Espace hybride : Entre l’Arctique et le musée
Olga Kisseleva
Nr 05 . 19 juin 2017
Table des matières
Résumé
L’article fait part d’une expérience menée par l’artiste en 2002-2003 en collaboration avec les scientifiques de l’Académie des Science de Russie. Suite à sa participation à une expédition au Pôle Nord sur un brise-glace atomique russe, elle a documenté et analysé les différents changements survenus dans la région Arctique sous la domination soviétique. Comparés à la propagande menée par les médias et les institutions officiels de l’Union Soviétique dans les années 1930-1980, et aux publicités « extrêmes » vantant les exploits des marques dans la région dès les années 1990, ces documents lui ont permis de construire un portrait composite, une image hybride de l’Arctique mettant en parallèle les composantes documentaires et fictionnelles.
[Figure 1]
Espace hybride
« La terre tournait, mais le lieu où s’ancrait le fil était l’unique point fixe de l’univers. Ce n’était donc pas tant vers la Terre que se dirigeait mon regard mais là-haut, où se célébrait le mystère de l’immobilité absolue. Le pendule me disait que, tout se mouvant, le globe, le système solaire, les nébuleuses, les trous noirs et toute la postérité de la grande émanation cosmique depuis les premiers éons jusqu’à la matière la plus visqueuse, un seul point demeurait, pivot, cheville, crochet idéal, permettant à l’univers de se mouvoir autour de soi. Et moi je participais maintenant de cette expérience suprême, moi qui pourtant me mouvais avec tout et avec le tout, mais pouvais voir Cela, le Non-Mouvant, la Forteresse, la Garantie, le brouillard très lumineux qui n’est corps, qui n’a figure, forme, poids, quantité ou qualité, et ne voit, n’entend ni ne tombe sous la sensibilité, n’est pas en un lieu, en un temps ou en un espace, n’est âme, intelligence, imagination, opinion, nombre, ordre, mesure, substance, éternité, n’est ni ténèbre ni lumière, n’est pas erreur et n’est pas vérité. »
U. Eco, Le Pendule de Foucault, Grasset, 1990.
Introduction
Espace hybride est un projet de recherche développé en plusieurs étapes, qui a commencé par une expédition polaire réalisée à l’invitation de l’Académie des Science de Russie sur un brise-glace atomique, s’est poursuivi par des séances de travail et un atelier de création avec des jeunes chercheurs de l’Institut National de Recherche sur l’Arctique, une exposition dans le Musée de l’Arctique à Saint Pétersbourg et un livre. C’est une tentative de donner un prolongement virtuel à la réalité matérielle, d’en faire un « espace croisé » situé en même temps dans les mondes réel et virtuel. S’appuyant sur une analyse plastique et sémantique de l’espace d’un musée réellement existant, le projet étudie les interactions des mondes réel et virtuel. Quelle est l’influence du monde réel sur le monde virtuel ?… Dans quelle mesure l’espace virtuel peut-il transformer un espace réel donné ?… Où se trouve la frontière qui sépare le réel et le virtuel, la réalité et le décor, la vérité et l’imaginaire ?… Le spectateur a-t-il toujours conscience de cette frontière ? Sommes-nous capables de déceler sa présence… dans notre vie de tous les jours ?
La conquête du pôle Nord par d’héroïques et intrépides pionniers est une image qui a bercé notre imagination depuis l’enfance. Un autre monde virtuel – le rêve de lendemains qui chantent dans la prospérité générale – devait rapidement devenir réalité dès que l’homme aurait dompté définitivement la nature. Aujourd’hui, le monde apparaît sous un jour nouveau, bien de consommation adroitement exploité par les médias, et de nouvelles images mythologiques d’un Pôle brillant de papier glacé ont envahi notre conscience.
