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Que faire des accidents dans l’art céramique ?

Que faire des accidents dans l’art céramique ?


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Table des matières

En raison de son processus de production et de la nature des matériaux utilisés, la question de l’accident se pose à la céramique d’une façon très vive. Explosion, fissures, fractures, coulures d’émail, cristallisation, apparition de bulles, changement de couleur inopiné. Ces accidents se produisent généralement lors de la cuisson et ne sont pas « rattrapables ». Soumis à « l’aléatoire du feu », le résultat final d’une œuvre céramique échappe toujours, en partie, au contrôle de l’artiste. Selon un proverbe chinois ancien : « la céramique est un art qui fait se rencontrer dans un four le métal, le bois, l’eau, le feu, la terre, la force humaine et la destinée céleste ». Depuis toujours, en Chine, il est coutume de demander la bénédiction des dieux du four avant d’y introduire les pièces, car même les artisans les plus expérimentés ne sont pas à l’abri d’un accident de cuisson.

Lorsque des accidents surviennent, les artistes peuvent réagir de différentes manières : jeter l’œuvre, dissimuler l’accident ou alors la retoucher en modifiant l’œuvre, l’exposer telle quelle en assumant l’accident.

Traditionnellement, toute dérive technique, tout éloignement de ce qui était considéré comme parfait entraînait la mise au rebut de la pièce céramique. En effet, l’art céramique traditionnel était étroitement lié à l’artisanat, destiné à produire des objets usuels (assiettes, pots, vases…). Or, la bonne symétrie de l’objet, sa rondeur, sa douceur (absence d’aspérité à la surface) sont des critères liés à la bonne utilisation de l’objet et dont on ne pouvait s’écarter. L’esthétique traditionnelle, influencée par des critères usuels, n’admettait donc aucune imperfection.

À l’opposé de cette vision classique, certains artistes contemporains commencent néanmoins à sortir des sentiers battus et choisissent de « jouer » avec les accidents.

Artiste plasticienne, c’est également le chemin que j’ai choisi.

Pour illustrer cela, je souhaite évoquer un de mes projets, une série de portraits d’animaux en céramique, débutée en 2018. Parmi tous mes travaux, c’est en effet celui pour lequel la question de l’accident est la plus présente. À travers cette présentation, je mettrai en évidence trois types d’accidents : les taches, les fissures et l’enchaînement d’accidents.

Pour ce projet, j’ai choisi de peindre sur des plaques d’enfournement, destinées à la cuisson céramique, qui avaient été mises au rebut. Ce matériau m’a semblé être un support idéal pour sa résistance à la chaleur. En effet, cette caractéristique m’a permis d’utiliser des oxydes, des métaux et même du verre pour apporter de la profondeur à mes peintures.

Les oxydes métalliques étaient tout noirs lorsqu’ils étaient sous forme de poudre puis ils subissent des changements de couleur pendant la cuisson. Avant cuisson, lorsque j’applique la peinture céramique sur mon support, je choisis un oxyde dont j’imagine, en me référant à mon expérience des matériaux et à la maîtrise de certaines règles, la couleur souhaitée après cuisson. Cependant, des accidents peuvent survenir et le résultat est souvent différent de ce que l’on souhaite, en termes de couleurs mais également parce que certains éléments peints avant cuisson peuvent disparaître. Ainsi, lorsque nous mettons des œuvres peintes au feu, il est nécessaire de lâcher prise psychologiquement et de « laisser faire les choses ». Je crois pouvoir dire qu’au moins un élément imprévu est survenu, d’une manière ou d’une autre, pour chacune de mes peintures céramiques et que ce n’est qu’après les avoir retirées du four que leur image finale m’est révélée.

La seconde raison du choix de ces plaques d’enfournement usagées comme support à mes peintures est qu’elles portaient déjà, en elles, de nombreuses traces liées à des accidents de cuisson. Il s’agit, en effet, de plaques que leurs utilisateurs ont dû jeter car elles avaient été « souillées » de façon irrémédiable par un ou des accidents de cuisson. Recouvertes de traces indélébiles (coulures de glaçure, traces de terre fondue, de chutes de scories), de fissures ou encore déformées (souvent par une température de cuisson mal gérée), elles sont considérées comme totalement « inutilisables » (leur utilisation souillerait la nouvelle pièce céramique dont elles serviraient de support).

