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La licorne de la liberté : Un projet de Yona Friedman et Jean-Baptiste Decavèle mené à l’Ecole Du Breuil

La licorne de la liberté : Un projet de Yona Friedman et Jean-Baptiste Decavèle mené à l’Ecole Du Breuil


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Table des matières

Résumé

Dessinée dans les jardins de l’Ecole Du Breuil, la Licorne de la liberté n’est pas un motif, une décoration. Accueillie dans l’énergie d’une collaboration de personnes et de gestes, elle vit la vie du jardin au rythme des plantes qui la composent. Créature non alignée, elle esquisse, pourvu qu’on lui accorde de l’écoute, une triple association entre humain, non humain et fabuleux, et regarde vers un possible refus du temps.

Être jardinier

Le métier de jardinier commence par le regard. Avant le premier geste : regarder. Le premier geste même du cours de taille est un pas en arrière : observer l’arbuste, comprendre sa croissance, réfléchir à la forme que l’on vise à cet endroit donné et ensuite seulement manier la cisaille, ou s’en abstenir. Travailler avec -et pour- les végétaux, c’est exercer son regard avec acuité. Reconnaître un végétal entre mille autres, c’est mobiliser une faculté de catégorisation (l’art de la systématique) qui doit s’articuler avec une observation très fine. On n’apprend pas les plantes dans les livres, on vérifie dans les livres ce que l’on a vu dans la nature et on n’ancre la connaissance d’une plante que lorsque l’on associe l’expérience sensible de sa rencontre avec son état-civil, comme pour les humains. L’école où on forme les jardiniers est donc une école du regard, une école technique où l’on acquiert des connaissances sur les plantes, les sols, les climats, les gestes, sur la science de la vie et l’art de fabriquer murs et terrasses mais où l’on apprend aussi à regarder.

L’Ecole Du Breuil, justement nommée « d’arts et technique du paysage » est un lieu privilégié de cet apprentissage. Créée en 1867 à l’instigation du Baron Hausmann, elle incarne une tradition du végétal dans la ville et, si elle a connu différentes époques et deux implantations, elle développe depuis 1935 son jardin sur le Plateau de Gravelle, dans le Bois de Vincennes, avec ce souci d’offrir à ses élèves la plus large palette d’expériences. Montrer le plus de variété possible mais garder ce qui fait l’unité d’un espace où coexistent des milliers d’espèces différentes. Associer les végétaux selon leurs compatibilités biologiques mais en anticipant aussi l’effet produit sur le contemplateur futur. Fortement consciente de son identité séculaire, l’Ecole est également ce lieu où s’enregistre l’évolution du métier. Pendant une longue période, les produits chimiques tendaient à enfermer la pratique du jardinier dans un schéma problème/solution, une maladie, un parasite = un produit. Les techniques enseignées aujourd’hui usent des avancées de la science pour cultiver en comprenant, pour situer l’action du jardinier dans la globalité, renouvelant ainsi les démarches ancestrales. Un langage a disparu : nuisibles, mauvaises herbes… et on s’efforce d’appréhender le jardin comme un ensemble vivant.  Domaine de 24 hectares de nature cultivée dans le 12ème arrondissement de Paris, certes à l’extrémité du Bois de Vincennes, l’Ecole Du Breuil est en outre un lieu de réflexion et d’expérimentation du végétal en ville. Murs végétaux, jardinières nomades, immeubles végétalisés… les nouvelles pratiques d’une nature urbanisée et d’une ville naturalisée se travaillent en ce lieu qui, depuis le Second Empire, a vu ses alentours passer de campagne à ville.

Le terme de jardinier doit être pris dans son apparente modestie et sa sophistication réelle1 autant que dans une position historique dynamique : les « jardiniers du futur ».2 Tout faisait donc de cette école un lieu potentiellement accueillant  à un projet qui ambitionne d’acclimater une forme dans un jardin.

La Licorne de la liberté

En 2009, le voyage en Licornie accompli par Yona Friedman et Jean-Baptiste Decavèle transporte la Licorne Tour Eiffel de Paris en Limousin. Son parcours en hélicoptère a été balisé des créatures inscrites dans tous les paysages survolés, devenant une exposition graphique dans le paysage, développée le long de 150 kilomètres. En regardant le film de ce voyage dans les airs, on ne se pose pas la question de la réalité de ces multiples figures, qu’elles soient dessinées numériquement ou réellement œuvrées le long des champs dans une peu probable superproduction de l’art contemporain. A la conclusion de ce périple, la Licorne Tour Eiffel, de toute sa longueur éponyme, se prête bien au territoire. Ceux qui sont en charge de la vaste pelouse y tracent bien un trait mais le bagage que cet équidé sans cavalier apporte ne tient pas dans des sacoches.  Donnant des traits à la légende, Yona Friedman et Jean-Baptiste Decavèle offrent en même temps la parole à un être muet et ce silence ouvre des possibles.

