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Devenir et divertissement : Fondements d’une métaphysique négative par l’usage de la cruauté. L’animal en jeu dans Ecce Homo

Devenir et divertissement : Fondements d’une métaphysique négative par l’usage de la cruauté. L’animal en jeu dans Ecce Homo


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Table des matières

Résumé

Utilisant l’animal comme chair de l’œuvre, notre pièce vidéo ECCE HOMO se pose comme une double injonction. Celle tout d’abord d’accepter notre lourde charge d’humanité à travers un principe de responsabilité éthique envers le vivant. Celle ensuite de reconnaître l’essence de l’homme dans les objectivations que constituent le présupposé de son devenir et sa manière de se divertir. Si l’homme se constitue, par le biais d’une métaphysique négative, en tant que ce que l’animal n’est pas, notre travail soulage l’être animal de cela-même qu’il n’est pas et donne à penser en direction d’une acception nouvelle de la notion d’humanité.

L’animal, nécessairement fini, se démarque à son tour de l’homme par l’absence de quête d’une quelconque finalité – qui motive le divertissement et ses formes abjectes -, ou de l’exploitation du vivant pour celui-là seul qui est esclave du devenir et sacrifie à ses fins l’avenir de ce qu’il considère comme en étant dépourvu. La crise de la biodiversité en est une résultante directe.

Nous nous proposons d’éclairer le sentiment de l’absurde qui procède de la perpétration d’un modèle humain que nous refusons à travers la défense poétique de ceux, dont la nature plus que jamais asservie, trouvera peut-être une première voie de délivrance dans un agir plastique.

Introduction

« Le rire est le propre de l’homme, le sérieux celui de la vache ».
Slogan commercial de la marque de fromage « La Vache Sérieuse »1

Si un travail d’artiste semble ne rien devoir refuser à l’intuition qui l’anticipe nécessairement, une difficulté émerge toujours dès lors qu’il lui faut s’inscrire dans une argumentation rationnelle, difficulté encore accrue lorsque cette argumentation nourrit le secret espoir d’une conflagration morale, tout au moins individuelle, si elle ne peut s’étendre à la société dans son entier. Dès lors deux positions sont envisageables : dissimuler cette intuition première pour renvoyer le lecteur dans le formalisme du « recevable » ou la revendiquer, tel Schopenhauer, qui bâtit, sur une intuition unique, le système théorique qui fonde rationnellement une grande partie de notre travail artistique. Ainsi, Richard Roos dans la préface à l’édition du Monde comme volonté et comme représentation au PUF prévient-il: « Il ne s’agit pas d’un édifice logique, patiemment construit par déductions successives, mais bien d’une vision unique, d’un éclair génial, d’une intuition d’artiste qui satisfait l’esprit d’un coup ou le repousse définitivement. C’est dire qu’on ne réfute pas Schopenhauer, mais qu’on l’accepte ou le rejette.»

Nous déroulerons le fil de cette intuition pour expliquer en quoi notre travail plastique et poétique s’inscrit dans le champ de l’éthique animale à travers le prisme éminemment spéciste2 et anthropocentriste de l’altérité mettant lui-même en jeu devenir et divertissement. Posé comme métaphysique négative, le divertissement fonde, selon nous, le principe de reconnaissance de l’Autre en ce qu’il distingue l’animal humain de l’animal non-humain sans divertissement.

Cela pourrait se formuler à travers le syllogisme suivant : « Le divertissement confère à mon semblable sa qualité d’homme. Je me divertis donc je suis un homme ». Il en va de même pour la notion de devenir. Nous comprenons dès lors le rôle que l’animal a à tenir dans cette métaphysique négative. Le divertissement qui met en scène l’animal dit : « Voici ce que tu n’es pas », « Voici celui qui n’est pas homme », là où il s’évertue précisément à lui conférer des qualités humaines impropres telles la haine (combat d’animaux, corrida), la compétitivité (courses), le ridicule (spectacles d’animaux savants, concours de caniches déguisés, émissions comiques faisant discourir les animaux dans un langage humain).3

La pièce vidéo ECCE HOMO, réalisée en 2010, prend le contre-pied de cette dérive en utilisant une voix off à la première personne qui prête de manière tout aussi impropre une voix poétique, tragique et métaphysique à l’animal, lui permettant d’interpeller son « double ontologique »,4 le spectateur, depuis la sphère de la représentation. Ici, l’animal montre à l’homme ce qu’il est par un jeu de miroir n’admettant plus aucune dissimulation et donc forcément sans concessions.