En ce sens, elles sont la « chronique » d’une série d’accidents, les témoins du non-respect de certaines « règles de l’art », une collection de remords. Voyons de plus près comment j’ai « repris », dans mes œuvres, certains types d’accidents comme les taches et les fissures.

Les taches

Lorsque je suis face à ces plaques et leurs traces accidentelles, je me retrouve dans une position passive puisque je dois déterminer la composition de mon œuvre selon ces taches, le désordre qu’elles produisent, le chaos. Avant même de commencer à peindre, je suis déjà confrontée à une série de défis : quelles traces conserver ou alors dissimuler, camoufler, transformer ? Ces questions m’obligent à rompre avec ma façon de penser et mes techniques de peinture habituelles pour trouver des solutions viables et une logique permettant la coexistence entre mes idées et ces traces. Celles-ci, comme point de départ de la création, rendent l’approche créative plus aventureuse, le processus et les résultats plus imprévisibles.

Elles répondent aussi aux critères du « malerisch », notion définie par l’historien de l’art allemand Heinrich Wölfflin, c’est-à-dire qu’elles peuvent être qualifiées de « picturales ». En effet, en les examinant minutieusement, on découvre qu’elles renferment une valeur esthétique surprenante. Les traces laissées par l’émail fondu évoquent la lave d’une éruption volcanique, les cavités affaissées portent la beauté de la destruction, tandis que les surfaces des plaques déformées par la chaleur extrême deviennent des plans tordus d’un espace tridimensionnel et que les fissures sur les bords brisent la linéarité tranquille du carré. Choisir de tels supports, c’est choisir de ne pas commencer sur une toile vierge, mais de poursuivre l’écriture d’un nouveau chapitre sur un support chargé d’histoires.

Dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci nous rappelle que l’inspiration peut venir au hasard de contemplations : « Si tu regardes certains murs imbriqués de taches et faits de pierres mélangées et que tu aies à inventer quelque site, tu pourras voir sur ce mur la similitude des divers pays, avec leurs montagnes, leurs fleuves, leurs rochers, les arbres, les landes, les grandes vallées, les collines en divers aspects ; tu pourras y voir des batailles et des mouvements vifs de figures, et d’étranges airs de visages, des costumes et mille autres choses que tu réduiras en bonne et intègre forme1. » Les pensées sont stimulées par ces « choses obscures » et des inventions voient ainsi le jour.

[Figure 1]

Toucan est une œuvre initiée par la présence d’une tache, en relief, noire, blanche et brillante que j’essayais de faire disparaître en peignant par-dessus, mais qui ne voulait pas disparaître totalement. Malgré tous mes efforts, elle restait là, toujours visible. J’ai alors décidé de travailler autour, faisant d’elle un œil. Le fait qu’il n’y ait qu’une seule tache de ce type pouvant représenter un œil m’a donné l’idée d’un oiseau de profil. Si cette tache était initialement le résultat d’un accident, elle s’est donc transformée pour moi en une source d’inspiration précieuse.

Les taches peuvent non seulement servir d’inspiration, mais également modifier la trajectoire de nos créations. Toucan est une peinture réalisée en deux parties, ce qui n’était pas mon intention initiale. Puisque la tache censée représenter l’œil se trouvait en bordure de la plaque, je ne disposais pas de l’espace nécessaire pour dessiner un bec. J’ai donc dû ajouter une autre plaque. J’avais une plaque avec des angles pointus, que j’avais précédemment peinte pour représenter la couronne d’un roi. Par curiosité, j’ai tenté d’intégrer cette pièce à l’œuvre, et le résultat s’est révélé étonnamment intéressant. La taille du bec, dépassant les proportions habituelles du corps, a ajouté un intérêt visuel significatif à l’œuvre. La tache et les limites qu’elle m’imposait par sa position sur la plaque ont brisé mes habitudes créatives, souvent trop rigides et ont fait prendre à mon travail un « chemin de traverse ».

