L’accident dans la pratique artistique
Maurice Fréchuret
Nr 16 . 18 novembre 2024
Table des matières
Du latin accidere (survenir, tomber vers, tomber sur), le vocable « accident » désigne ce qui advient fortuitement et ce qui arrive par hasard. Avec pareille définition, l’entreprise devient difficile car, bien souvent, la pratique artistique est faite d’aléas, d’imprévus et d’occurrences hasardeuses. Aussi, si nous ne pouvons pas faire l’impasse sur ce dernier aspect et si nous sommes contraints de mentionner le rôle du hasard dans l’émergence de nombreuses œuvres, nous nous emploierons davantage, ici, à mettre l’accent sur l’accident compris comme blessure, dommage ou lésion. Nous tenterons de donner des exemples, pris dans l’histoire de l’art, qui rompent avec l’idée que l’œuvre d’art est le fruit d’une parfaite cosa mentale et le fruit de gestes infaillibles. Enfin, parce que l’accident implique très fréquemment aussi l’idée de réparation, nous ferons place dans notre propos aux artistes réparateurs prodiguant des soins et visant à rendre harmonieux ce qui, un temps, avait pu être désaccordé.
L’œuvre accidentée
L’idée première qui lie l’œuvre d’art à l’accident est celle du dommage involontaire causé par un tiers. J’exclus d’emblée le geste iconoclaste de celui qui s’en prend à l’œuvre, veut la détruire ou, pour des raisons diverses, entend lui faire subir une dégradation, pour ne parler que du geste malencontreux à l’origine du sinistre. Trois exemples : l’œuvre de Paolo Porpora, Fleurs, XVIIe siècle, présentée dans une exposition temporaire à Taipei, sur laquelle un jeune garçon trébucha, occasionnant un enfoncement conséquent de la toile1. Celui du magnat Steve Wynn et du tableau Le Rêve de Picasso dont il frappa la surface involontairement avec son coude, provoquant une déchirure de la toile sur une largeur de plusieurs centimètres2. Enfin, pour clore une liste évidemment non exhaustive, celui de Barnett Newman, Shining Forth (To George) qui a connu un fâcheux accident : un jet de graisse noire issu d’un tuyau du monte-charge a maculé sa surface au moment où les techniciens du musée s’apprêtaient à changer une ampoule au plafond3. Quatre années de concertation ont été nécessaires pour trouver une solution et plus encore pour effectuer la restauration.
[Figure 1][Figure 2]
Iconographie de l’accident
La seconde occurrence liant art et accident est la représentation de ce dernier dans les œuvres elles-mêmes. Les images terrifiantes de naufrage, comme les peint Joseph Vernet ou Andries van Eertvelt, celles tout aussi effrayantes d’accident de cheval ou d’attelage ont donné lieu à d’autres images – tableaux, sculptures, objets ouvragés, appelés ex voto – qui sont accrochées dans des lieux vénérés en guise de remerciement d’une grâce accordée, d’une aide apportée ou d’un miracle accompli4.
[Figure 3][Figure 4]
Mais l’iconographie de l’accident concerne également l’époque moderne et contemporaine. Félix Vallotton creuse dans le bois une séquence dramatique et finalement assez habituelle de la vie urbaine, comme le fera Andy Warhol quelques décennies plus tard, en une accumulation d’images aussi lugubres que banales5.
L’accident provoqué
Dans le domaine de la création, l’accident n’est pas seulement montré, il peut être provoqué et vécu comme expérience artistique pleine et entière. De matériel qu’il a été souvent représenté, il devient corporel avec les performances de Chris Burden qui se fait tirer une vraie balle de 22 long rifle dans le bras par un de ses amis dans une galerie de Santa Ana en Californie (Shoot, 19716). Dans un pays en pleine guerre du Viet Nam, les motivations de l’artiste étaient de ressentir dans sa propre chair ce que l’on n’appréhendait que visuellement à travers les images que les médias diffusaient abondamment.
[Figure 5]Corporelle plus encore, la performance de l’artiste yougoslave Marina Abramović Rhythm 5 a failli devenir un accident mortel7.
[Figure 6]Couchée au milieu des cinq branches d’une étoile en feu (symbole du pouvoir soviétique), elle expérimente les limites de son propre corps et incarne tout uniment la rébellion contre un monde autoritaire qu’elle conteste. Allongée longtemps sur le sol, l’oxygène vint à lui manquer au point que l’artiste perdit connaissance, ne ressentant pas le feu qui commençait à l’assaillir. Des spectateurs, assistant à cette action, se précipitèrent heureusement pour la secourir.
