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Interpréter les œuvres : questions de méthode

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Table des matières

Remerciements

Nous remercions :

L’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

L’École des Arts de la Sorbonne

L’École Doctorale APESA

L’Institut Acte

Nous remercions également nos directeurs de recherche, Vincent Amiel et José Moure, qui nous ont donné, en nous confiant l’organisation de journées d’études doctorales, une opportunité très précieuse pour notre parcours de chercheurs et de chercheuses.

Nous remercions enfin Christophe Viart, pour sa proposition d’accueillir dans la revue Plastik la publication des textes issus de ces journées d’études.

Présentation

En 2017, sous l’impulsion de journées de recherches annuelles regroupant des doctorantes et doctorants de l’École des Arts de la Sorbonne venant principalement (mais non uniquement) des Études Cinématographiques, nous avons souhaité interroger plusieurs outils de la recherche, sous l’angle de la méthodologie, afin d’évaluer leur place et leur poids dans le travail de thèse. Après l’illustration et la description, l’interprétation, souvent présentée comme la dernière phase du travail d’analyse de l’image, est apparue comme particulièrement sensible, semée d’écueils et de pièges que le chercheur affronte continuellement.

Comité scientifique 

Vincent Amiel, José Moure

Wladislas Aulner, Catarina Bassotti, Camille Bui, Clément Dumas, Cécile Gornet, Aurélien Gras, Occitane Lacurie, Federico Lancialonga, Sarah Leperchey, Anaëlle Liégeois-de Paz, Massimo Olivero, Caroline San Martin, Joy Séror

Avant-propos

Par sa densité notionnelle et sa complexité étymologique, l’interprétation renvoie les chercheurs et chercheuses en art à une pluralité d’activités et de manières de se positionner face aux œuvres. Car s’il y a bien des interprètes (acteurs et actrices, traducteurs et traductrices, exégètes, chercheurs et chercheuses) déterminant des différences majeures d’écoles et de traditions de cheminement vers le sens, l’interprétation relève aussi de chronotopes – de lieux et de temporalités – divers. Nous avons donc souhaité interroger l’interprétation en art sous l’angle de la méthodologie de la recherche et les textes constituant ce dossier sont issus de réflexions liées au travail de thèse. Deux remarques introductives permettent de saisir les différentes pistes poursuivies par les articles qui composent ce dossier.

Une première remarque relève de la distinction entre l’aspect ordinaire de tout acte interprétatif et la dimension savante du geste herméneutique. L’ensemble des manières d’interpréter relève-t-il d’une anthropologie dont on pourrait déterminer les techniques, les gestes au sein de différentes cultures ou bien relève-t-il plutôt d’une épistémologie, d’une science de notre compréhension du monde1? La tradition herméneutique dont chaque chercheur ou chercheuse a hérité les habitudes penche plutôt vers la deuxième option. Compiler des résultats (les scientifiques dans leur laboratoire), établir un diagnostic à partir d’un faisceau de symptômes (les médecins devant leurs patients), saisir le sens des signes et symboles (l’iconologue face à ses images) sont des activités s’épanouissant dans une construction théorique du monde faite de protocoles, de savoirs et de suppositions. Cette construction suppose un travail rationnel de la pensée, une organisation a posteriori des données et plus généralement une distance que l’on peut saisir comme l’aboutissement d’un parcours du sens allant de la description minutieuse des phénomènes à l’analyse raisonnée et à la proposition interprétative.

Cette tradition herméneutique du cadre de la pensée – ce cadre que l’on fixe pour s’autoriser à émettre des hypothèses – cache et tend à faire oublier le versant ordinaire, quotidien, vital de l’interprétation. Le texte de Carlo Ginzburg sur la pratique historienne dévoilait l’origine de la pensée moderne dans des techniques de pistages et de chasses2L’individu qui cherche sa cafetière mal rangée le matin investit une tâche interprétative de son environnement, certes moins complexe que celle du savant retiré du monde cherchant à le comprendre, et ne faisant pas face à l’opacité de l’accès au sens, mais qui relève tout de même de techniques de compréhension et d’un aménagement de ce qui l’entoure.