Ce travail autour de  et malgré  l’accident a pu inspirer de nombreux artistes. Dans son tableau Peinture (1946), Francis Bacon a eu l’idée de « l’homme au parapluie » après avoir commencé à peindre un oiseau puis l’avoir taché accidentellement. Ainsi, nous dit-il : « L’un des tableaux que j’ai peints en 1946 – celui qui fait penser à l’intérieur d’une boucherie – m’est venu comme par accident. J’essayais de faire un oiseau en train de se poser dans un champ. Et c’était peut-être lié en quelque manière avec les trois formes survenues auparavant, mais soudain les lignes que j’avais tracées suggérèrent quelque chose de tout à fait différent et de cette suggestion a surgi le tableau. Je n’avais pas l’intention de faire ce tableau-là, je n’ai jamais pensé qu’il serait comme ça : c’était continuellement comme un accident montant sur la tête d’un autre2. »

En effet, l’accident brise, déchire, coupe les éléments originaux et les mélange. Il va jusqu’à suggérer qu’il peut être né de son intention, inconsciente. Ainsi, dans l’acte de dessiner, l’accident est ce qui relie l’intention à l’instinct et fournit les conditions favorables à l’expression inconsciente.

Dans mon travail, non seulement les taches sur les plaques sont le point de départ et dessinent la trajectoire du processus de création mais, ensuite, leur présence dans mes œuvres ajoute un côté théâtral qui me semble intéressant.

[Figure 2]

Dans Ours, une des traces présentes initialement sur la plaque de support évoque aujourd’hui une cicatrice en relief entre les deux yeux de l’animal. Les deux cercles bleus à l’arrière-plan proviennent d’un accident de collage de glaçure. Toutes les traces présentes sur cette plaque nous racontent un peu du processus de fabrication des centaines de pièces céramiques dont elle a été le support. En peignant sur ces plaques, j’imaginais, je devinais ce qui leur était arrivé, puis j’y ajoutais ma propre trace pour écrire la suite de leur histoire ou leur en offrir une nouvelle, telle que celle-ci, par exemple : les cercles bleus au-dessus de la tête de l’ours peuvent maintenant faire penser que l’animal est étourdi par un coup qu’il a reçu ou bien qu’il a trop bu. Il pourrait également s’agir d’un ours de cirque, les deux anneaux symbolisant les acrobaties qu’il effectue dans les airs.

[Figure 3]

Dans Singe, l’interaction entre l’animal et l’arrière-plan est très frappante. Des traces de glaçure en forme de croissant blanc sont dispersées sur la toile, semblables aux marques laissées par le fond d’un objet en céramique lors de la cuisson. Visuellement, ces marques semblent se transformer en flocons de neige tombant, qui font écho au fond blanc de l’image, ajoutant ainsi une ambiance de paysage hivernal à l’ensemble de l’œuvre.

La tache noire, très visible sur le centre du front du singe, dont la texture est saillante et la couleur profonde, semble faite de terre fondue. Elle donne à l’image un élément dramatique, comme si le singe avait été touché à la tête par une balle de fusil, renforçant ainsi la force expressive et l’impact visuel de la scène.

Pour ces œuvres, les taches ne sont pas seulement une partie de l’arrière-plan, elles semblent également devenir une partie de l’histoire des animaux, leur donnant vie et une certaine vitalité. Ces taches aident l’œuvre à transmettre une sensation brute et authentique, de sorte que le spectateur ne regarde pas seulement un animal, mais ressente la présence d’une vie réelle. Ces « défauts » se muent ainsi pour moi en qualités et donnent plus de force à l’œuvre originale, la rendant unique, non reproductible et donc, à mon sens, plus « précieuse ».

Les fissures

Les fissures sont fréquentes dans la fabrication des céramiques et résultent d’accidents liés aux propriétés des matériaux ainsi qu’aux facteurs naturels inhérents au processus de production. Elles peuvent se former lorsque l’argile contient des impuretés et que la distribution des particules est inégale ou alors lorsqu’elle se rétracte de manière inégale à l’intérieur et à l’extérieur pendant le séchage ou le chauffage. La cause peut aussi être une température qui augmente trop rapidement lors de la cuisson ou une vitesse de refroidissement trop rapide. Nous voyons aussi des fissures se former lorsque le coefficient de dilatation de la glaçure et celui de l’argile ne sont pas compatibles.