Le modèle proposé se compose finalement de l’ensemble de ces images déjà matérialisées, complété par la simulation d’une réalité absente. Organisées autour de six axes, les expériences ont fonctionné dans le régime interactif aussi bien lors de l’expédition, qu’au moment de leur confrontation au public. Ainsi, l’explorateur polaire, le radio Krenkel, s’incarne en un « corps virtuel » qui, grâce au chat sur le réseau, communique avec des interlocuteurs se trouvant aux quatre coins du monde et qui, comme lui, dérivent les uns à côté des autres dans l’océan de l’information… L’aurore boréale virtuelle, synthétisée automatiquement par l’analyse de la présence du public, démontre le pouvoir que la technocratie peut exercer sur les phénomènes naturels les plus mystérieux et les plus romantiques… Ou encore, l’Axe symbolique du Monde permet au spectateur de se sentir exactement au centre, dans le rayon de l’étoile Polaire, là où s’arrête le mouvement du temps lorsque l’homme se confond avec l’axe de rotation de la Terre…
[Figure 3]
1. Transgression
L’aspiration au dépassement des frontières, la « transgression », est une caractéristique fondamentale de la nature humaine. La volonté d’expansion en est un cas particulier. Peu importe où elle se réalise, dans le monde intérieur ou le monde extérieur. Quelle est donc la cause de l’aspiration de héros isolés et d’États entiers à atteindre le Pôle, à le conquérir ? Aussi bien pour la conscience archaïque d’un chaman que pour la conscience de l’homme moderne, les Pôles sont avant tout associés à l’Axe mondial, à un point géographique mythique qui a une existence réelle et autour duquel le monde tourne. Les tentatives insistantes, dangereuses de s’emparer de ce territoire témoignent d’un mythe archaïque indestructible – celui qui possède le centre sacré du monde possède le monde entier. Ici, l’ordre symbolique, mythologique et politique coïncide avec l’ordre de la science, avec le fondement de la conception du monde de l’homme moderne.
Afin d’expérimenter ce dispositif scientifique, mais aussi largement exploitées par les chamans des tribus qui habitent des territoires polaires, une installation spécifique a été mise en place. Dans l’espace déjà extrêmement hétérogène du Musée de l’Arctique et de l’Antarctique (une église, ensuite un musée de type soviétique), un écran blanc a été placé sous la coupole, au-dessus des visiteurs qui sont in Axe du monde invités à apprendre quelques mouvements de danse chamanique, afin que leur voyage autour de lui se déroule et s’enroule selon une trajectoire en spirale. Comme le montre la succession de séquences vidéo de ce procédé structurant fondamental, il est impossible de rester longtemps tout au centre sous le rayon de l’Étoile polaire. L’homme ne peut pas physiquement et psychologiquement supporter longtemps le monde qui se fige : le mouvement du temps, la succession du jour et de la nuit s’arrêtent, ainsi que les espaces – l’homme coïncide avec l’axe de rotation et ne sent pas la rotation, l’instant, quand le monde entier tourne autour de lui comme autour de son centre.
[Figure 4]
2. Neige
Les langues des peuples qui vivent dans les régions polaires possèdent des centaines de mots pour désigner la neige, ses différents états, sa composition (par exemple, « granuleuse, à la surface de la glace », « sur les branches », « poudreuse », « première »). Le monde blanc de la neige est démembré en singularités au-delà desquelles le tout devient abstrait et non immanent. Toute « neige » a son propre mot. D’ailleurs, conformément à l’hypothèse de la relativité linguistique de Sapir et Whorf, la langue est la matrice de la conscience ; et on peut interpréter ce qui est perçu seulement à condition qu’existent les moyens linguistiques appropriés. « Le « monde réel » se construit, dans une certaine mesure inconsciemment à partir des normes linguistiques du groupe donné… Nous voyons, entendons, percevons de telle ou telle manière tel ou tel fait surtout parce que les normes linguistiques de notre société supposent une forme donnée d’expression ».
Ainsi, pour un habitant du Grand Nord, la neige est un concept qui forme la conception du monde et sert principalement de base, d’écran, de médium pour l’activité ultérieure ; de même les esquimaux ne pensent pas la neige sur laquelle ils déchiffrent des traces. Ils la sentent, et cela est beaucoup plus profond.