La recherche des limites et le danger qui l’accompagne, Pierre Pinoncelli les a tentés à plusieurs reprises comme dans l’action menée à Nice en 1970 où il demeure longtemps allongé par terre, au milieu de la chaussée8. La prise de risques, bien réelle, est, chez lui, promue action artistique et s’inscrit très logiquement dans une histoire du corps, non plus objet de représentation mais sujet vivant et actif.
L’accident réel ou potentiellement imaginé dans les trois exemples donnés concerne le corps humain et, en l’occurrence, celui de l’artiste. Jean Tinguely va le transférer dans le champ de la machine. Son Hommage à New York (1960) – vaste assemblage de matériels et d’objets – est voué à l’explosion et au démembrement. Il constitue, au cœur de l’aventure consumériste des prétendues Trois Glorieuses, un affront qui s’apparente au rituel du Potlatch, tel que pratiqué par certaines ethnies.
Culture de l’accident : exploiter le hasard
Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur les notions d’accident et de hasard. Les deux termes peuvent se distinguer dans leur acception ou au contraire se superposer. S’il peut y avoir des hasards heureux, il n’existe pas d’accident joyeux ou avantageux. La tache par laquelle, par inattention, l’écrivain macule la feuille où il est en train d’écrire produit un petit dégât, certes limité mais tout de même quelque peu gênant. La même tache, tout aussi accidentelle, peut devenir, chez le peintre, une aubaine intéressante. Elle est devenue chez Victor Hugo une source inépuisable de création. Formidable expérimentateur, l’écrivain-artiste invente d’innombrables procédés tels le grattage, l’écran soluble, les craquelures, les mélanges de pigments et d’encres qui, tous, admettent un certain coefficient de hasard. La macule qui vient ternir la feuille blanche stimule l’imagination et devient embarcation aérienne ou l’image de Notre-Dame de Paris.
Dans le film qu’Henri-Georges Clouzot9 lui consacre, Pablo Picasso joue aussi beaucoup sur l’accident, sur le ratage, effaçant subitement la figure qu’il vient de faire pour en faire surgir une autre. Son goût pour ce type d’événement l’amène à réitérer plusieurs fois de suite cette mise en scène impromptue de la catastrophe, conscient qu’il est de l’effet produit. Parfaitement conscient du phénomène, il peut déclarer : « Les accidents, essayez de les changer – c’est impossible. L’accidentel révèle l’homme10 ». Picasso n’est pas le seul à utiliser le procédé. Francis Bacon est lui aussi un adepte de la bavure (littéralement de la salissure ou de la saleté qui bave), point de départ pour la formation de ses personnages ou de ses autres sujets. Comme Picasso, il sait la fonction heuristique du procédé sans ignorer cependant ses limites : « Je ne dessine pas. Je commence à faire toutes sortes de taches. J’attends ce que j’appelle l’accident : la tache à partir de laquelle va partir le tableau. La tache, c’est l’accident. Mais si on tient à l’accident, si on croit qu’on comprend l’accident, on va faire encore de l’illustration, car la tache ressemble toujours à quelque chose11. »
Dans le domaine artistique, le hasard a souvent été retenu comme un procédé intéressant, susceptible d’ouvrir des perspectives nouvelles. 3 stoppages-étalon (1913) de Marcel Duchamp est un des exemples les plus fameux : laisser choir d’un mètre de hauteur trois fils d’un mètre et reprendre précisément la forme obtenue12 ; Jean Arp refera un peu plus tard semblable expérience avec des morceaux de papier noir.
Le hasard peut aussi prendre le nom d’indéterminé ou d’aléatoire. Chez François Morellet, il est à la base de bon nombre de ses propositions. Véritable outil de travail, l’artiste va lui conférer une place primordiale dans son œuvre entier. Optant le plus souvent pour l’écriture géométrique, il interdit toute intervention à sa propre subjectivité. Ainsi dans 10 lignes au hasard, les bords du tableau servent d’axes ; ils sont numérotés de 0 à 9913. Reliant chaque fois un nombre à un autre, elles strient la surface, en composant successivement le numéro de sécurité sociale de l’artiste, son numéro de siren et l’année de réalisation de l’œuvre.