Cette double facette de l’interprétation est ainsi un premier point de départ pour notre réflexion méthodologique sur la place du geste interprétatif dans le travail de recherche en art. Ce spectre qui irait des tâches ordinaires du sujet aux activités de laboratoire, à l’exégèse des textes, ou à la classification iconologique, montre bien l’embarras de ceux et celles qui cherchent à faire naître le sens des œuvres d’art.

Une deuxième zone d’interrogation se trouve du côté de l’œuvre et des possibles modifications que le langage et le regard analytique imposent à l’objet visé. Que fait l’interprétation à l’œuvre et dans quelle mesure dénature-t-elle l’expérience esthétique ?

La question n’est pas anodine et constitue pour Arthur Danto3 la définition même de l’œuvre d’art. Nous sommes devant une œuvre non pas parce qu’elle aurait les propriétés plastiques, esthétiques et techniques de l’art mais plutôt ou davantage car nous déployons autour d’elle, à partir d’elle, un discours interprétatif. Cela pose d’emblée deux idées fortes. Premièrement, l’œuvre d’art est vouée à être interprétée, elle déploie dans sa configuration propre les conditions de sa réception. Deuxièmement, cette essence interprétative de l’expérience esthétique implique aussi et en retour que l’œuvre n’est pas toujours une œuvre.

Cette prédestination (un récit cherche à être compris, une forme à être reconnue, un tableau à être décrypté) qui définit une certaine réception de l’œuvre introduit alors la problématique des abus de l’interprétation. En interprétant, on s’expose aux possibles erreurs, contre-sens, contradictions que tout effort d’exégèse implique. De la même façon, produire une interprétation suppose également de réduire l’œuvre à un énoncé second qui, malgré la fabrication d’une compréhension intelligible d’un texte, d’un tableau, d’un film, tend à se détourner de l’expérience originale de l’œuvre4. On interprète au risque de rater l’œuvre, de la trahir par sa construction à l’extérieur de son expérience sensible. De l’erreur à la réduction, les limites de l’interprétation sont nombreuses et ont donné lieu des réflexions variées sur des possibles garde-fous des dérives de l’exercice spéculatif (la « communauté interprétative » de Fish comme cadre de légitimité5 ou l’identification d’une intentio propre au texte et facilement repérable par le lecteur6. Les contributeurs et contributrices de ce dossier, attachés à décrire cette relation si spécifique du chercheur ou de la chercheuse face non à un texte mais bien à une image, une œuvre, une expérience esthétique, ont ainsi décliné différentes manières de concevoir le moment de saisie du sens autour du moment interprétatif. Sous-interpréter, auto-interpréter, sur-interpréter suggèrent qu’il faut inventer de nouvelles manières d’interroger ces œuvres à partir de leur singularité.

Le parcours de ce dossier suit ainsi plusieurs des lignes de forces dont l’acte interprétatif anime le travail du chercheur ou de la chercheuse. Il nous donc a semblé opportun de commencer par les images et les différentes manières d’en tisser le sens. Quentin Barrois reconsidère le corpus des films de Yasujirō Ozu en repérant des récurrences thématiques, des répétions de trames narratives et en développant l’idée d’une sous-interprétation des films. Cette disponibilité de l’œil du chercheur-cinéphile « permet de rendre sensible aux jeux d’échos, de motifs, à l’œuvre dans un film, une filmographie, un genre et au-delà. » L’acte de compréhension du sens caractérise également la position spécifique du spectateur face au film. En prenant comme cas d’étude les films où figurent des personnages-doubles, Joy Seror s’arrête sur le savoir relatif de celui qui regarde par rapport aux personnages eux-mêmes. L’enjeu de cette direction du spectateur par la mise en scène de ces fictions à tiroir est la production d’un « trouble interprétatif », la saisie du sens étant sciemment opaque et menacée par des signes de perturbations du récit. Catarina Bassoti s’interroge ensuite sur le rôle de l’allégorie dans l’appréciation de Bacurau, du réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho. En dépassant la compréhension de la figure de l’allégorie comme réduction de la tâche interprétative à un « simple déchiffrement d’un message caché », l’auteure essaye de montrer comment se manifeste à l’écran « l’appel à l’allégorèse ». Le travail d’isolement des images, l’itération de l’arbitraire au sein du récit ou le savoir préalable du spectateur sont un ensemble de « forces supplémentaires » permettant l’identification de la construction du sens.