La sensation de frustration qu’éprouve le visiteur du musée laisse une tache aveugle dans la conscience européenne, un delta invisible où se trouve l’impossibilité d’interpréter les signes du monde, facilement compris par les représentants des autres cultures, la différence des mondes. C’est la sensation du vide.
Dans le monde globalisé actuel, nous avons deux possibilités : réduire le champ de nos connaissances aux notions communes ou l’augmenter en y incluant toutes les connaissances particulières élaborées par les différentes niches de population. La tendance récente a clairement privilégié la réduction du savoir par élaboration du plus petit dénominateur commun. En espérant le renversement de cette tendance (ce qui semble se confirmer ces dernières années), nous avions proposé au tout début des années 2000, de confronter des spectateurs européens à une installation contenant autant de couleurs du blanc qu’il y a de mots désignant la neige dans la langue esquimau.
3. Homo Sovieticus
[Figure 5]
Mais, dès le début des années 1920, l’Union Soviétique a fait de l’Arctique son territoire de développement potentiel et parfois effectif. La langue russe et l’idéologie soviétique se sont imposées à l’ensemble des peuples de la région située entre Laponie et Kamchatka. Les expéditions scientifiques se sont multipliées à travers l’Océan Arctique, et leurs membres ont été collectivement promus au rang de « héros nationaux ».
L’expédition Pôle Nord-1, dirigée par Ivan Papanine en 1937-1938, est parmi les plus célèbres. Accompagné de trois scientifiques, Ernest Krenkel, Ievgueni Fedorov et Piotr Chirchov, Ivan Papanine atterrit sur la banquise dérivante de l’Arctique dans un avion piloté par Mikhaïl Vodopianov. Pendant 234 jours, l’équipe de Papanine procéda à un large éventail d’observations scientifiques dans une zone quasi polaire, avant d’être récupérée par le brise-glace Krassine. Cette expédition était une première mondiale. Tous les membres de l’expédition reçurent le titre de Héros de l’Union soviétique, ce qui était extrêmement rare avant la Seconde Guerre mondiale.
Les nouvelles de l’expédition ont été relayées quotidiennement par le radio. Ernest Krenkel, dont la voix s’est associée à la région polaire pour des années dans l’esprit des soviétiques. Dans notre proposition de relecture de l’espace de l’Arctique, le radio Krenkel est devenu la figure qui lie la réalité passée avec celle du présent à travers une œuvre du net-art inscrite directement dans l’installation muséale. Son avatar virtuel a traversé le siècle et dialogue avec les spectateurs par l’intermédiaire d’un bot.
Le radio Krenkel, s’adressant aux visiteurs de sa page, dit qu’il est radio d’une expédition polaire et, dérivant sur son bloc de glace, il surmonte héroïquement toutes les difficultés de sa situation au nom de la cause des travailleurs. Mais, en discutant avec lui en ligne, nous apprenons que, aujourd’hui, sa vie est toujours aussi solitaire et tourmentée par les mêmes passions et problèmes que quand il était dans le monde. De plus, durant ces années de renoncement héroïque, il a perdu toute possibilité de revenir dans le monde en tant que membre à part entière ; son haut fait est devenu sa malédiction. Il communique dans le chat avec des interlocuteurs qui vivent dans différentes parties du monde et leur vie banale, remplie de petits faits du train-train quotidien, paraît à Krenkel pleine de séductions et de tentations. Même sa chère capitale soviétique, à la lumière des changements politiques qui se sont produits sous ses yeux, lui apparaît démoniaque et vénale. En même temps, Krenkel est déchiré par ses propres passions et doutes.