[Figure 1]

« Voici l’homme », dit la vache au spectateur raillé à intervalles réguliers par des rires de sitcom. Contraint au ridicule de sa position ordinaire de regardeur, le spectateur devient acteur d’une relation à l’animal à laquelle il est quotidiennement soustrait en vertu des « mécanismes de modération de sa culpabilité » à l’œuvre dans nos sociétés modernes comme le souligne B. Luke.5 Empruntant d’autres voix que Marco Evaristti ou Adel Abdessemed, en ce que nous ne mettons pas la vie d’animaux en jeu dans notre pièce, nous renvoyons pour autant le spectateur à sa responsabilité en tant qu’agent moral, consommateur de viande et de divertissements qui « l’abêtissent » moins qu’ils ne le dépossèdent de ce qu’il revendique comme le caractérisant fondamentalement : son humanité.

Présupposant pour ce faire la subordination placide de l’animal, dépourvu d’individualité, à son espèce, et par conséquent son indifférence à vivre et à devenir, les quatre actes principaux d’ECCE HOMO sont regroupés sous les termes répandus des épitaphes romaines : Non fui, fui, non sum, non curo.6 Ce présupposé concorde avec l’intuition d’une réalité biographique qui s’incarne dans la pièce comme en témoigne 23.04, et trouvant, par la voix de l’animal, le moyen de critiquer et de fuir une humanité jugée indigne, en s’octroyant toutefois le bénéfice de ne pas rompre totalement avec elle. Nous tenterons ici de décrypter les principaux aspects de cette pièce vidéo qui doit tant à la pensée schopenhaurienne qu’à la contemplation émue de ces bêtes qui, vivant pour satisfaire à l’homme, attendent la mort de sa main dans l’ordre d’un monde qu’elles sauvent du simple fait de leur existence.

Teratologie des sans-divertissement

En quoi le principe de reconnaissance de l’Autre est-il à l’œuvre dans le divertissement ? Par quelle sinistre ironie l’animal est-il l’objet d’un show par sa collaboration forcée au grand cirque dans lequel l’homme s’abêtit ? En quoi enfin l’animal est-il, hors ce mode de représentation, un monstre prêt à nous dévoiler à tout instant la bêtise de notre aveuglement eu égard à notre propre nature ?

L’enjeu du Monde comme volonté et comme représentation, œuvre majeure de Schopenhauer est de présenter le monde comme étant l’expression d’une Volonté visible, objectivée à travers les représentations. Le Vouloir est l’expression de la Volonté, assimilable à l’Idée platonicienne, dont le monde, et chacun de ses constituants, est une représentation. La Volonté s’objective à des degrés divers à travers le minéral, le végétal, l’animal mais se dissimule en même temps à l’être pourvu de connaissance intelligible. De cette dissimulation naît une forme d’illusion rendant la Volonté méconnaissable et donc incontestable. L’objectif du philosophe étant précisément de mener le lecteur à la négation du Vouloir, il définit dans son œuvre les principes en vertu desquels nous pouvons authentifier la Volonté dans le monde et ainsi la connaître pour la pouvoir renier. Accordant que les animaux donnent à voir le Vouloir même, sans aucune dissimulation, de manière naïve et directe,7 il pose l’animal comme représentation de la Volonté qu’est le monde et relève le degré élevé d’ «objectité »8 qui le caractérise.

