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De la maîtrise à l’expérimentation, l’accident, compagnon de voyage du céramiste

De la maîtrise à l’expérimentation, l’accident, compagnon de voyage du céramiste


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Table des matières

De l’argile à la céramique

Au départ, tout paraît si simple avec l’argile. Elle s’offre généreusement à l’apprenti céramiste, lui ouvrant ce chemin de terre, point de départ d’un fabuleux voyage initiatique à la rencontre des éléments fondamentaux. Dans le monde des arts du feu, seule la céramique permet cette proximité où la main et la matière entrent intimement en contact. Se poursuit alors, par simple pression des doigts, une conversation dont l’origine remonte, dit-on, à 30 000 ans.

[Figure 1][Figure 2][Figure 3]

Je ne sais pas au juste quel métier j’exerce, je ne suis surtout pas un spécialiste des émaux mais je me suis spécialisé dans la technique des cuissons réductrices. J’aime expérimenter avec la terre… Le tournage libre me fascine, les commandes me mettent en tension, les expositions populaires me réjouissent, les rencontres avec le public, les stagiaires, les collègues m’enrichissent. Le tout me semble être une voie d’accomplissement, une simple relation au monde à travers une matière simple mais noble, la plus intimement liée à l’homme depuis des millénaires.

C’est en 2005, après douze années passées dans l’industrie, que je découvre le monde de la céramique. L’immense variété des spécialités qu’offre le travail de l’argile me pousse à rencontrer des professionnels spécialisés chacun dans un domaine particulier. S’ouvrent alors les coulisses d’un métier fascinant et complexe où l’élaboration des céramiques dépend d’un très grand nombre de facteurs et de paramètres, en commençant par la sélection de terres minutieusement préparées à une technique de façonnage et à un usage précis.

Je constate à quel point la cuisson  et plus précisément le feu  occupe une place particulière dans la vie du céramiste. Cela fait de cet élément un acteur à part entière jouant un rôle déterminant dans la transformation de la matière, tant chimique que physique. Nous trouvons par ailleurs cette définition précise dans le glossaire du céramiste : « La céramique est l’ensemble des industries de l’argile soumise à l’épreuve du feu ! »

La réalité de la vie d’atelier impose donc une attention particulière et une rigueur à tous les stades d’élaboration dont chacun relève d’une spécialité à part entière. Comme il est possible de le découvrir, notamment en visitant les ateliers de la manufacture de Sèvres, chaque spécialité relève d’un niveau de savoir-faire exceptionnel. Nous proposons dans cet article de nous positionner à l’échelle des artistes et artisans, travaillant souvent seuls, et devant maîtriser l’ensemble des processus pour obtenir une céramique aboutie.

[Figure 4][Figure 5][Figure 6]

Travaillée sur un tour de potier, l’argile nous confronte immédiatement à sa double nature, douce en apparence mais si exigeante, donnant comme premières conséquences des affaissements, déformations, déchirements, arrachements, cisaillements. Pour apprendre de la terre, il faut sans cesse recommencer, surmonter les multiples échecs. Les premiers champs de possibilités s’ouvrent alors à ceux qui tirent enseignements de leurs faux pas. Les aléas fortuits, ayant étonné par la réponse spontanée de la terre, font place peu à peu aux gestes intentionnels.

Si l’accident provoque bien souvent des conséquences fâcheuses, il s’en révèle parfois un sens bien plus profond. Ainsi, en voulant accélérer le séchage d’un bol en porcelaine à l’aide d’un chalumeau, le céramiste Suisse Arnold Annen, découvre accidentellement ce qui deviendra par la suite une technique de décoration. Arnold Annen appliquera ce nouveau procédé sur une série de pièces obtenues par coulage. Le céramiste alterne les recouvrements de couches liquides de porcelaine dont il accélère le séchage après chaque application. Ce procédé provoque un « écaillage » des couches de surface. Après la cuisson de haute température, la porcelaine fine, devenue translucide, révèlera à la lumière un magnifique réseau d’écailles d’une intense profondeur. La recherche de la reproductibilité permet alors d’élaborer de nouvelles techniques, élargissant ainsi le champ des connaissances. Il est fort intéressant de constater ici comment le céramiste se joue des préconisations techniques au sujet de la porcelaine, lesquelles doivent théoriquement être protégées des risques de séchage trop rapide. À travers l’expérimentation, l’artiste devient chercheur et l’événement fortuit, devenu technique à part entière, confère à l’objet une dimension nouvelle, révélant le fragile équilibre de ses propres limites.