Une vue générale des événements qui se déroulent sur la page de Krenkel nous rappelle sans aucun doute/incontestablement la Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert sur le mode soviétique. Pour cet homme qui se trouve sur son morceau de banquise (et derrière le rideau de fer), le monde dont il est coupé lui apparaît très attirant, grand et dangereux. Cet homme solitaire envie furieusement les visiteurs du chat et rêve de les rencontrer. En même temps, l’utilisateur du réseau installé sur le « glaçon » de sa page entre en contact non avec des êtres et des faits réels mais avec d’autres « glaçons » et d’autres « Krenkel » qui, comme lui, dérivent dans l’océan de l’information les uns à côté des autres.
Entre autres choses, le personnage de Krenkel rend évident le parallèle entre son mode de vie sur sa station dérivante et le mode de vie des utilisateurs du réseau qui ont du mal à s’arracher à leur ordinateur. Il est plus facile à Krenkel, comme aux « accros » d’Internet, de commander les produits nécessaires sur la « Grande Terre » à travers le réseau que d’aller jusqu’au magasin le plus proche, plus facile de converser à travers, le chat que d’entrer dans des contacts « vivants », même s’ils en ont envie.
De plus en plus souvent, parmi les utilisateurs d’Internet, on entend le terme « corps virtuel ». Par exemple, compte Facebook, page personnelle, numéro ICQ, e-mail, questionnaire sur un site de rencontre, etc. Ce sont les organes du « corps virtuel » qui remplissent différentes fonctions. Dans les pages personnelles et dans la communication sur le réseau en général – les chats, forums, etc. -, le leitmotiv, c’est le besoin de communiquer, la quête d’amour dans l’océan de la solitude.
Ainsi, Krenkel n’est pas seulement le type de l’homo sovieticus du début du XXIe siècle, mais aussi le type de l’homme moderne, victime de surabondance de l’information. Et le morceau de glace sur lequel il se trouve, c’est l’image du « corps virtuel » qui dérive sur l’océan de l’information qui s’appelle Internet.
[Figure 6][Figure 7][Figure 8]
4. À vendre
Dans les années de Perestroika, la conquête politique et idéologique de l’Arctique a laissé la place à la conquête commerciale. D’une part, le territoire est de plus en plus envahi par les entreprises de pétrole, de transport, de service. D’autre part, l’Arctique est de plus en plus présent dans la communication liée à la vente de toutes sortes de produits.
Nous savons depuis longtemps que la vente d’un produit dépend directement de sa publicité, et que la publicité d’un produit est tout d’abord la publicité d’un style de vie plus ou moins lié à ce produit. Le plus souvent, le produit est associé d’une manière artificielle à un certain style de vie.
L’idée de l’Arctique que se font les habitants d’une mégapole se fonde sur les films publicitaires. En réalité nous avons une notion assez vague de l’Arctique, de ces terres et de ces glaces plus ou moins mythiques que nous connaissons surtout par la publicité de tel ou tel produit ou d’un style de vie que nous proposent les images publicitaires. Tous les jours, une 4×4 Renault fonce à travers les espaces enneigés d’un pays glacé et mystérieux, démontrant la résistance de ses pneus aux basses températures. Quant aux gens qui mangent des bonbons « Ricola », ils peuvent sans risque pour leur santé crier dans le froid n’importe quelle phrase imposée…
Pour signifier cette nouvelle reconquête commerciale de l’espace arctique, nous avons créé au sein du Musée une installation participative « Arctique à vendre » qui se présente comme une sorte de magasin ou de boutique de souvenirs. À l’intérieur du musée est installée une vitrine où sont exposés des objets à vendre liés d’une manière ou d’une autre à l’Arctique. Tous ces objets évoquent le pôle, d’une manière ou d’une autre, par un dessin, une signature. Certains objets sont des œuvres originales d’artistes. Chaque spectateur peut repartir avec un objet, à condition de le remplacer par un autre, symbolisant également l’Arctique. Ainsi l’image du territoire évolue au gré des contributions des spectateurs en illustrant au jour le jour les changements de son identité aux yeux du grand public.