Ainsi l’auteur avance-t-il au livre IV du Monde :

« C’est dans l’existence humaine que nous voulons considérer le destin intime et essentiel de la Volonté. Tout un chacun en retrouvera aisément l’expression dans la vie animale, mais plus faiblement, à des degrés divers, et pourra amplement se persuader, par l’animalité souffrante, combien toute vie est essentiellement souffrante ».9 Il précise par ailleurs que nous pouvons avoir connaissance de l’Idée d’un degré supérieur par l’observation des animaux en milieu naturel où ils sont « à l’aise ». L’observation de l’animal hors le divertissement dit à l’homme « Tu es ce vivant-là ».10 Schopenhauer insiste donc sur le fait que non scénarisé, insoumis à quelque fin utilitaire, l’animal nous donne un accès direct à la Volonté sans dissimulation. Il ne divertit pas et nous offre une connaissance de l’Idée. L’homme y reconnaissant ainsi une partie de ce qui le constitue mais ne souhaitant pas se reconnaître dans une des manifestations les plus brutes de la Volonté, consomme, en réaction à sa propre bestialité, des représentations spectaculaires prenant l’animal pour pivot, qui renforcent son appartenance à un genre reconnu et distinct de l’animal non-humain.

[Figure 2]

Nous posons que la double monstruosité de l’animal en a fait un bouc émissaire historique, figure récurrente de nos divertissements. Cette double monstruosité provient de la figure de la Volonté aveugle jointe à la figure de l’ennui, souffrance essentielle de l’homme en la Volonté désœuvrée. Elle est juxtaposée à la répugnance qu’entraîne la figure du « sans divertissement », qui résolument ne peut partager la même Volonté que l’homme. Ainsi Le roi Lear s’exclame-t-il :

« Réduisez la nature aux besoins de la nature et l’homme est une bête : sa vie ne vaut pas plus.

Comprends-tu qu’il nous faut un rien de trop pour être ? »

Ce « rien de trop » est a minima le divertissement.

Condamné à endosser pour les crimes précités le rôle d’objet de divertissement, on le dénature pour le rendre spectaculaire en excitant en lui la Volonté qui, de fait, lutte avec elle-même. Ainsi dans le même chapitre du Monde, au sujet de la Volonté : « Les combats d’animaux sont le moyen cruel de nous la mettre sous les yeux d’une manière immédiate et crue ».11

Les combats de coqs, de chiens, de chevaux, de béliers, d’ours remplissent les faubourgs des quartiers populaires du monde entier. Tauromachie aux innombrables insolences vis à vis de l’animal, tel le desplante12 ; numéros de cirque durant lesquels de grands prédateurs sautent de plots en plots et retournent à leurs cages ; concours de caniches déguisés en abeille, en footballeur, en panda et dont le ridicule ne laisse finalement aucun doute sur la nature de nos intentions à son égard… Ainsi, si « ce qui est nature chez l’animal est corruption chez l’homme »,13 l’homme n’a de cesse de corrompre la nature de l’animal en lui infligeant la misère de sa nature propre par le biais de représentations toujours plus  effrayantes.

[Figure 3]

La vache, outil de choix de transfiguration de l’ennui puisqu’elle est l’Identique, le Même, la Répétition faite chair et soumise à notre contemplation, pourrait être une possible représentation animale de l’ennui, comme le dimanche en est sa « représentation sociale » selon Schopenhauer. Elle représente de fait un réel danger pour l’individu mû par la Volonté qui s’efforce de la replacer dans un contexte utilitaire et productif. En effet, comment pourrions-nous supporter le spectacle de l’ennui ?

Les animaux sont soumis à la Volonté sans aucun échappatoire possible : dénués de l’outil réflexif, ils ne peuvent la connaître pour s’y soustraire. Privés de cette possibilité, ils ne connaissent pas, dans la nature, la souffrance du désir inassouvi.

