De la fin du vol et autres aventures…
Delphine Gigoux-Martin
Nr 16 . 18 novembre 2024
C’est comme artiste-professeur pour le département vidéo de l’école supérieure d’art des Pyrénées, site de Tarbes, que j’ai pu découvrir la céramique. L’école de Tarbes est implantée sur un territoire marqué par une présence de la porcelaine industrielle (avec l’aéronautique entre-autres) et l’école a toujours eu dans ses locaux des ateliers de céramique et plus précisément de porcelaine. Et, de fait, mon atelier vidéo était juste à côté… C’est par cette promiscuité que j’ai découvert les techniques et les différents matériaux « céramique » avec cependant une curiosité plus marquée pour la porcelaine. Car, dès le début, j’ai eu envie de créer des liens entre vidéo et porcelaine, avec des gestes très simples comme de projeter des vidéos sur des plaques très fines, jouer de la translucidité et porosité de la matière. J’ai mis quelques expériences en place, mais j’ai surtout mis allègrement un pied, voire deux, dans leur atelier !
Peut-être mon incompétence, tout autant que ma curiosité, ont-elles provoqué l’invitation de Jim Fauvet (artiste et professeur responsable des ateliers) ? À sa demande, je réfléchis alors à deux projets en porcelaine, avec cette lucidité que mon incapacité à être autonome est, pour eux dans l’atelier, une opportunité de travailler autrement. Et je crois que, par un heureux hasard en quelque sorte, j’ai joué ce rôle de l’accident « programmé ». Car, lorsqu’on n’a pas de compétences, on observe, on regarde les gestes et les formes, on voit des outils, des techniques et on entend « des choses ». Et j’apprends cette « fameuse » légende du bol de riz1, c’est-à-dire de ce grain de riz que l’on met soi-disant dans la porcelaine pour fabriquer le décor du bol et qui, à la cuisson, disparaît et laisse une empreinte très fine à sa place. Cela me fascine et s’inscrit dans ma mémoire vive.
Et je repense à mes projets.
Depuis longtemps, j’avais envie de sculpter un poulpe. Cela me paraissait compliqué mais pas autant que de le mouler ! Très vite le projet est abandonné, car l’animal offre des contre-dépouilles d’une grande complexité et le moule sera donc très ardu à réaliser ; sans parler de la difficulté à mouler un corps mou et visqueux… Bref, je dois repenser mon projet, et vite ! Mais la vie continue. Le soir, afin de me préparer à dîner, et avec cette idée récurrente, voire obsessionnelle, du poulpe, je me dirige vers le rayon poisson du supermarché… Et là, sur l’étal s’étalent des petits poulpes déjà cuits aux formes extraordinaires… j’en achète une poignée − pas pour les manger − mais avec cette étincelle du souvenir du grain de riz… car s’il est possible de tremper une matière organique dans la barbotine et ensuite, à 1300 degrés, de la faire disparaitre au profit d’un motif ou d’une empreinte… alors mon imagination s’enflamme et je me vois déjà tremper ces petites bêtes dans le bac de porcelaine.
Cette technique du trempage est connue des ateliers et elle a notamment été utilisée au XIXe siècle pour la fabrication des couronnes mortuaires. Les fleurs des couronnes étaient pastillées (faites aux doigts) alors que les feuilles étaient celles du laurier, trempées dans la porcelaine. Ces couronnes, onéreuses et précieuses, étaient ensuite posées sur les tombes avec les plaques funéraires, elles-mêmes en porcelaine. Il y a aussi, dans la collection du musée national Adrien Dubouché, deux objets décoratifs singuliers : des élégants nids d’hirondelles présentés sous cloche et qui, par cette technique du trempage, exhibent toute la finesse et la blancheur de la porcelaine de Limoges. Mais du côté de l’atelier, l’enthousiasme est un peu moins fort. La technique du trempage n’est pas forcément très appréciée et présente, il faut le préciser, assez peu d’enjeux. On m’avertit surtout de l’échec possible de cette technique un peu aléatoire et empirique. Mais on m’aide avec beaucoup d’attention et voilà les petits poulpes enduits de barbotine et piqués sur des grandes tiges en bois, prêts à partir à la cuisson. Il me faut maintenant patienter jusqu’à l’ouverture du four, demain, dans la journée. C’est long. C’est long d’attendre l’ouverture de la porte du four. Mais c’est un émerveillement quand celle-ci laisse voir les formes parfaites des poulpes devenus porcelaines….
Alors je cours chez le poissonnier et j’achète toutes les salades grecques pour en récupérer les petits poulpes ! Trois cents poulpes se retrouvent ainsi nettoyés, trempés dans la barbotine légèrement salée, et passés au four. La pièce Le rêve de la femme du pécheur en référence au titre de l’estampe érotique de Hokusaï, vient de naître.