 Yvon Le Douget, céramiste spécialisé dans les émaux de grès de haute température, leur consacra trente-cinq années de recherches. À l’évidence, un grand nombre de ses défournements étaye parfaitement les propos du céramiste Jean Girel dont il reprend l’expression : « Le marteau est le troisième outil du potier ». En effet, c’est l’outil bien souvent utilisé afin de réduire en petits morceaux d’innombrables échecs. Il partage volontiers, dans son livre autobiographique Céramiste de grand feu, la manière dont il obtint fortuitement de magnifiques bleus de cuivre, un défaut dans la conception du four lui ayant procuré les réoxydations accidentelles mais nécessaires à l’obtention de tels émaux.

Apprendre par l’accident

« L’accident, c’est simplement la réussite qui se fait désirer », sont les propos retenus lors de ma visite de l’exposition (accompagnée de conférences) de Daniel de Montmollin, Archives d’un atelier, en 2006 au musée du Florival de Guebwiller, dans le Haut-Rhin.

En partie autodidacte, j’ai appris de mes propres erreurs. D’ailleurs, la notion d’accident se trouvant à toutes les étapes de la réalisation, c’est bien à mon sens le premier compagnon du céramiste, omniprésent dans la vie d’atelier. Dans le meilleur des cas, la terre est recyclée tant qu’elle n’est pas encore cuite. Côtoyant sans cesse les limites des matières et les effets parfois imprévisibles des différentes techniques de transformation, le céramiste navigue entre le savoir-faire et l’immaîtrisable. Il est illusoire et inutile, à mon sens, de vouloir transmettre des listes de risques et de mises en garde aux apprentis céramistes ; au contraire, laisser se révéler à chacun une part des trésors cachés dans son parcours d’obstacles. Il m’apparaît évident, par ce point de vue, que seule l’expérimentation personnelle révèlera quelques fois un sentiment d’accomplissement. J’ai coutume de dire à mes élèves, notamment lors des formations d’émaux : « si quelqu’un vous dit ne faites jamais ça″, sans plus d’explications, alors faites-en une expérience personnelle ! ». Autrement dit, « faites-le si possible en connaissance de cause ».  En somme, l’accident est une distance, la simple matérialisation d’un facteur de temps, qui nous offre la possibilité d’un retour à soi par ce qu’on nomme une réflexion.

Valeur de l’imperfection

Comme en témoignent les écrits de Bernard Leach, tout est question d’équilibre. Ainsi, les plus belles céramiques du monde sont pleines d’imperfections techniques, révélant ainsi toute leur dimension. Cependant, l’auteur souligne qu’à une certaine époque, l’exigence accompagnant l’essor du monde industriel imposa, au contraire, une certaine perfection, allant jusqu’à faire disparaître notamment les traces des techniques utilisées lors de la réalisation et conduisant jusqu’à l’élaboration de terres absolument parfaites c’est-à-dire filtrées et épurées, voulant ainsi éviter tout défaut d’aspect pouvant survenir dans les phases de dégazage lors de la cuisson. À l’inverse, si une part de ma réflexion au sujet de l’accident nous entraîne inévitablement vers l’Asie où se perpétuent, notamment au Japon, des pratiques traditionnelles, les traces accidentelles témoignent d’une manipulation humaine. Elles sont perçues comme parties intégrantes de l’œuvre. Bernard Leach en soulignera également les abus, certains en ayant fait une véritable mode.