En tant qu’objectivation de son propre ennui, l’homme répugne à reconnaître l’animal comme étant soumis à la même Volonté que lui. L’homme qui connaît la misère de sa soumission au Vouloir vivre sait que l’en-soi de son propre phénomène est aussi celui du phénomène d’autrui, et l’essence de toute chose qui vit dans tout ; il sait même que cela s’étend aux animaux et à la nature, raison pour laquelle il ne torturera aucun animal.14 Il se reconnaît lui-même, et sa Volonté, dans chaque être et aussi dans l’être souffrant.

Si la figure de la vache en milieu naturel provoque l’ennui, c’est qu’elle traduit, par sa paisible satisfaction, la Volonté ne désirant rien et n’en souffrant pas. Ainsi, reconnaître en elle la Volonté que nous partageons sans s’abandonner à la contemplation esthétique, c’est objectiver un mode de la Volonté auquel est soumis le vivant par-delà l’homme et qui est enviable. Point d’ennui, point de désir, point de souffrance, point de divertissement. Assister à une telle objectivation est à double tranchant. Ce spectacle peut tout aussi bien être quiétif en la Contemplation, ou motif de l’excitation du Vouloir Vivre. Entendu comme motif, nous assistons inévitablement à une lutte de la Volonté avec elle-même. Il est question de faire entrer la vache, dans notre économie, au service de la Volonté, à toutes fins utiles. C’est pourquoi tuer la figure de la vache nous décharge de notre ennui, de notre souffrance, de notre misère, en escamotant les preuves de l’objectivation d’une Volonté par-delà l’homme, obéissant de la même manière au Vouloir Vivre et néanmoins exempte de la nécessité de se divertir. Au titre de ce carnage : corridas bien sûr mais aussi ferias et concours de vachettes en Espagne et en France promus à la télévision par exemple avec le jeu télévisé Interville, distraction de cowboys avec les concours d’habileté au lasso sur des veaux aux États-Unis. Plus acceptable : les vaches qui parlent, qui dansent et inondent les pages humour du web (stricte lignée des dessins animés de notre enfance qui ne composent pas sans un animal personnifié). Plus utilitaires : celles que nous consommons. Fuite du Même, de la répétition, de l’immanence sont autant de raisons de sacrifier animal, végétal et minéral à l’autel de la Pitié bien qu’ils servent la Volonté selon le principe d’identité absolue de tous les êtres issus du même Vouloir Vivre.

[Figure 4]

La nature et le temps doivent faire l’objet d’un spectacle afin de masquer les intentions de la Volonté tandis qu’ils nous donnent à voir un tableau morne et immuable depuis un temps immémorial qui nous rappelle avec effroi l’éternel retour du même.

Dans ECCE HOMO, nous avons décidé d’emprunter, afin de tenter de trancher le nœud gordien fait d’art, d’animalité et de divertissement, des représentations d’animaux médiatisées sur internet   auxquelles nous avons superposé des voix off, conférant à l’animal sa position de narrateur. Le renversement s’opère alors dans une forme de rejet de l’Autre cette fois revendiqué par l’animal qui nous montre à son tour la souffrance de l’humanité en son calvaire ; un calvaire à la fois repoussé et attesté par les formes cruelles de divertissement représentées. Ainsi les représentations d’animaux de divertissement sont pour nous le moyen d’objectiver le conflit interne de la Volonté. ECCE HOMO se propose de réactiver le regard que le spectateur a cessé de porter sur son humanité en prenant son semblable, l’animal, pour objet de divertissement.