5. Vide
Finalement, derrière ces images multiples, quelle est réellement l’identité de l’Arctique ? Une banquise lointaine ? Un désert mystérieux et étincelant ? Aucun d’entre nous n’y est allé mais nous sommes tous condamnés à croire en son existence. Nous croyons parce que nous l’avons appris à l’école, parce que nous avons lu des livres, entendu des témoignages, vu des actualités à la télévision. L’existence de l’Arctique est scientifiquement indiscutable. Cependant, pour nous, il n’existe pas.
L’humanité se nourrit de mythes qu’elle crée elle-même. Les mythes sont des produits utiles et nourrissants, ils aident l’homme à mettre de l’ordre dans le chaos du monde environnant. De même que l’homme aime consommer des mythes, toute idéologie aime les produire et en nourrir les hommes. Les mythes sont au service de l’idéologie, imposant aux gens des buts fictifs. C’est pourquoi sont les plus facilement mythifiés les sites et les faits inaccessibles à la perception directe.
De ce point de vue, l’Arctique est un champ de manœuvres fort commode pour la création de mythes car il est impossible de vérifier ce qui s’y passe réellement. Et voilà les mythes qui naissent les uns après les autres : l’Arctique héroïquement conquis par le peuple russe, l’Arctique puits de découvertes inouïes qui forge dans ses glaces la clef de la révolution scientifique et technique ; l’Arctique parfum frais et vivifiant, enfermé dans un paquet de chewing-gum, etc.
Tous, ils présentent (ou présentaient autrefois) pour nous une réalité indubitable. D’ailleurs ils sont en corrélation avec la réalité dans la mesure où ils hypertrophient ses divers aspects dans des buts idéologiques. En d’autres termes, l’image de l’Arctique que l’homme utilise au quotidien n’a pas grande chose à voir avec l’Arctique réel.
[Figure 9]Ainsi, parmi tous ces mythes, l’Arctique n’existe pas pour nous, tout simplement. Nous n’en avons pas besoin. C’est justement cette dernière thèse qui est présentée dans l’installation « IL N’Y A PAS D’ARCTIQUE ! », où le visiteur est placé dans l’espace qui sépare l’écran et l’un des projecteurs vidéo et il est forcé à interagir avec l’installation. Et en même temps, dans l’ombre qu’il projette sur l’écran, apparaît l’image qui arrive du côté opposé. On a encore plus fortement l’impression que la cloison qui sépare les deux projections est illusoire – projection des séquences d’actualités héroïques filmées dans les années trente et choix de publicités actuelles dans lesquelles est utilisé le thème de l’Arctique.
Et entre deux mythes – il n’y a littéralement rien !
[Figure 10][Figure 11]Conclusion : l’épreuve du Musée
Le Musée de l’Arctique et de l’Antarctique à Saint-Pétersbourg a été mis à notre disposition pour développer ce projet.
Ce Musée, situé au centre de Saint-Pétersbourg est un bâtiment étrange et hybride qui tient à la fois de la ziggourat babylonienne et du temple dorique grec. Trois cubes s’empilent les uns sur les autres dans l’extravagance anguleuse d’une architecture expressionniste. Des portiques grecs plaqués sur les quatre façades contrastent avec la géométrie sévère du plan d’ensemble. Cet étrange bâtiment, c’est l’église Saint-Nicolas edinovertcherskaïa ou de la foi unique, commandée à l’architecte Melnikov entre 1820 et 1826 par les habitants du quartier.