C’est le même vocabulaire formel qu’utilise Bernar Venet. Des lignes droites, mais celles-ci sont en trois dimensions et en métal. De hauteurs différentes, elles sont alignées sur le mur sans ordre particulier. Dans sa performance, l’artiste pousse l’une d’entre elles, placée à l’extrémité droite de l’installation. L’effet « domino » fera le reste14. L’effondrement qui résulte de ce geste fait écho aux trois fils de laine que Duchamp a laissé choir quelques décennies auparavant.
Dans le domaine artistique, l’accident peut donc engendrer des situations intéressantes et prometteuses. Que l’on se souvienne de l’aventure du peintre grec Protogénès qui vécut dans la seconde moitié du IVe siècle avant notre ère. Son œuvre fut particulièrement renommée par la minutie dont l’artiste faisait preuve. Un de ses tableaux représentait un chien de chasse. Pline l’Ancien rapporte que, ne parvenant pas à peindre l’écume sortant de la gueule de l’animal, l’artiste, furieux des résultats obtenus, jeta violemment l’éponge sur l’œuvre et obtînt tout soudainement l’effet recherché.
L’accidentel ne cessera pas depuis d’être perçu comme pouvant servir le dessein des artistes ou, pour le moins, de ne pas nuire à leur œuvre. Le Grand Verre de Marcel Duchamp est la preuve la plus convaincante de cette manière d’accepter le destin15. L’œuvre réalisée entre 1915 et 1923 est composée de deux panneaux de verre assemblés par une armature de métal. Huile, éléments de plomb, poussière et autres matériaux y sont insérés. Exposée au musée de Brooklyn en 1926, elle restera dans sa caisse d’emballage durant une dizaine d’années. À l’ouverture de cette dernière, l’artiste découvre le bris et décide d’assembler les éléments en les enchâssant dans deux plaques de verre. C’est dans cet état qu’elle est entrée dans les collections du musée de Philadelphie et présentée au public. L’accident sous la forme du hasard est, comme on l’a vu précédemment, ainsi « mis en conserve ».
Goudron sur verre, 1948-1 de Pierre Soulages est le résultat d’une recherche sur la lumière engagée par l’artiste depuis l’après seconde guerre mondiale.
[Figure 7]Le verre sur lequel Soulages a peint de larges traces de goudron est cassé comme le fut − source d’inspiration pour l’artiste − la grande verrière de la gare de Lyon, endommagée pendant la guerre et rendue à nouveau étanche grâce aux jointures de goudron noir auxquelles les ouvriers eurent recours. Chez Soulages, l’accidentel est cultivé et le hasard dans ses expériences matiéristes est, pour ainsi dire, une constante incontournable. Les plaques de cuivre, trop longtemps exposées à la morsure de l’acide, émettent des effets lumineux inattendus qui satisfont pleinement l’artiste. Les divers procédés employés sont pour lui autant de raisons de légitimer son goût pour l’inattendu. Citons-le : « Si l’on sait qu’on ne sait pas, si l’on est attentif à ce que l’on ne connait pas, si l’on guette ce qui apparait comme inconnu, c’est alors qu’une découverte est possible16. »
Si le temps est déjà présent dans l’œuvre de Soulages, il est véritablement au cœur de celle de Roman Opalka. Commencée en 1965, sa longue numération ne se terminera qu’à la fin de la vie de l’artiste, soit en 2011. Durant 46 ans, l’artiste a peint les nombres de 0 à plusieurs millions. L’effacement progressif des chiffres par ajout, au début de toute nouvelle toile, de 1% de peinture blanche dans le fond noir est le procédé mis au point et fidèlement suivi jusqu’à la mort de l’artiste. Les autoportraits photographiques effectués à la fin de chaque séance de travail sont, comme ses peintures, autant de captures du temps, le blanchiment des traits de la personne faisant écho à celui des nombres alignés sur la toile. Dans ce programme d’une vie, dans cette quête infinie, le risque de se tromper et de commettre une erreur ne pouvait être écarté. De fait, Opalka n’écartait jamais la méprise, la laissait apparaître comme faisant partie intégrante de l’existence. Ainsi le mauvais nombre peint par accident trouvait place dans la longue suite. Le dernier nombre peint – 5 607 249 – la clôt irrémédiablement. Il annonce et signale l’accident fatal, celui de la vie qui se termine.
À l’usure du temps, exemplairement mis en évidence dans l’œuvre de Roman Opalka, se substitue celle des matériaux. La Lune de Tony Cragg est faite initialement de quelques dizaines de fragments d’objets ramassés sur les plages par l’artiste17.