[Figure 1]Véritables empreintes, les porcelaines dans leurs craquelures, défauts, émerveillent par leur finesse. Et il ne s’agit pas de faire un tri mais de garder l’ensemble car chaque pièce convoque le corps mort et pétrifié d’un être singulier, chaque porcelaine est le mausolée d’un être unique.
[Figure 2]Ainsi tous les poulpes trouvent leur place dans cette installation constituée de deux vitrines avec néons. La lumière froide des néons traverse la porcelaine fine, accentue l’aspect fantomatique et fragile du vide laissé en eux et multiplie par un jeu de reflets leur nombre. Tels des sarcophages, les porcelaines aux formes variées et figées dans leur expression révèlent minutieusement les détails de l’animal dorénavant absent. Mais, de la fascination « individuelle » de chaque corps nait une forme d’étrangeté voire d’inquiétude lorsque, mis côte à côte, telle une armée en marche, les poulpes-porcelaines projettent l’image très sexuée de tétons, clitoris ou de mini Dark Vador…
[Figure 3]Alors que je fabrique cette pièce, j’apprends d’autres « secrets d’atelier » et notamment que la porcelaine a une mémoire. Une mémoire infaillible qui garde dans sa chair le souvenir des gestes plus ou moins brusques qu’elle subit. Et c’est à la cuisson qu’elle le révèle. Dans les manufactures, on nomme cette déformation « gauchissement ». Phénomène très connu, il est plutôt redouté, et l’objet qui passe ainsi sous l’œil vif et expert du contrôle qualité de la manufacture peut très vite devenir un rebut. Cette propriété de la matière est en fait une contrainte car elle nécessite des gestes précis et soignés au moment du démoulage. L’objectif de l’atelier est de produire une pièce sans défaut c’est-à-dire sans trace de déformation. Le peu de documentation sur le gauchissement laisse à penser que c’est dans l’oralité et par l’observation que l’atelier traite cette problématique. Du moins, j’en émets l’hypothèse. Je m’interroge sur ces déformations et si cette mémoire de la porcelaine ne peut pas devenir un atout ! C’est ainsi que j’entrevois un second projet. Un projet qui s’appuie sur la technique du moule et du coulage (La pâte liquide apparait dans les ateliers au XIXe siècle). Le moule, qui normalement produit des multiples identiques, crée une forme qui deviendra unique par son assemblage et dont les déformations, empreintes, fissures peuvent être un objectif qui renforce l’effet souhaité. Je reprends − ici aussi − une technique ancienne qui, par estampage, dès le XVIIIe siècle, ou coulage au XIXe siècle, assemble les objets ou sculptures issues d’un original en plâtre et d’une ronde de moules. Ensuite, l’artisan vient, à la main ou à l’outil, façonner les détails ou pastiller, c’est le reparage. C’est dans cette lignée que s’inscrit De la fin du vol. Je décide de mouler un pigeon en séparant son corps de ses ailes et de ses pattes. J’ai donc cinq moules pas trop complexes, dont ceux des ailes qui me permettent un tirage avec une porcelaine très fine et de retrouver la légèreté et la translucidité des plumes. Je peux maintenant assembler à la barbotine chaque tirage des ailes, pattes et corps et concevoir, chaque fois, une forme unique dans un mouvement propre. Ainsi, un pigeon a ses ailes très écartées, alors qu’un autre les a plaquées contre sa tête, les pattes se tiennent très droites ou s’entremêlent allégrement ; mais tous s’écrasent.
[Figure 4]« De la fin du vol » est une installation vidéo constituée de panneaux de bois avec des dessins d’arbre au fusain adossés au mur et montés sur cales, d’une vidéo de dessin animé d’un oiseau qui vole et tombe et d’une dizaine de pigeons en porcelaine qui, en plein vol, se heurtent à la paroi de bois.
[Figure 5]Je prends ici le mot « accident » très littéralement. Il s’agit bien d’un accident d’oiseau pris au piège du dessin. Mais ils ne se cassent pas contre le mur, comme nous pourrions le penser avec une porcelaine dure, non, ici leurs corps enregistrent l’impact et se tordent, se déforment sous l’onde de choc.
[Figure 6]Et c’est réellement ce que j’ai fait subir aux tirages encore humides et un peu mous à la sortie des moules. L’oiseau, reconstruit par assemblage à la barbotine, a toute la souplesse de la matière pour être re-travaillé avant séchage et cuisson.
[Figure 7]J’ai donc reproduit l’impact en écrasant (très doucement) l’oiseau en porcelaine contre une surface dure afin que la matière subisse un choc et garde en mémoire cette « maltraitance ». Je produis volontairement ce gauchissement qui marque la porcelaine. Les fissures, les torsions et les étirements rendus visibles à la cuisson et − bien évidemment, pas couverts d’email pour garder les détails plus fins (biscuit de porcelaine) − servent alors à merveille l’expression « de plein fouet ». Quant à la vidéo, elle vient apposer à cet arrêt sur image, le souvenir d’un mouvement, l’empreinte d’un vol. Le dessin animé active la mémoire d’un « avant » mais peut-être aussi celui d’un « après », car au fond, s’agit-il uniquement du dernier instant avant l’arrêt fatal ? ou alors de l’envol fantomatique d’un oiseau déjà passé dans l’au-delà ? et nous interpellant aussi sur la présence récurrente de la porcelaine dans l’art funéraire.