Après les images, la problématique de l’interprétation se situe dans la manière dont les auteurs et les époques se transmettent les édifices culturels. L’histoire de l’art comme ensemble de discours transmis et de formations discursives héritées et attachées à notre histoire culturelle est ainsi dépositaire d’effets interprétatifs qui entraînent des sédimentations stéréotypiques et des contresens. Alithéia Soulié étudie alors la « réputation » et la réception de l’art du XVIIIaujourd’hui et la dissémination dans le contemporain de « délires interprétatifs » associés à l’époque et au « style » rococo. L’étude précise de ces différentes interprétations discursives et des « réactualisations » contemporaines au cinéma notamment nous renseigne alors en retour sur les spécificités de cet « art décadent » et « sa capacité à s’adapter à différents lieux et formes visuelles. » En partant d’une conférence donnée par l’historienne et critique d’art Rosalind Krauss en 1990, Léa Jusseau analyse le processus de « reprogrammation » du spectateur induit par les partis-pris d’exposition des institutions muséales pour mettre au jour, à travers les conceptions philosophiques de la subjectivité mises en jeu, une refonte du sujet moderne. Mathieu Couteau s’attèle de son côté à repérer dans les passages que Gilles Deleuze consacre au gros plan dans L’Image mouvement, « les pliages conceptuels » par lesquels le philosophe interprète ses lectures de Bela Balazs et Jean Epstein. En étudiant avec précision les références et les citations plus ou moins avouées par Deleuze, l’auteur dessine une typologie de techniques d’appropriation et de récupération faisant de l’interprétation du texte un exercice innovant et créatif.

Cette interrogation sur les mouvements de reprises et de relectures constantes du passé par le présent invite alors à penser l’acte interprétatif comme une composante de la réception des œuvres dans des contextes variés. Dans l’exposition de Christian Boltanski Faire son temps (2020), l’artiste a refusé l’utilisation de panneaux et de cartels explicatifs afin de ne pas polluer le regard du visiteur par la lecture exogène dans sa découverte de l’espace d’exposition. Donna Jung soumet ce choix à une réflexion sociologique des paradoxes et fantasmes associés à la liberté absolue octroyée au spectateur dans sa lecture interprétative du musée. À partir de comptes rendus de festival, Barnabé Sauvage interroge l’acte interprétatif depuis l’endroit singulier qu’occupe le critique. Si la critique ne se superpose pas entièrement à l’interprétation, la première se situant plutôt du côté de l’évaluation des films, la programmation de films dans le cadre de festival soumet ainsi le critique à une manière de comprendre le monde contemporain par l’agencement et le choix de films.

Enfin, il est apparu pertinent de ne pas simplement interroger l’interprétation de l’extérieur des œuvres, à travers l’analyse des images, à travers les productions discursives recueillies par l’histoire de l’art, ou à travers les différentes formes de réception des œuvres, mais également de l’intérieur des œuvres, au sein même de l’acte de création. Sebastien Mantegari Bertorelli interroge ainsi la production artistique du psychiatre suisse Carl Jung. Les peintures du livre rouge sont commentées par leur auteur pendant leur réalisation (discours auto-interprétatif) mais également plus tard (discours post-interprétatif). Enfin, réfléchissant à et sur son propre travail de plasticien, l’artiste-chercheur Junseok Mo propose de pister l’acte d’interprétation au sein du processus même de la création, dans ses différentes phases ou dimensions : « l’inspiration, les matériaux, le style de la forme, et le processus de production ».

Citer cet article

Cécile Gornet et Clément Dumas, « Interpréter les œuvres : questions de méthode », [Plastik] : Interpréter les œuvres : questions de méthode #11 [en ligne], mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 18 avril 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2022/12/15/interpreter-les-oeuvres-questions-de-methode/

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