Ces phénomènes sont étroitement liés à l’évolution des échelles de valeur, au risque de perdre de vue l’usage de ce qui est fait dans les deux exemples de l’accidentel, passant de sa maîtrise totale à sa surexploitation. Il est d’ailleurs intéressant de considérer une des facettes de l’expertise du céramiste qui se résout plus souvent à frôler le risque plutôt qu’à vouloir l’éradiquer. Expérience, technique et intuition se mêlent alors étrangement à l’accomplissement de cette tâche, dont la créativité peut côtoyer une part spirituelle.

L’accident comme trésor

Comment comprendre, à l’évidence, qu’un événement, généralement non souhaité, aléatoire et fortuit, puisse, en somme, se révéler comme un véritable trésor ? Le milieu de la céramique impose, en effet, en premier une forme d’humilité. C’est le sentiment partagé avec Patricia Cassone lors de nos échanges au sujet de cette admirable pièce arborant fièrement sa blessure et faisant de la déchirure elle-même le sujet de l’œuvre. Témoignant de sa volonté de réaliser à chaque cuisson un véritable défi, Patricia Cassone réunit dans son four Anagama, des pièces réalisées avec différentes terres préparées personnellement, recouvertes ou non de glaçures que d’autres auraient destinées à des paramètres de cuisson différents. Ses créations font ainsi l’objet d’un positionnement minutieusement choisi, offrant à chacune des céramiques une place précise au passage des flammes. La céramiste provoque volontairement les phénomènes de fortes réductions qu’elle offre à la danse du feu. Comme un regard donnant l’illusion d’un contrôle, se contemple alors, à travers les trappes de visite du four, le spectacle fabuleux d’une chorégraphie flamboyante, mettant en scène la confrontation des éléments.

[Figure 7][Figure 8]

Patricia Cassone précise que cette pratique particulière va révéler bien souvent la signature de l’invisible à laquelle échappent toutes attentes et tous jugements, mais qui témoigne simplement d’un voyage extraordinaire et chaotique de dix jours, durant lequel les quatre premiers jours sont nécessaires pour atteindre le sommet des 1350°C. Lors de nos échanges en préparant cet exposé, Patricia Cassone me confie : « Je veux que le défournement reste une surprise ; en fin de compte, le four aura toujours le dernier mot et les pièces en garderont la force ! »

Dans le film La peau des pots de Philippe Gasnier (2014 La Société des Artistes Orléanais), le céramiste autodidacte Yoland Cazenove témoigne de l’exigence de ce métier qui lui a permis, en cinquante ans d’activité, d’atteindre un haut niveau de savoir-faire aux dépens d’innombrables « ratages dans les cuissons ». Interrogé à l’âge de 87 ans, Yoland Cazenove, en désignant des bols prêts à être enfournés, déclarait, témoignant d’un esprit malicieux : regard « Sur la quantité, là, il y en aura bien qui résisteront ! Ce seront des miraculés en somme ! (rire). »

Il est commun d’entendre les céramistes affirmer qu’ils livrent leurs pièces au four, comme si celui-ci en était le cosignataire. Peut-être les intrigantes « larmes de potier » qui proviennent des voûtes surchargées de vapeurs d’émaux, témoignent-elles de cette intime collaboration. Elles finissent par « couler » sous leur propre poids, alourdies par l’accumulation de cendres des cuissons successives. Elles viennent ainsi orner de cette précieuse médaille certaines pièces que l’on croirait choisies pour l’occasion ! Mais, à observer le rituel du contrôle et du tri des céramiques lors du défournement, cette collaboration peut révéler un tout autre sens.

[Figure 9]

C’est un nouveau moment intime entre l’artiste et le four, rendant un verdict parfois sévère, nourrissant la tessonnière mais conférant aux rescapées une tout autre dimension.