Dans le processus de fabrication de la céramique, l’apparition d’une fissure est généralement perçue comme un danger, car elle peut être le prélude à une rupture complète, et il est possible que la céramique se brise à tout moment. Les fissures peuvent donc engendrer de la peur et de l’anxiété chez les artisans et artistes qui, pour y faire face, peuvent adopter différentes approches : certains choisissent de jeter les pièces fissurées et de ne pas continuer à travailler dessus en raison du risque et de la potentielle perte de temps, tandis que d’autres tentent de camoufler ces défauts, par exemple en appliquant une couche d’émail, afin de rendre la fissure moins apparente.

Toutefois, dans l’art actuel, certains artistes choisissent de « montrer » davantage leurs accidents. Citons la céramiste norvégienne Marit Tingleff, dont le travail consiste en des tableaux peints sur des plaques céramiques de très grandes tailles, ce qui les rend vulnérables aux fissures. On remarque que l’artiste a choisi de ne pas jeter ni « réparer » certaines de ses œuvres présentant des fissures. Au contraire, elle a finalement décidé de montrer les œuvres telles qu’elles étaient réellement. Ainsi, nous dit-elle : « Les fissures sont tolérables, elles ne sont jamais intentionnelles. L’argile est la nature. Et la nature suit ses propres règles. Une fissure est le résultat d’un mouvement dans l’argile. De cette manière, l’argile m’apprend quelque chose. C’est une collaboration entre moi et le matériau. Je considère l’œuvre créée comme un individu qui suit les lois physiques. En tant qu’artiste, je choisis de traiter avec elle, plutôt que de la voir comme une erreur3 ». Le fait de façonner, glaçurer, choisir les teintes ou l’épaisseur de la couche d’argile sont des gestes sous contrôle de l’artiste. De l’autre côté, les fissures peuvent être considérées comme venant du travail de l’argile, dans cette collaboration entre l’artiste et la terre. Les fissures sont le récit du matériau. Marit Tingleff nous dit : « J’ai effectivement peint, mais, dans une certaine mesure, [l’œuvre céramique] s’est aussi peinte elle-même4 ».

Dans ma pratique, j’ai également parfois choisi de conserver certaines fissures.

Lapin est un portrait peint sur une plaque noire traversée par une fissure sur son côté droit, probablement causée par une exposition à une température trop élevée pendant un épisode de cuisson antérieur. Plutôt que de recouvrir et combler cette fissure, j’ai décidé de la conserver car sa forme est unique, « sauvage », dans le sens où elle n’aurait clairement pas pu être créée volontairement par la main d’un homme. Elle nous montre une énergie, une force si puissante qu’elle est capable de pénétrer et briser la lourde plaque de cuisson, comme un éclair frappant le visage du lapin, semblant suggérer que l’animal est né d’une explosion d’énergie extraordinaire.

De nos jours, de plus en plus d’artistes ne craignent plus les fissures. Au contraire, ils sont attirés par leur intérêt plastique. L’artiste chinois Bai Ming en parle dans ses entretiens : « Les diverses fissures, fines ou grossières, qui apparaissent dans le matériau céramique pendant le processus de séchage m’apportent bien plus que de simples traces et lignes. Elles me font ressentir la détermination de l’argile et la transformation des forces extérieures appliquées sur celle-ci, me font percevoir l’expression faciale qu’elle adopte sous la pression. Ces textures ne sont plus simplement matérielles, ces marques ne sont plus des imperfections : à mes yeux, elles possèdent une signification unique, aussi vivante que l’œuvre elle-même5. »

Au cours de sa carrière, Bai Ming a appris, progressivement, à « aimer » ces fissures, jusqu’à la fascination : « Quand je peins à l’encre de Chine, par exemple, je laisse parfois délibérément errer mon pinceau pour tenter d’imiter ces traces et essayer de reproduire le sentiment créatif de la céramique sur le papier6. »

Certains artistes commencent même à passer de l’acceptation des accidents à la volonté de les « imiter ». Citons, par exemple, les artistes Peter Voulkos ou encore Lucio Fontana, dont les œuvres en forme d’assiettes nous sont présentées comme endommagées (trous, rayures, fissures) ou agrémentées d’objets étrangers collés sur leur surface. Ces éléments ne sont pas considérés comme indésirables : au lieu d’être dissimulés, ils sont valorisés. Ce sont des éléments de rupture grâce auxquels les assiettes en céramique originales s’affranchissent de leur espace bidimensionnel limité et s’ouvrent à la tridimensionnalité. Leur fonction d’usage traditionnel est effacée, et elles sont transformées en une œuvre de fusion, à la fois sculpture et peinture. Face à ces œuvres, les spectateurs se trouvent dans un espace ambigu et chaotique où les surfaces inégales et les corps d’argile mouchetés brisent l’élégance traditionnelle des assiettes, mais les rendent aussi artistiquement plus « provocantes ».

