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Approches céramiques : les artistes et l’accident

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Table des matières

Dirigé par Elisabeth Amblard et Anaïs Lelièvre.

Comité scientifique 

Élisabeth Amblard, Anaïs Lelièvre, Maud Maffei, Judith Michalet, Ghislaine Vappereau.

Avant-propos et remerciements 

Cette publication constitue les actes de la journée d’étude « Approches céramiques : les artistes et l’accident » qui s’est tenue le 16 juin 2023 à l’École des Arts de la Sorbonne, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne1.

Au regard d’une actualité remarquée de la céramique dans le champ de l’art contemporain, elle vise à contribuer à l’émergence d’une recherche poïétique2 de la céramique plasticienne, en complément d’approches historiques et techniciennes. Pour initier ces réflexions, face au vaste monde de la céramique, un angle précis est choisi, peut-être légèrement en porte-à-faux au regard d’exigences techniques de pratiques ancestrales : la posture ouverte face à l’imprévu, le rôle créateur de l’accident. L’une et l’autre adviendraient-ils comme le déclencheur voire le sujet ou projet d’un certain nombre de productions, explorant cette part de la céramique comme indissociablement « objet-événement3 » (Jenni Sorkin) ?

Toutes les structures de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ayant contribué à l’organisation de la journée d’étude, à sa diffusion via le canal de la médiathèque numérique de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne4, puis soutenu la présente publication, sont ici remerciées : l’École des Arts de la Sorbonne (UFR 04), l’Institut ACTE – Arts Créations Théories Esthétique (EA 7539), en particulier l’axe de recherche Plasticité. Espaces, corps, temporalités, sons, l’École doctorale APESA et la revue Plastik, pour l’accueil de ce numéro thématique.

Sont vivement remerciés également l’ensemble des contributeurs, historiens, artistes, auteurs de cette publication : Maurice Fréchuret, Stéphanie Le Follic-Hadida, Delphine Gigoux-Martin, Jacques Kaufmann, Maud Maffei, Jiao Meng et Laurent Salomon.

Approches céramiques : les artistes et l’accident

Il est une qualité indéniablement associée à l’argile : sa plasticité. Il est intéressant de remonter à des définitions anciennes donnant pour caractéristique première de la terre ce que l’on désigne par sa malléabilité. Ainsi, Alexandre Brongniart écrit : « On entend par plasticité la faculté qu’ont certaines matières molles de prendre sous la main de l’ouvrier toutes les formes qu’il veut produire5. » Marc Larchevêque, dans Fabrication industrielle des porcelaines, note quant à lui : « La facilité avec laquelle la masse pâteuse pourra se transformer successivement sans ruptures, pour arriver à la production de telle ou telle pièce céramique, est due à ce qu’on appelle la plasticité6. » Nous pourrions nous attarder sur le vocabulaire utilisé, sa part volontaire, l’expression de l’aisance, de la mollesse, de la souplesse et de la fluidité. Face à cette « facilité », il est possible aussi de comprendre d’autres phénomènes de la matière qui mettent en crise ce premier constat : ceux que l’on pourrait englober sous le terme d’« accident ».

À l’échelle du temps étendu et multiple de l’élaboration de l’objet, la catastrophe peut advenir à des moments divers et caractéristiques, où sont observés et expérimentés les comportements de la matière : du battage au défournement, en passant par le façonnage, le séchage et la cuisson. Peut-être, sommes-nous d’autant plus sensibles à cette propension que la céramique, une fois cuite, entretient un lien très étroit au potentiel accident, en tout ce qui relève des usages de sa manipulation. Elle suscite des pratiques ludiques, à risque.

[Figure 1]

Elle présente, tout autant qu’une forme de robustesse, une réelle fragilité. Trop souvent, nous avons fait l’expérience de choquer, d’échapper une terre cuite, une faïence, un grès, une porcelaine, saisis avec un vif entrain ou trop peu de précautions. Considérant avec tristesse, la lésion irréversible produite, fel, éclat, bris, cassure, conduisant, le plus souvent, l’objet au rebut.

