y découvrir mes gestes graphiques. Je tente d’ancrer le cinéma à ce vivant et faire de ce lieu minéral une nouvelle mythologie.  

1/Saisi par une pluie de lignes

Après avoir gravi l‘escalier de la tour nord je me trouve au bord du faîtage d’un double pan de cuivre d’un vert luminescent. Sur la partie gauche de cette toiture, un voile noir s’est abattu et des taches sont imprimées à la manière d’un immense sténopé. Dans la partie basse les hommes ont gravé des milliers de signes épars, le regard est saisi par une pluie de lignes. La lumière aveuglante et les tempêtes ont tracé des figures d’une origine inconnue, elles ont fait du cuivre une pierre de rêve, une iconostase informe. Plus de dix-mille feuilles qu’on aurait collées dans le désordre et admirablement orchestrées. 

J’entrevois les incisions de Rembrandt 10 ou les ratures de Jean-François Millet 11 mais rien ne me permet de comprendre ce qui est écrit là. Ce cuivre est la mémoire des éléments atmosphériques, il en révèle la puissance sans en révéler le sens. L’eau ruisselle, l’eau imbibe, l’eau ravine, elle offre à la cathédrale une peau de concrétions et de rides, une peau qui incite au dessin. La végétation s’est implantée sous des formes primaires endémiques, le minéral et le végétal finissent par se confondre, ils se dévorent et se conjuguent. Un peu plus loin, l’envers des vitraux est recouvert d’une pellicule épaisse et rugueuse, le dos des images bibliques visibles de l’intérieur de la cathédrale apparaît sous la forme d’un dépôt brun et ocre, comme un écoulement de boue ou une flaque stagnante d’un marais salin. Ces résidus alluvionnaires vont donner corps au film. 

2/ Construire le vertige

Le vent est saccadé, imprévisible, il me contourne et m’affronte, il me menace. Fouettées par la bourrasque, les tours m’apparaissent comme un empilement vertigineux, vulnérable et déraisonnable, comme si, d’un souffle un peu plus puissant, tout pouvait basculer. Vue d’ici, la cathédrale n’est plus une silhouette qui déchire les nuages mais de simples blocs de calcaire friable empilés. 

Regarder autour depuis la corniche en sortant de la salle des guetteurs, c’est rencontrer la crainte et la jouissance du vertige, le vertige de ce chantier du seizième siècle avec ses échafaudages de bois qui s’accrochaient aux murs au fur et à mesure que s’élevait l’édifice. A cette altitude, je ne marche pas, je cherche à me maintenir debout, je m’accroche aux aspérités des gargouilles, leurs têtes monstrueuses me sourient ; elles deviennent familières et bienveillantes, mais le vide, lui, est toujours menaçant. 

La pierre – un oxymore matériel et temporel – révèle une foule d’animaux marins et terrestres, ceux qui le constituent et ceux qui y sont sculptés. Je suis à l’écoute de ce dialogue entre ces chimères végétales (de grandes feuilles sculptées) qui ont pour tige les nervures de ces pilastres d’altitude. Elles s’y déploient, elles ont la grâce des madrigaux. Cette nature sculpturale et théâtrale ponctue et ralentit le gigantisme, à la fois monstre et exercice de style, elle forge un corps surréaliste où s’accomplit partout le cycle de la vie et de la mort. La notion d’ornement tend finalement à disparaître car la présence du vide nous ramène sans cesse à une forme d’anesthésie sensorielle. Par son organicité archaïque, cette nature sauvage   sécrète une forme de sidération. La pierre n’est plus la pierre, le dragon n’est plus le dragon, le ciel n’est plus le ciel…Des eaux noires envahissent l’esprit et l’écran. 

3/Du geste à la pensée

La pensée mute au fil de cette exploration, reliée aux strates géologiques et architecturales, elle devient elle-même matériau instable. En filigrane, la pierre  laisse entrevoir une structure minérale vivante, la pierre absorbe et transpire, elle n’est pas surface mais organe. Je reprends l’escalier en colimaçon en direction de la salle des guetteurs, un boyau de pierre greffé à l’angle de cette tour, un jeu de construction en équilibre fortement érodé et poli par les mains des visiteurs qui l’ont emprunté : elles y ont laissé, à leur tour, une histoire inédite. La main courante de cet interminable escalier contraste fortement avec la plupart des pierres qui sont inégalement burinées, ces milliers de mains qui s’accrochent à la pierre pour gravir les trois cent marches ont fini par métamorphoser le calcaire en un modelage lisse comme du marbre et transparent comme de l’albâtre. 

Soudain, l’escalier se rétrécit, les marches sont de plus en plus hautes, le vent siffle, je suis face à une porte surmontée d’une arche ouvragée, juste sous les cloches, je suis dans l’antre des sonneurs de cloches : la salle des guetteurs. 

4/ Dessiner un ciel

Cette pièce en ogive ne se livre pas immédiatement au regard car elle n’est éclairée que par une imposte qui fait face à l’escalier. Cette cellule étroite et très haute s’ouvre sur une autre pièce juste au-dessus qu’on aperçoit par une trappe qui permettait le passage des cordes. De grosses attaches métalliques en fer forgé sont encore visibles et laissent deviner une structure qui permettait de fixer des poulies. Cette machinerie témoigne de la puissance des gestes des sonneurs de cloches et de la puissance du son qui émane encore de ce prestigieux clocher. Ils se sont relayés pour cadencer le temps, très loin dans le paysage.12 Ces attaches métalliques sont amputées de leur mécanisme et de leurs cordes, mais l’énergie des sonneurs de cloches est toujours perceptible et je tente de la faire résonner par des images cinématographiques. 