Il fallait néanmoins que la Licorne revienne à Paris, qu’elle s’y installe. Elle a trouvé sa place dans l’Ecole Du Breuil, ce lieu d’innovation d’une ville future, accueillante à la nature. Jean-Baptiste Decavèle a d’abord présenté l’animal aux étudiants pendant le cours de topographie d’Antoine Glotin. Il leur a été demandé de réfléchir au meilleur endroit pour l’accueillir et le choix s’est arrêté sur une large pelouse au pied des arbres les plus anciens du domaine. Leur exercice a été ensuite conforme aux exigences du cours : ils ont dessiné les figures à l’échelle du paysage, usant des techniques de la visée et du piquetage. La question du trait fut également débattue : il commença par être un trait de bêche recouvert de mulch et passa ainsi trois saisons jusqu’à celle de plantation des bulbes : 1300 narcisses Quail, 1100 Pipitt et 2100 Actea, ainsi que 120 tulipes rouges Christmas Marvel pour les seins, furent plantées.  Aujourd’hui, la Licorne de la liberté s’inscrit dans le rythme des saisons, ses lignes plantées de bulbes saisonniers tracent dans la pelouse un trait tantôt d’une nuance de vert plus sombre, tantôt éclatant de blanc de jaune et de rouge, jusqu’à quasiment disparaître et renaître encore, selon l’intention des jeunes et moins jeunes jardiniers qui ont choisi de planter des variétés botaniques, c’est-à-dire amenées à se naturaliser, à ressurgir à chaque printemps, les jardiniers soulignant le dessin à chaque tonte de la pelouse. Le dessin devient paysage, le paysage, par ses variations végétales, donne de sa vie au dessin et, dans le mouvement continu de cette réflexivité, l’un n’est plus séparable de l’autre. Comme les bulbes, la figure se naturalise : elle n’est ni encadrée si supportée par la pelouse, elle en fait partie. C’est en cela, dans cette relation silencieuse du dessin et du vivant, que le paysage devient son propre musée.

La vie de la Licorne s’inscrit dans la vie des jeunes, peut-être pour des générations. Elle sera là aussi pour le public désormais invité à visiter ce jardin. En attendant l’éventualité de vues de surplomb, dans l’hypothèse toujours « en l’air » de l’utopie d’une construction, ces visiteurs feront l’expérience du dessin dans une dimension de paysage. Venue là comme un projet artistique, elle n’est toutefois pas un simple dessin dans le paysage.

Crop circles

Au début des années 1990, apparaissent dans des champs britanniques puis américains de gigantesques figures géométriques, pratiquées par fauchage et bientôt d’une remarquable complexité. Connues sous le nom de crop circles, elles provoquent une certaine effervescence chez les chercheurs d’extra-terrestres, qui argumentent bien vite sur l’impossibilité pour les hommes d’accomplir un tel travail en, à chaque fois, une seule nuit, sur l’évident usage de ces figures du seul point de vue céleste, sur leur probable rôle de panneaux de signalisation interstellaires. Après bien des énigmes et bien des explications, deux agriculteurs du Wiltshire, Doug Bower et Dave Chorley, révélèrent la supercherie. Virtuoses de la moissonneuse, traçant de nuit des figures toujours plus élaborées ils avaient pour but  de faire parler les curieux et ils l’ont bien parfaitement atteint. Aujourd’hui, le crop circle  n’est plus l’œuvre d’aliens supposés mais une variante du land art ou une extension rurale de l’art du graffiti, voire un support de publicité. L’écart entre cette pratique et la Licorne de la liberté tient à ce que les crops circles sont des dessins qui se servent du paysage, dont l’intérêt tient à l’échelle et au support, alors que  la Licorne est de « sortie » dans le paysage, sortie de la légende pour devenir partie prenante d’un projet effectif. La différence, pour être ténue, n’en est pas moins importante : la Licorne n’est pas un motif.3

Cartographie

La Licorne Tour Eiffel, pour le moins, évoque également la notion de la carte 1 :1, de la carte de la taille même de son objet. Lewis Caroll use pour la première fois de cette impasse logique dans son œuvre majeure Sylvie and Bruno concluded (1893, suite de Sylvie and Bruno, 1889) dans laquelle il imagine aussi le langage chien, en quoi on peut également voir en lui un précurseur de Yona Friedman, qui pense le monde du point de vue du chien. Dans le chapitre intitulé A Man in the moon, ledit habitant du satellite énonce les solutions pratiques et logiques trouvées dans son monde, évidemment au-delà du non-sens. S’agissant des cartes de géographie :

« Et alors vint la plus grande idée de toutes ! Nous avons effectivement fait une carte du pays, à l’échelle d’un mile pour un mile !