Définir l’accident en céramique requiert de le situer dans sa chronologie, culturelle et matérielle, afin de saisir ce que pourraient être ses caractéristiques, voire ses spécificités : quelle diversité et complexité engloberait-il ? La double qualité de la céramique, technique et incertaine, est tant éprouvée concrètement, comme en témoignent artistes et artisans, que formulée à des niveaux philosophique (l’imagination matérielle de la pâte chez Gaston Bachelard7) ou mythologique (Claude Levi-Strauss8). Le four est le lieu de toutes les transformations des composants de la terre et de l’émail dans leur nature minérale. Il est le lieu où se joue, ou se rejoue par accélération, une production de « formes par accident » telles que celles décrites par Roger Caillois9 au sujet des roches : « Les courbes d’un galet, les craquelures d’une terre desséchée, résultent de multiples causes, ou, si l’on veut, de multiples hasards conjugués, de compromis entre forces concurrentes, d’équilibres, d’usures, d’inerties diverses, calculables peut-être, mais qu’il est presque inutile de calculer. Les formes qui naissent ainsi sont le fruit d’accidents infinis, disparates, qui s’ajoutent, se composent ou s’annulent de façon imprévisible. Aucune loi ne préside à leur formation qui obéit à trop de lois à la fois, qui plus est, à des lois qui s’ignorent ou qui s’enchevêtrent au hasard. »

Même modelée selon un projet déterminé, une céramique porte, dans l’origine géologique de sa matière, ce « tumulte accidentel10 » avec lequel les céramistes composent. Depuis son expérience quotidienne d’atelier, Daniel de Montmollin soutient ainsi cette posture consistant à « faire alliance avec la nature » : « Après le défournement, l’être se modifie. Ce qui est brusquement découvert rassure, déconcerte ou interroge. On accepte ou on rejette, on précise toujours plus ses critères d’appréciation, on prend conseil de ce que le feu vous offre, on tire de nouveaux plans pour le travail à venir. Ainsi, on se laisse former par cette matière qu’on a formée11. » Si les aléas de la rencontre d’une matière naturelle sont structurels plutôt qu’épiphénomènes d’une pratique de l’argile et des émaux, comment penser dans la création cette récurrence de l’inconstance ?

[Figure 2]

Nous partons donc de ce paradoxe d’un matériau aux réactions erratiques mais historiquement associé à des opérations visant à donner une forme intentionnelle (modelage, tournage, moulage, coulage¼), afin d’identifier d’autres manières de comprendre et de composer avec la terre, posant au centre sa part irrégulière et accidentelle. Si Gilles Deleuze effleure la céramique dans sa théorie picturale de la « catastrophe-germe12 », comment qualifier les brisures des volumes, les craquelures des surfaces ou l’incertain des couleurs au sein de démarches artistiques, exigeantes dans leur précision et leur cohérence ? Aux antipodes d’une posture visant à « écraser » l’informe (Georges Bataille13), ces œuvres poursuivent-elles une pensée de l’informe comme puissance interne à la forme (Rosalind Krauss14), jusqu’à en faire une modalité formelle de matières naturelles en mouvement ? Car si Maurice Fréchuret15 pointe, par le paradigme du « mou », un renversement de la sculpture d’une forme érigée et maîtrisée en un processus expérimental consistant à laisser « tomber, couler, pendre », la céramique travaille des matières réactives, elles-mêmes traversées par des processus complexes, à l’épreuve de l’eau et du feu. Ainsi en va-t-il des effets chimiques des émaux, de l’argile qui révèle ses fractures internes en séchant ou pendant la cuisson, des déformations par retrait, de la porcelaine qui se courbe, après coup, au retour d’un geste d’étirement. Numa Hambursin l’énonce ainsi, dans le catalogue exposition Contre-Nature. La céramique, une épreuve du feu, au MO.CO. : la terre « n’est plus vécue comme une technique, plutôt comme un matériau doué d’une volonté propre s’exprimant à travers, et parfois malgré la main de l’artiste16 ».