L’animal sans devenir

Si de nombreuses études ont montré la capacité des mammifères et oiseaux à se projeter dans le futur et à se remémorer le passé,15 notre travail prend appui sur une interprétation du mode d’être animal selon laquelle le « sans-divertissement » serait une sorte de « monstre dont l’insouciance de vivre dans le seul présent est enviable »16 et à tout instant prêt à nous révéler notre misère comme le montre également Nietzsche dans la Seconde inactuelle :

« Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste  de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête ».17

C’est en nous référant à ce type d’énoncés scientifiquement erronés mais pour autant intégrés et restitués par le sens commun que nous établissons la filiation entre la menace qu’incarne l’animal de nous montrer notre malheur d’exister et la nécessité de nous divertir en prenant l’animal pour medium.18 Avec Schopenhauer, ECCE HOMO désigne l’ennui d’un éternel présent et l’absence de finalité comme sources de ce malheur. L’absence de finalité, de télos, d’un monde n’obéissant à aucune nécessité, est le constat sans cesse masqué par le divertissement et que l’animal incarne puisqu’il est lui-même sans-devenir – bien que les portes de la projection dans le futur ne lui soient pas fermées.19 L’animal humain se construit ainsi en réaction à l’altérité que constitue l’animal non-humain sans-divertissement et sans-devenir. Cependant, comme le montre le système totalitaire d’Huxley, le statut du sans-devenir est culturellement déterminé. L’évaluation rationnelle dont il est l’objet est corrélative d’une vision sociale naturellement anthropocentriste et déterminée par les spécificités d’une société donnée.

Ainsi, le système totalitaire régi par les lois du devenir, de l’utilité, de la perfectibilité, élimine-t-il le sans-devenir. L’arbre est naturellement disposé à grandir mais je ne considère et atteste de son devenir seulement dès lors qu’il m’apporte de l’ombre ou participe à l’économie d’une exploitation forestière. Le devenir est donc une évaluation subjective et déterminée qui n’a aucune valeur intrinsèque. La norme du devenir dépend du simple fait que mon attention se porte, ou non, sur tel arbre. Je considère ainsi le cerisier qui apportera de l’ombre à mon jardin comme étant en devenir mais ne me soucie guère du jeune sureau qui nuit à l’harmonie du jardin. L’idée d’un devenir en soi est donc irrecevable : le devenir prend racine dans le projet que l’individu social détermine et dont il se rend maître selon le seul critère de l’utilité bienfaisante et de son négatif, la nuisance. Cependant, c’est cette valeur qui est conférée à l’enfant d’un an. Sa perfectibilité s’étend à sa capacité de devenir un agent moral propre à développer la société et à se développer dans la société. Doté de capacités cognitives que l’on peut ajouter aux qualités sensibles, il est potentiellement sujet-d’une-vie (subjet-of-a-life) selon l’acception de Regan.20

[Figure 5]

Le devenir moral d’un enfant, la perfectibilité dans l’espèce sont les arguments fallacieux du véritable développement d’un projet sociétal. Ainsi, si le devenir moral de l’enfant motive le soin et la protection que nous lui devons en tant qu’agents moraux, nous constatons pour autant qu’une société qui œuvre à son développement par le travail fait travailler l’enfant ; une société dont la survie dépend de la guerre produit des enfants guerriers ; une société qui s’alimente grâce au commerce des corps prostitue ou mutile les enfants. L’argument de l’absence de devenir moral qui est invoqué et érigé comme critère de distinction fondamental entre l’homme et l’animal lorsque nous interrogeons le statut de l’animal dans nos sociétés, a donc bien peu de poids. La question du devenir tente, sans succès, de soulager l’agent moral de sa pure responsabilité et fait du « sans devenir » le sacrifié d’une société donnée. Ainsi interprétons-nous la crise actuelle de la biodiversité dans un monde où la notion de perfectibilité  dessine les contours du devenir des animaux humains et non-humains. Si pour un cochon, l’horizon du devenir ne dépasse pas celui d’être mangé, c’est que nous n’étendons sa perfectibilité qu’aux critères qui le rendront mangeable. Si sa perfectibilité de l’animal peut être étendue, s’il peut conquérir son utilité sociale par d’autres biais, le dresseur pensera alors ses « capabilités »21 d’une toute autre manière. Ainsi pour l’animal de cirque, de course, de compagnie, ou encore, pour celui devenant chair d’une œuvre d’art. Au vu de telles considérations, nous avons décidé de donner pour chair à notre œuvre celle de l’animal sans-devenir, imperfectible car parfait dans son mode d’être présent et fini. Les traces d’une telle métaphysique se dévoilent dans la trame poétique de notre travail.