L’époque stalinienne a ajouté du piquant aux bizarreries schismatiques et antiques. En 1934, l’église Saint-Nicolas a été attribuée au musée de l’Arctique qui a déployé une collection étrange dans cet étrange décor : les bas-côtés sont encombrés de poissons et d’animaux empaillés, les tribunes accueillent les productions artisanales d’un peuple païen, les Samoyèdes…
Que nous racontent les collections du musée de l’Arctique ? Beaucoup plus que du Pôle Nord, elles nous parlent du mythe de l’héroïsme soviétique, de la dureté de la vie quotidienne d’explorateurs taciturnes, du fanatisme extatique des conquérants de glaces inaccessibles, de la grandeur de l’empire soviétique qui planta son drapeau rouge au milieu du grand silence blanc. Et dans l’atmosphère révolutionnaire désuète de ce musée vieillot épargné par la perestroïka, il est attendrissant de constater que communisme et esprit schismatique des vieux-croyants se confondent, ce qui donne une grandeur particulière aux formes architecturales néogrecques de l’empire finissant. Et les pingouins empaillés sont comme les anges gardiens du pathos communiste des conquérants de l’univers et les oiseaux blancs planent comme les âmes desséchées des héros de l’aviation, figées par l’air glacé de l’Arctique.
Nous nous sommes fixés pour objectif d’établir une interaction entre nos concepts et les collections permanentes en utilisant les nouvelles technologies. C’est une sorte de jeu aux règles strictes. Nous avons dû pénétrer en territoire étranger et disposer nos œuvres au milieu d’objets appartenant à un monde d’images d’un système sémantique achevé. Il nous a été interdit de démolir ce système, mais en même temps nous devions conserver notre individualité. Dans une certaine mesure, Espace Hybride est devenu un jeu dangereux, une sorte de parcours dans un labyrinthe semé d’embûches.
Un musée, c’est beaucoup plus que des salles, des objets ; un musée, c’est surtout un ensemble d’idées qui créent un espace mythologique particulier. Seul un visiteur naïf considérera l’Ermitage uniquement comme un trésor de l’art mondial. En réalité, c’est tout à la fois un palais plein d’intrigues et de passions, un symbole de la puissance impériale, une image de l’histoire de la Russie, l’incarnation du mythe de Saint-Pétersbourg, un phare de la civilisation mondiale. Tout musée, même le plus modeste, nous dit beaucoup plus que ce qui est écrit dans les notices des œuvres exposées. Un musée est plus que la réalité, car c’est précisément le lieu qui relie directement l’histoire et l’éternité. Car, en réalité, l’art est la vie du mythe, éternel mouvement et éternel changement. Un musée, de même qu’un texte, est la fixation de ce mythe. Entrer dans un musée, couvrir de notes les marges d’un livre ancien relève de la même démarche. Serait-ce un détail insignifiant ? En fait, non, car ce sont justement ces notes en marge, c’est-à-dire l’interprétation, qui garantissent la vie du mythe.
Les cinq projets d’Espace Hybride sont comme ces annotations inscrites en marge d’un mythe pétersbourgeois original – le mythe du Musée de l’Arctique et de l’Antarctique. À travers les slogans et les films publicitaires, le tapage des boîtes de nuit, à travers la mémoire du passé soviétique et la volonté d’y échapper, on voit se profiler dans ces projets un désir confus de trouver un lien avec la réalité éternellement fuyante du mythe, un lien entre le présent et l’éternité. Arctique à vendre nous rappelle les marchands du Temple ; Tchkalov, c’est l’archange saint Michel à la tête de l’armée des anges ; le radio Krenkel, c’est saint Antoine vivant reclus sur un bloc de glace ; et la cabane de l’explorateur polaire devient l’abri d’un anachorète de la Thébaïde antique. Espace Hybride, c’est ce que voudraient ajouter des jeunes gens d’aujourd’hui à ce phénomène très particulier de Saint-Pétersbourg qui porte le nom de Musée de l’Arctique et de l’Antarctique.
Tous ces projets nous disent qu’aujourd’hui ce mythe autrefois froid et sévère est devenu une fiction colorée et attrayante. Une telle transformation témoigne de sa capacité à se métamorphoser, ce qui est une preuve de sa vitalité.
[Figure 12]
Citer cet article
Olga Kisseleva, « Espace hybride : Entre l’Arctique et le musée », [Plastik] : Arctique #05 [en ligne], mis en ligne le 19 juin 2017, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2017/06/19/espace-hybride-entre-larctique-et-le-musee/