Intégrer la part de l’accidentel dans l’étude fondamentale de la céramique permet de contribuer à une compréhension de la « plasticité » en un sens dialogique, comme interaction avec la terre plutôt qu’action sur la terre : c’est-à-dire, d’une part, d’adjoindre à la malléabilité de la matière, son activité et sa réactivité, à partir de ses propres dynamiques ; et, d’autre part, de considérer la propre souplesse de l’artiste, le remaniement de son projet et de sa posture créatrice. De façon générale, la considération de l’accident en céramique serait donc fondamentalement liée au regard porté sur ce qui ne répond pas aux attendus premiers. Refusé, l’accident alimente les dépotoirs, « ratés de cuisson » que l’on peut observer dans la découverte des tessonnières, véritables recueils d’accidents aux abords des fours, présentant sous-cuisson ou sur-cuisson, éventrement, insatisfactions diverses, traces révélant jusqu’aux signes de découvertes si ce n’est à proprement parler d’invention17. Accepté, il manifeste un parcours d’expériences plasticiennes.

Pour initier les propos, Maurice Fréchuret – à la suite de ses ouvrages18 portant sur la matérialité et le geste, à contre-courant de la conception d’un acte créatif qui construit ou ajoute en pleine maîtrise – propose de sonder la notion d’accident, en général, dans la pratique artistique et de rendre compte de la manière dont les artistes réagissent quand, par inadvertance, erreur ou distraction, advient l’inattendu qui perturbe le projet initial et le processus engagé. Selon un même principe typologique, entrant dans le vif du sujet céramique, Stéphanie Le Follic-Hadida analyse et classifie les postures des céramistes et plasticiens face aux imprévus de la matière, depuis les gestes de l’atelier jusqu’à la sortie du four ; en particulier dans les pratiques contemporaines qui recherchent l’accident jusqu’à s’en éloigner paradoxalement, en le systématisant et en érigeant le hasard comme méthode.

En croisant des sources plurielles, qu’elles soient culturelles ou scientifiques, Jacques Kaufmann fait état de conceptions élargies de l’accident et de ses temporalités, en dialogue avec sa pratique de céramique, attentive aux origines des composantes minérales de la terre. L’histoire matérielle qu’approfondit Maud Maffei implique la céramique comme la contraction d’un long temps géologique, de l’expérience du site de récolte de l’argile à ce premier accident que constitue la cuisson, considérant, au sens étymologique, « ce qui arrive » à la terre. Laurent Salomon, en qualité de potier et de formateur, restitue des moments d’atelier, en suggérant que la maîtrise de la terre trouve son dépassement dans l’expérimentation, ouverte par une « conversation » avec sa matérialité. Ainsi, il propose une pédagogie de la céramique ; si l’on apprend de ses accidents et faux-pas, ceux-ci sont aussi propices à la réflexion et à l’innovation.

Jiao Meng revisite, en peintre-céramiste, des plaques d’enfournement récupérées, abîmées, brisées, tachées pour les utiliser comme support à sa peinture. Quant à elle, Delphine Gigoux-Martin revient sur ses expérimentations, jalonnées d’intuitions prometteuses et de contre-emplois, prémices de projets à la fois construits et ouverts aux joies du hasard. Ces pratiques et ces analyses invitent dès lors à considérer positivement le surgissement inattendu de l’accident. Plutôt que de décevoir, il vitalise une posture créative.

Ainsi, concernant les accidents, il y a celui de la cassure qui, après coup, détruit la forme ; ceux, préalables, de la composition de la matière naturelle issue du sol ; ceux, révélateurs de l’épreuve du feu. Il y a les accidents impactants qui rappellent la fragilité de la céramique – que parfois l’on sait admirablement réparer (kintsugi19) –, et ceux, génétiques, qui participent d’un processus créateur : un processus dès lors non linéaire ni univoque, impliquant ses propres brisures (entre l’intention et le résultat) et ouvertures (à l’inattendu de la matérialité). À travers les cas étudiés dans cette revue, nous cherchons à déceler les conditions, modalités et significations de ce retournement créateur de l’accident, dans les contradictions, nuances ou coprésences entre l’imprévisible et le provoqué, le hasard et le déterminé, l’incontrôlé et le protocole.

Citer cet article

Anaïs Lelièvre et Elisabeth Amblard, « Approches céramiques : les artistes et l’accident », [Plastik] : Approches céramiques : les artistes et l’accident #16 [en ligne], mis en ligne le 18 novembre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2024/11/18/approches-ceramiques-les-artistes-et-laccident/

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