La métaphysique négative artaudienne : Constat d’échec

Dans Le théâtre et son double, Antonin Artaud entend « faire entrer la métaphysique dans les esprits » par la « peau ». L’auteur met en place une forme de représentation inspirée du théâtre balinais s’attachant à malmener les sens pour percer l’être. Il utilise le spectacle de la Cruauté (mise en scène de la peste par exemple,22 bruits insupportables ou lancinants, nouvelle façon d’utiliser la lumière inspirée du théâtre oriental dit « métaphysique » par opposition au théâtre occidental « psychologique ») pour s’adresser à l’homme « total » et non « social », le confronter à son double ontologique.

Il met en œuvre un théâtre de l’extrême ne s’adressant pas à l’intellect et misant sur le sensible. Le spectacle de la Cruauté, tel que Artaud le définit, est une voie possible vers la connaissance de l’essence subjective individuelle et se démarque radicalement de ses ersatz que l’on trouve quotidiennement dans le divertissement ou la littérature et qui ne sont que des remèdes à l’ennui. En la Cruauté s’éveille ainsi notre essence subjective nous permettant, seule, de saisir par l’intuition, l’essence de la Volonté et l’identité de sa manifestation en l’Autre. Ce spectacle est cependant vécu au théâtre dans une immédiateté qui nous accule à la métaphysique. Ce spectacle engage la sollicitude du spectateur et la lui impose telle une épidémie. Le pont qui relie les cruautés mises en perspective est le constat selon lequel « la foule perçoit d’abord par les sens » ; il est donc absurde de s’adresser à l’entendement. Dans le théâtre artaudien, la représentation moderne de la Cruauté montre bien l’importance du medium. L’art mettant en scène la cruauté ne conduit certes plus à un engagement métaphysique, mais pourrait bien nous concerner à nouveau par un procédé négatif : la sensibilisation à notre déconcernement à travers la reconnaissance de ce dernier.

Tel est l’objet de l’œuvre de Guillermo Vargas. En 2007, il crée une installation mettant en scène l’agonie d’un chien errant et affamé attaché à quelques pas d’un récipient de nourriture. Au mur, un écriteau en croquettes : Eres que lees.

L’indignation que suscite la pièce semble pourtant se tromper d’objet.

Si Artaud avance :

« (…) L’action du théâtre comme celle de la peste, est bienfaisante, car poussant les hommes à se voir tels qu’ils sont, elle fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartuferie ; elle secoue l’inertie asphyxiante de la matière qui gagne jusqu’aux données les plus claires de sens ; et révélant à des collectivités leur puissance sombre, leur force cachée, elle les invite à prendre en face du destin une attitude héroïque et supérieure qu’elles n’auraient jamais eu sans cela. »23

La pièce de Habacuc constitue une objectivation éminemment pertinente de notre indifférence, de notre déconcernement face à la misère en général à laquelle participe la misère animale. Notre affliction procède précisément du fait que le spectacle de la cruauté échoue dans la pièce de Habacuc en ce que l’homme total n’y répond pas. L’artiste évoque d’ailleurs cet échec prémédité dans une interview : « Personne n’a tenté de libérer le chien, ni ne l’a nourri ou n’a appelé la police. Personne n’a rien fait ».24

L’homme social, pour l’heure amateur d’art, montre sa désapprobation par des diatribes dans les media. Le chien est une matière donnant raison à l’artiste qui pointe ici un décontertant déconcernement. Personne ne l’aura détaché. Constatant d’une part la puissance de frappe du propos de l’artiste et étant, d’autre part, profondément affligés par la souffrance animale, cette pièce aura suscité une réflexion sur l’utilisation de l’animal comme chair de l’œuvre qui motive une partie de notre travail.