Naissance d’un céladon

La recherche d’émaux fait intervenir le feu et ses nombreux critères de cuisson, indispensables à leur élaboration. Cet élément se révéla bien vite comme le plus sévère des professeurs pendant la poursuite de mon apprentissage. Dès le début de mon installation, je m’efforçai de trouver un céladon bleu-vert. Si les terres à grès apportent aux émaux leurs textures et minéraux, aucune de ces argiles ne pouvait égaler la pureté d’une porcelaine pour en révéler la couleur et l’éclat espérés. Multipliant les essais, mes recherches en parallèle sur des rouges à effets rendaient de très bons résultats. Je remplis un four complet d’une série de pièces ainsi émaillées. Quelle ne fut pas ma déception lors de l’ouverture du four, découvrant bien autre chose que l’effet de fourrure rouge, piquée de gouttes à effet d’ocelles ! Il m’a fallu plusieurs jours pour accepter ce qui me semblait être un échec et comprendre que cet accident venait de m’offrir un merveilleux cadeau. J’étais à l’évidence en présence d’un véritable céladon de fer et non pas victime d’une réduction ratée du cuivre. Après plus d’un an de recherches, un émail doux, brillant, légèrement craquelé et de couleur bleu-vert pastel venait de se révéler.

Ainsi l’application d’un émail calcique, que j’avais omis d’agrémenter du précieux oxyde de cuivre noir, avait révélé, ainsi posé sur une sous-couche particulière, la glaçure tant convoitée. J’évitais ainsi, de fait, tant de calculs, de tuiles à essais et de cuissons ! Le hasard d’un acte manqué s’était chargé de plier la courbe du temps. Le four offre parfois ce que le céramiste n’en attendait pas. Ne pas vouloir autre chose que ce qui vient, n’est-ce pas, là, le véritable accueil ?

La cicatrice est une mémoire

Contrairement aux pratiques occidentales dont les techniques de restauration rendent l’opération pratiquement indécelable à l’œil, l’art du Kintsugi, né au japon au xve siècle, souligne au contraire à quel point les cassures font partie de la vie et de l’objet, raisonnant lui-même comme un symbole de vérité et renforçant son caractère. Les traits d’or soulignent que les épreuves accidentelles et l’apparente imperfection font partie de l’harmonie des choses, reflétant une pureté naturelle. Une nouvelle force se dégage alors de l’objet, il témoigne, ainsi magnifié, d’une capacité de résilience allant au-delà d’une vision purement matérialiste et interchangeable. Peut-être la reconstitution d’une céramique brisée nous permet-elle de ressentir l’authenticité de notre propre condition, notre création n’étant que nous-mêmes.

[Figure 10]

 

Conclusion

Les tessonnières, anciennes et actuelles, témoignent d’une réalité qui fait rigoureusement partie de la vie des céramistes. Certaines pièces issues de ces rebuts se retrouvent d’ailleurs exposées chez des amateurs, dans les vitrines de musées et, le plus souvent, comme trophées ornant le four du potier. Cela souligne à quel point l’accident dans l’art céramique fascine et suscite un si vif intérêt, l’objet ne disparaissant jamais totalement. Il confère une dimension unique à l’œuvre comme témoin d’une empreinte insaisissable, défiant encore plus les initiés et faisant avant tout de chaque réalisation, ou presque, une véritable performance.

S’il est bien difficile parfois de comprendre et analyser la cause de certains phénomènes accidentels, constatons simplement que nous menons une vie d’expérimentations, ne laissant que peu de place au prévisible. Nous marchons depuis des siècles sur ces débris qui consolident le chemin et nous continuerons à en alimenter le remblai pour que l’argile nous livre encore ses secrets et la céramique nous offre encore bien des merveilles.

Citer cet article

Laurent Salomon, « De la maîtrise à l’expérimentation, l’accident, compagnon de voyage du céramiste », [Plastik] : Approches céramiques : les artistes et l’accident #16 [en ligne], mis en ligne le 18 novembre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2024/11/18/de-la-maitrise-a-lexperimentation-laccident-compagnon-de-voyage-du-ceramiste/

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