Quelques années plus tard, je suis à l’École nationale supérieure d’art et de design de Limoges, toujours avec la spécialité « images et objets dans l’espace », et je vais encore du côté des ateliers, qui sont, à Limoges, très grands !
Je reprends la fabrication de plaques fines en porcelaine mais colore la porcelaine avec des noirs et crée ainsi des marbrures, des lignes ou des formes étranges (technique de la pâte colorée en plusieurs couches). Ainsi, en mélangeant la porcelaine blanche à la noire, je superpose des couches de couleurs qui se fondent l’une en l’autre, et crée des effets spectaculaires qui deviennent des taches, des formes abstraites et surtout des dessins potentiels. Colorée dans la masse, je coule la porcelaine dans un moule rectangulaire et très plat afin d’obtenir une plaque fine. J’élabore des gestes, je mets en place « des façons » de couler qui me permettent d’anticiper des effets, des nervures… À deux ou quatre mains, avec des récipients de couleurs préparés en amont, je coule rapidement les pâtes colorées dans le moule et cherche un rythme qui fera « dessin ». Après la cuisson et un temps d’observation, surgit un possible, un récit, un contexte, une proposition « à dessiner ». Par un trait de fusain, je viens tracer les lignes déterminantes et inscrire sur la plaque l’animal vu.
[Figure 8]Par la technique de l’enfumage, je retrouve aussi ce jeu du dessin possible provoqué par le hasard, ou plus exactement par une technique qui laisse l’aléatoire se produire. Avec le post-diplôme Kaolin, axe de recherche que j’ai dirigé pendant 2 ans à Limoges, j’ai pu mettre en place différents projets dont celui de l’enfumage sur la porcelaine. La technique est assez simple. Après une première cuisson en dégourdi, la plaque encore poreuse repasse au four pour en sortir brutalement à environ mille degrés. Elle est de suite plongée dans un bac fermé rempli de feuilles et de sciure de bois. Privé d’air, le feu, pour continuer sa combustion, va s’alimenter de l’oxygène contenu dans la matière. La porcelaine va alors se noircir (carbone), se parer de différents tons de gris, noirs et irisés. Apparaissent alors des dessins et des formes plus ou moins contrôlés. Ainsi, par exemple, en mettant deux plaques l’une contre l’autre, une aspiration forte se produit et marque la porcelaine de trainées noires fines et éclatées alors qu’une poignée de sel jetée sur la plaque permet des éclats blancs.
[Figure 9]Les gestes et les matériaux influent sur les rendus et on peut projeter un résultat, mais cela reste un désir, tant le feu et la matière restent maîtres. D’où aussi l’excitation ! La réussite, si l’on peut dire, dépend d’un aléatoire favorable et d’une contrainte technique surmontée car, sensible aux chocs thermiques, la porcelaine peut à tout moment se briser. Mais l’accident avec la brèche, la fissure, la déformation de l’objet ou même certaines fois la cassure ne demande ensuite que l’indulgence de l’œil pour offrir ce sensible dont nous parlent certaines céramiques.
[Figure 10]À partir de cette expérience, avec des nuances de rendus possibles grâce à des gestes calculés, j’ai dessiné sur la plaque avec une encre spéciale, assez translucide pour mettre le dessin en creux et ainsi préserver une zone de la fumée. Or, il s’est produit l’inverse : le dessin est ressorti très noir, avec une intensité incroyable et s’est confondu avec les effets de fumée sur l’ensemble de la plaque. Le dessin, ici l’oiseau, transpire dans un ton sur ton ombrageux avec des nuances subtiles.
Et si, par défi, on passe la plaque enfumée à 1260-1380 degrés au four à gaz, donc à une cuisson « réductrice », le carbone brûle et la porcelaine, ayant atteint sa phase de vitrification, devient blanche. S’effacent, de fait, les traces noires du dessin comme si l’aventure n’avait jamais existé… Et c’est bien d’aventure qu’il s’agit ! Inlassablement, je ne cesse d’aller et de retourner aux ateliers d’ici et d’ailleurs, de glaner quelques informations, d’humer l’air chaud et empli de particules… toujours poreuse à l’émerveillement et à l’accident, je garde les yeux bien ouverts pour voir « au plus près ».
[Figure 11][Figure 12]
Citer cet article
Delphine Gigoux-Martin, « De la fin du vol et autres aventures… », [Plastik] : Approches céramiques : les artistes et l’accident #16 [en ligne], mis en ligne le 18 novembre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2024/11/18/de-la-fin-du-vol-et-autres-aventures/