En effet, Eres que lees interroge en premier lieu la notion de responsabilité. Celle de l’artiste d’une part, celle du spectateur d’autre part. Habacuc a mis en scène une expérience de la cruauté. L’animal condamné par son errance et dénutri devient objet de la responsabilité de l’artiste dès lors qu’il le fait entrer dans sa mise en scène. Si les propos de l’artiste restent flous quant à ce qui est advenu du chien, c’est que la réussite de son entreprise réside précisément en ce que le public doit être mis en situation limite. Les quelques plus de quatre millions de signatures recueillies par les pétitions visant à bannir une nouvelle occurrence de cette installation de la Biennale 2008 du Honduras, nous interdit de penser que le spectateur ait cru avoir affaire à une mise en scène non réelle de torture.25

Nous postulons donc la réussite de l’artiste quant à l’orchestration de sa mise en scène de la cruauté, réussite qui repose sur la réalité tangible de la condamnation à mort de l’animal. Si « l’attitude héroïque » qu’entend susciter Artaud s’organise nécessairement autour d’une situation critique sur laquelle plane une condamnation, le spectacle de la Cruauté nous demande en effet une prise de position morale particulièrement manifeste dans notre interaction avec le vivant, prise de position motivée par la possibilité de la mort. La responsabilité de l’artiste dissimulant les conditions de participation du chien est donc honorée du fait que le spectacle de la Cruauté éclate les conventions théâtrales : l’effet de réel escompté ne lui autorise pas à dévoiler autre chose de son œuvre que la possibilité de la mort.26 Il semble que le tolle médiatique provoqué par la croyance en la possibilité de la mort incrimine davantage la responsabilité du spectateur. Quoi de plus effrayant que les images du vernissage sur lesquelles nous pouvons voir quelques groupes d’individus se détournant de l’animal mourant dans le loisir social auquel invite l’événement. Ces images constituent selon nous le comble de l’exercice de l’artiste qui nous fait par-là ressentir la pleine horreur de l’échec de la Cruauté, concept humain, sur l’individu.

[Figure 6]

Ainsi, et par un effort dialectique fort simple, il nous semble qu’un monde humain ne réagissant plus à l’inhumain, comme s’il avait perdu la trace de ce langage qu’il a lui-même créé, est devenu inhumain. Dans un second temps, l’œuvre de Habacuc interroge sur le faire œuvre, sur l’agir à proprement parler. « Tu es ce que tu lis », dit-il au spectateur qui en effet, est sorti de la sphère de l’agir pour devenir homme de lettres, de mots, de concepts, de media. Le spectateur répond par les mots à un agir qui interroge et sollicite l’agir. Nous constatons avec effroi le piteux échec de ce pari artistique qui ne se trouve d’aucune manière soulagé par l’émergence d’un sentiment de compassion ou d’un agir responsable à l’égard du vivant, du moins en situation. Les voix désincarnées se sont en effet élevées dans les media.

Ce constat a motivé la scénarisation d’ECCE HOMO que nous avons vu de même échouer in situ, échec nous dévoilant l’immense difficulté d’objectiver la déresponsabilité et le déconcernement du spectateur eu égard à la figure souffrante de son double. C’est à la lumière de cet enjeu que nous éclairons depuis 2010 la majeure partie de nos recherches, nous proposant de révéler le sentiment de l’absurde qui procède de la perpétration d’un modèle humain que nous refusons à travers la défense poétique de ceux, dont la nature plus que jamais asservie, trouvera peut-être une première voie de délivrance dans un agir plastique.

Citer cet article

Chloé Royac et Renaud Subra, « Devenir et divertissement : Fondements d’une métaphysique négative par l’usage de la cruauté. L’animal en jeu dans Ecce Homo », [Plastik] : Art et biodiversité : Un art durable ? #04 [en ligne], mis en ligne le 15 février 2014, consulté le 19 mars 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2014/02/15/devenir-et-divertissement/ ISSN 2101-0323

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