Sur ce ciel intérieur, se dévoile lentement un palimpseste fait de ruissellements, de graffitis, de concrétions de salpêtre et de poussières : une immense page d’écriture s’est constituée depuis le seizième siècle. La présence des générations de sonneurs, leurs noms inscrits là, ensemble, cohabitent dans une forme de présent éternel, une « continuation indéfinie de l’existence ».13 D’une graphie soignée comme celle d’une pierre tombale, les maîtres sonneurs 14 ont gravé leur nom dans un cartouche rigoureux, ils ont inscrit leur statut social et la date de leur prise de fonction, toute la fierté d’une corporation. Inscrire son nom constitue « la valeur symbolique de ces lieux »15 et au-delà, la valeur symbolique d’une société. « La vertu des noms est d’enseigner »16 Méconnus ou inconnus ces noms donnent corps, ils sont « une empreinte intime »17 et nous sommes faits de ces sonorités familières. Ces graphies ont un intérêt plastique, artistique et anthropologique, en tant que restitution d’un apprentissage. Ces lettres sont celles de l’école communale ; en témoigne, le perfectionnisme et l’élégance de ces fières capitales blanches.

5/ Entropie et illisibités

Aux alentours de ces cartouches, foisonnent des centaines de signes qui, parfois, se confondent avec les veines de la pierre : un monde subliminal de lignes, de taches, de hachures et de biffures. Pourquoi, pour qui recouvrir les murs ?

[Figure 1]

« Pourquoi faut-il aussi que je compose ? / Pour briser l’étau peut-être, / pour me noyer peut-être, / […] Pour noyer le mal, / le mal et les angles des choses, / et l’impératif des choses, / […]  je calme, je console, je guéris, […]. »18 Par cette dimension archaïque et informelle, on pourrait relier ces traces aux dessins de Cy Twombly  19: une façon d’inscrire à l’aveugle ou de précéder le dessin. Le dessin brûle t-il les doigts ?   « […] par le trait, l’art se déplace ».20. « Cy Twombly dit à sa manière que l’essence de l’écriture, ce n’est ni une forme ni un usage, mais seulement un geste, le geste qui la produit en la laissant traîner : un brouillis, presque une salissure, une négligence. »21

[Figure 2]

Ces traces convulsives ou ordonnées placent le regard face à l’entropie des noms et des corps et face à l’entropie des pierres, une perte inéluctable mais  féconde. Même enfouies, même effritées, ces écritures pulvérulentes nous offrent le corps d’un dessin inédit. « (…) Un toucher qui n’absorbe pas, qui se déplace le long des traits et des retraits qui inscrivent et qui excrivent un corps. »22 « Voir un corps n’est précisément pas le saisir d’une vision : la vue elle-même s’y distend, s’y espace, elle n’embrasse pas la totalité des aspects. L’« aspect » lui-même est un fragment du tracé aréal, la vue est fragmentaire, fractale, à éclipses.»23 

Sous la voûte ces traces foisonnantes ont pris le pas sur ma capacité à percevoir et à discerner, je suis face à un rhizome endémique qui repousse toute tentative de focalisation, toute hypothèse archéologique. « Le mur est la surface de sa propre image enfouie. »24 Ces traces circulent bien au-delà des murs, elles sont tout autour, dedans et nulle part. Le dessin est un hors-champ qui naît de la pierre, un entre-voir, une « intuition digestive ». 25

6/Une langue qui s’éternise

En s’infiltrant la pluie devient calcite, elle forme un voile discret qui réfléchit la lumière   et atténue fortement la visibilité des graffitis. Des lignes de pluie suintent, elles arrachent la peau de la pierre, elles se cristallisent et finalement, dessinent à leur tour. Le sel de la pierre et les sonneurs ont tracé ensemble des figures  polyphoniques ; elles forment une tresse inatteignable,  une constellation que la main et le regard de l’homme ne connaissent pas. La cathédrale est un organe dont elle   seule connaît les règles. « C’est la vie même. Elle incarne tout ce qui est beau, la vie même, la beauté même. (…) Elle est comme une fleur, un joyau parfait. (…) Rien ne pourrait la décrire. » 26 

 « Trois mille six cents fois par heure, la Seconde 

Chuchote : Souviens-toi ! Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! »27

[Figure 3]

Par son ancrage au lieu et aux éléments, ce film décrit une boucle, un cycle d’altérations et d’amplifications, un suspend ininterrompu d’images et de sonorités.  « Je suis séparé de mon passé par toute l’épaisseur de mon présent, il n’est mien qu’en y trouvant place de quelque façon, en se faisant présent à nouveau.»28 Par ce défilement de traces géologiques et anthropologiques, la notion d’élément apparaît comme une interface : celle d’un météorologue, d’un archéologue et d’un sculpteur, un carrefour d’extrapolations pour échafauder un dédale mnésique.  

[Figure 4]

 

 

Citer cet article

Hervé Bacquet, « Eléments et entropies : remonter le temps avec un crayon. Autour du film d’animation Les Sonneurs de Chartres », [Plastik] : Vers une esthétique des éléments #10 [en ligne], mis en ligne le 19 janvier 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/01/19/elements-et-entropies-remonter-le-temps-avec-un-crayon-autour-du-film-danimation-les-sonneurs-de-chartres/

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