-L’avez-vous utilisée ?

-Nous ne l’avons encore jamais déployée, dit Mein Herr, les fermiers ont fait objection (…). Aussi utilisons-nous le pays comme sa propre carte et je vous assure  que ça marche presque aussi bien ».4

Le « paysage comme sa propre carte » rappelle là-aussi Yona Friedman et son idée que les arbres seraient leur propre musée. Si l’œuvre de Caroll est un peu éclipsée, les quelques lignes de Borges dans L’Auteur5  ont fait une impression plus durable :

« Moins portées sur l’Etude de la Cartographie, les Générations Suivantes comprirent que cette Carte Dilatée était Inutile et non sans Impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers ».

Utopique et parodique chez Lewis Caroll, ainsi que toute une théorie d’inventions pas si bêtes (le papier d’emballage qui diminue le poids du colis jusqu’à le rendre négatif), la carte à l’échelle de son sujet devient chez Borges l’image en vraie grandeur des impasses de l’histoire, l’image de sa propre ruine, « habitée par des Animaux et des Mendiants ». Enfin, lorsque Umberto Eco aborde ce sujet dans Le paradoxe de la Carte Normale,6 il le développe à partir de l’idée de représentation (du territoire par la carte) et de l’impasse logique du paradoxe de Russel : un ensemble des ensembles ne s’appartenant pas à eux-mêmes s’appartient-il à lui-même ? Eco en tire deux corollaires :

« 1-Chaque carte 1 :1 reproduit toujours le territoire de manière infidèle.

2- Au moment où il réalise sa carte, le territoire devient irreprésentable. »7

On voit bien ici que la Licorne de la Tour Eiffel, qui reste comme une des rares tentatives d’œuvre dans le paysage se référant à une échelle 1, ne peut être enfermée dans le schéma de représentation borgésien, ni dans la logique frégienne. Cet hybride, corne unique tournée en Tour Eiffel elle-même unique ne vient pas en Limousin pour dicter une représentation. Penchant nettement vers l’onirisme carollien, elle se pose comme représentation d’elle-même, ajustée plus que justifiée sur la hauteur-longueur de 324 mètres. Il n’est pas question d’Empire, de marche de l’histoire et de déserts de ruines. De fait, n’étant que la carte d’elle-même, encore le mot carte est-il abusif, elle n’est pas l’ensemble de ses superpositions mais entièrement-là, dans son unicité. Pour Yona Friedman, il ne peut d’ailleurs y avoir –le protocole peut avoir un sens- deux fois la même licorne en deux endroits.

Ainsi, lorsque l’homme de la Lune se satisfait d’un système où le territoire devient sa propre carte, on n’est pas si loin d’une modalité dans laquelle la figure n’est pas représentée mais acceptée dans toute sa présence. A l’Ecole Du Breuil en outre, la Licorne s’installe sans idée d’une grandeur géométrique de référence, sans idée de superposition. Laissant à Vassivière la référence à la Tour Eiffel, revenue dans Paris, elle est rendue à sa propre nature : une licorne, membre d’un bestiaire, choisie par Yona Friedman en tant que licorne, et ne relevant pas du système métrique mais pas non plus de cette convention qu’est déjà un territoire. La Licorne de la liberté n’a pas appris la géographie et, comme tout animal sauvage, elle ignore résolument les frontières humaines. Le travail de son installation a bien relevé de la topographie, le petit dessin changeant d’échelle, mais le dessin de référence pour ce travail n’est pas la licorne elle-même et le double point « : » qui signifie l’équivalence topographique perd son sens dès lors que le sujet ne se laisse pas saisir par les géomètres. On peut faire de la topographie, voire de la cartographie, avec la licorne, mais on ne peut la capter que depuis l’espace où elle évolue naturellement, qui ne se soumet pas aux équivalences arithmétiques simplement parce qu’elle ne provient pas d’un espace euclidien.

Le temps

Rappelons-nous que la Licorne s’est installée dans une école et non dans une institution faite pour l’exposer puis passer à autre chose. Dans ce lieu de transmission, où ne sont pas séparables les fonctions d’enseignement et l’attention portée au jardin, au paysage, le projet relève de l‘installation au sens durable –s’installer- et non temporaire, artistique –faire une installation. Figure naturalisée, elle entre dans un mode de présentation où la technologie habituelle de l’art n’a plus de mots, ne pouvant même décrire ici des « techniques mixtes ». La vie du dessin et celle du jardin –des plantes qui le composent- ont leur propre rythme qui est celui du végétal : pris dans le cycle saisonnier et à travers lui dépassant les cycles humains. C’est de cette manière-là que la parole est accordée à une muette, la licorne, non pour qu’elle en fasse du bruit mais pour que s’ouvre un nouvel espace.