[Figure 8]L’effet du sel, de l’humidité, de la lumière et des diverses manipulations lors des accrochages successifs ont fragilisé chacun d’eux qui a fini par se briser. Le nombre de morceaux de plastique bleu a donc considérablement augmenté. Les experts en polyuréthane contactés ne nous ont pas rassurés sur la viabilité de ce matériau et dit l’irréversibilité des dégâts. La seule solution possible nous a été donnée par l’artiste lui-même : remplacer les fragments en allant, comme lui, à la pêche sur les plages des mers et des océans.
Réparer
Tout accident, tout dommage exige réparation. Les randonnées estivales sur les littoraux et la cueillette du plastique peuvent être perçues comme des gestes de secours pour œuvre en danger. Et ce sera aux conservateurs de musée de faire le nécessaire avec, comme nous l’avons vu, les encouragements de l’artiste. Mais l’artiste peut lui-même remédier aux désordres occasionnés par la nature du matériau ou par toute autre chose. En 1964, quelque temps avant que les jeux olympiques de Tokyo n’ouvrent, un groupe d’artistes intitulé High Red Centre décide d’une action – sous le nom de Mouvement pour promouvoir la propreté et la remise en ordre de la capitale et de ses environs – au cours de laquelle les membres du collectif, tous habillés de blanc, s’activent à nettoyer les trottoirs du quartier animé de Ginza, sous l’œil interrogatif des passants18.
[Figure 9]Ce geste incongru copiait ironiquement les efforts du gouvernement d’alors qui, à l’occasion du grand événement sportif, voulait montrer au monde entier le meilleur visage de la ville, en la modernisant mais également en évacuant les sans-abris et les shisō tekihen shitsusha, littéralement les « pervers de la pensée ».
Ils anticipèrent ainsi la performance de Joseph Beuys, Ausfegen [balayage], réalisée à Berlin-Ouest en 1972 au cours de laquelle l’artiste allemand, aidé de deux de ses étudiants de l’Académie de Düsseldorf, balaie la place Karl–Marx. L’artiste allemand entend dénoncer les prétendues démocraties de l’Est et de l’Ouest et, par ce geste, milite pour l’avènement d’un socialisme démocratique libre que défend l’Organisation pour la démocratie directe par référendum (Organization for direct democracy through plebiscite) qu’il a fondée.
[Figure 10]La performance des artistes japonais précède également celle de Francis Alÿs, Painting/Retoque, réalisée à Paraíso en 2008, durant laquelle l’artiste belge repeignit soixante bandes jaunes d’une des artères de cette zone sensible qu’est Panamá19. La dimension politique du geste est évidente, comme dans la proposition du High Red Center ou dans celles d’autres groupes dont l’existence, tout aussi éphémère, a été aussi cependant fortement remarquée.
Le sol de l’espace où intervient Kader Attia est entièrement vide de tout élément en relief.
[Figure 11]Seules des agrafes en métal enserrent les deux côtés d’une fente qui court dans la surface cimentée de la galerie20. L’intervention de Kader Attia se situe entre le geste de la couturière qui ravaude une cotonnade et celui du chirurgien qui suture une incision. Le rapiéçage, cette réparation traditionnelle, finit par colmater la fissure et par guérir la lézarde, cette blessure immatérielle. L’œuvre de Kader Attia exprime sa réelle propension à réparer les choses abimées, son intérêt en tant qu’artiste à placer son travail, comme beaucoup d’artistes de notre époque, sous l’égide du soin et du rétablissement.
Cette petite contribution concernant les rapports de l’art et de l’accident se clôturera par une évocation du travail céramiste de deux artistes. Le premier exemple est celui d’Anne Laval dont le travail de couturière et de ravaudeuse se place du côté de la réparation, faisant de points de suture les lignes de démarcation d’un paysage recomposé21. Le second – Frank Scurti – qui fait subir à de belles jarres les outrages les plus violents en leur serrant littéralement le col22. De ce traitement, résultent des formes incongrues, biscornues, que Picasso, en sa demeure vallaurienne, n’aurait pas désavouées, lui qui fit tant pour le renouveau de l’art de la terre.
[Figure 12][Figure 13]
Citer cet article
Maurice Fréchuret, « L’accident dans la pratique artistique », [Plastik] : Approches céramiques : les artistes et l’accident #16 [en ligne], mis en ligne le 18 novembre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2024/11/18/laccident-dans-la-pratique-artistique/