[Figure 4]

De même, dans Lapin, j’ai créé des fissures pour faire écho à celles qui étaient originellement sur la plaque. Avant la cuisson, j’ai collé du grès noir et de la terre de porcelaine blanche sur le museau et les yeux et appliqué de la glaçure sous la terre, de sorte que, lorsqu’elle a été mise au feu, la chaleur a fait fondre la glaçure et l’a transformée en colle tandis que la terre séchée s’est transformée en céramique fragmentée. La glaçure a maintenu l’argile fermement sur la planche mais des fissures sont apparues par la force de traction, comme je le souhaitais.

[Figure 5]

La même méthode a été utilisée pour Chèvre : j’ai collé du grès noir pour obtenir une surface lisse sur une assiette pleine de bosses et de creux. Cependant, la terre que j’ai collée s’est également fissurée et une partie s’est même écaillée. Ces nouveaux accidents se sont donc superposés sur ceux préexistants, les complétant ou les dominant.

Cette façon de travailler rappelle celle de Miquel Barceló, en particulier pour sa peinture en céramique réalisée dans la cathédrale de Palma de Majorque. Ayant déjà collé l’argile sur le mur, Barceló observa, un peu plus tard, pendant le séchage, que l’eau s’évaporait et que l’argile se déplaçait d’elle-même en créant des fissures, celles-ci progressant dans des directions inattendues et traversant même la peinture.

Enchaînement d’accidents

 

[Figure 6]

Cerf est une peinture que j’ai réalisée sur deux fragments d’une plaque de four. J’ai d’abord peint les deux fragments séparément, de couleurs différentes car je ne savais pas qu’il s’agissait des deux parties de la même plaque. Je l’ai découvert par hasard en constatant que les bords se rejoignaient. Si j’avais su, dès le départ, qu’il s’agissait d’une seule et même plaque, je les aurais probablement peints de la même couleur pour donner à mon dessin un arrière-plan uni. C’est donc uniquement parce que je ne le savais pas, que l’œuvre présente aujourd’hui ce mélange de couleurs contrasté que j’aime beaucoup.

Le fait que cette plaque ait été brisée en deux morceaux n’est pas un accident en soi (usagée, on l’a sans doute délibérément brisée pour pouvoir la jeter plus facilement), mais cela est bien la conséquence de l’accident de cuisson qui l’a rendue inutilisable.

Ce qui me paraît intéressant ici est la série de réactions en chaîne qui m’offre des possibilités et des opportunités de création artistique. Ces morceaux brisés, passivement soumis à leur destin, ont traversé des cycles de vie et de mort, de bris et d’abandon, sont passés par le jugement des hommes, avant de me parevnir. Ces traces ont une présence tellurique et mon travail tient compte de cette énergie que je cherche à prolonger. À travers notre apparence, dissimulée parfois, nous disons tous, choses et êtres vivants, notre chemin à travers ce monde.

L’accident contrevient aux règles artistiques traditionnelles de la céramique. Et un « accident » n’est potentiellement jugé négatif que parce que des règles existent. Une fois ces règles brisées, dans le nouveau territoire artistique de l’art, il cesse d’être un accident. Lorsqu’ils surviennent, ces accidents peuvent provoquer une illumination créatrice chez les artistes et les conduire à une compréhension nouvelle de leur pratique (artistique). L’accident permet d’aller « au-delà » puisque, par nature, il est imprévu, ne se soucie pas des règles ni des limites créatrices. Il peut être un saut en avant, voire un saut dans le vide, vers un ailleurs auparavant insoupçonné.

 

Citer cet article

Jiao Meng, « Que faire des accidents dans l’art céramique ? », [Plastik] : Approches céramiques : les artistes et l’accident #16 [en ligne], mis en ligne le 18 novembre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2024/11/18/que-faire-des-accidents-dans-lart-ceramique/

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