A quoi servent les jardins sinon à s’arrêter ? Dans cet espace où se trouve la Licorne de la liberté, où on la trouve, ce silence de la contemplation est celui où se retrouvent le temps de la figure mythique, celui du jardin dans son histoire propre et le temps humain dans ce qu’il a de plus constant : la transmission aux jeunes générations. Tous ces temps sont accueillis dans le temps propre du végétal, exprimé selon toutes ses modalités dans un périmètre restreint : le temps évidemment long du marronnier et des platanes centenaires, le cycle saisonnier des bulbes, lui aussi inscrit dans la durée longue car les bulles choisis se naturalisent, ce qui signifie qu’ils se crée en ces lignes un avenir illimité de narcisses, temps apparemment court des vivaces et des herbacées, jusqu’au Wollemia nobilis tout proche qui a –le fait est attesté- reverdi depuis l’arrivée de la Licorne et qui est le représentant d’une espèce que l’on croyait disparue depuis des milliers d’années. Le temps du végétal accueille tous les autres, notre histoire se perpétue à l’ombre des arbres millénaires. Elle est bordée de toutes ces plantes à vie plus courte mais toujours présentes, se reproduisant comme à l’infini, sans rien nous demander. Il est donc temps de se demander quel est vraiment cet animal qu’on ne peut enfermer dans des grilles métriques et qui ne s’accommode pas de notre temps.

L’Unicorne

Au milieu du 12ème siècle qui est le milieu de l’âge du milieu, la Ville de Florence, la place forte d’avant les Médicis, est la ville où s’esquisse dans le tumulte une forme de pouvoir plus partagé que celui de l’élite monarchique. Brunetto Latini en est le théoricien, le penseur du vivere civile d’une république laïque de marchands. Il meurt en 1296 et ses dernières paroles sont recueillies quatre ans plus tard par Dante qui, en 1300, lors de sa descente aux Enfers, marche quelques pas à ses côtés et l’entend dire :

Sieti raccomandato il mio Tesoro,

nel qual io vivo ancora, e più non cheggio8

Ce Trésor qu’il recommande à son ancien protégé et dans lequel, mort déjà, il se voit vivre encore,  n’est pas écrit dans le toscan de la Divine Comédie.

A la défaite de son parti en 1260, Brunetto  franchit en effet les Alpes et se rapproche de Charles d’Anjou. En changeant de terres, il accomplit un double exil puisqu’il entre aussi dans la langue qui l’accueille. On sait qu’il consacra ces années loin de Florence à l’étude, peut-être même donna-t-il des cours à la Sorbonne. Dans cette langue, le picard, qui est une des sources principales du futur français,9 il laisse donc ce Trésor dont il emporte le souvenir dans les flammes : dédié à son protecteur, Li livres dou trésor, est un projet de recension et de diffusion de toutes choses connues sur terre. Le livre paraît mince aujourd’hui (128 pages) au regard de l’ambition encyclopédique mais c’est l’œuvre d’une époque de renouveau, qui a l’ambition de relier tous les savoirs disséminés. L’esprit médiéval, entre manuscrits et transmissions orales, met toute son énergie dans la collecte et la recension.

Le feu est chaud et sec, nous dit Latini, l’eau est froide et humide, la terre est froide et sèche et l’air est chaud et humide. Ce système permet notamment de poser une caractérologie (la colère est chaude et sèche…), une météorologie (le printemps est chaud et humide…), de donner en somme une explication à toutes les questions qui se posent en son temps. Le système qui se dessine ainsi est constatatif et non déductif. Cette pensée, pour ce qui nous intéresse ici, ne suit pas les chemins de raisonnement dont nous sommes familiers et c’est comme d’un pays lointain aux raisonnements étranges qu’il faut parler du Moyen Âge. La dernière partie du Livre des Trésors concerne les animaux de la Création. Il ne s’agit pas non plus de perdre du temps à attester l’existence des animaux : oies, abeilles, cochons… ni d’aucun autre qui nous paraît aujourd’hui fabuleux. Dans ce monde où le voyage de Florence à Paris, parsemé d’incertitudes,  prend au mieux deux mois, où les bateaux naviguent en vue des côtes, l’idée même de vérification n’a pas de sens et  la connaissance certaine côtoie donc tous les possibles.

Dans cette Europe en lente reconquête de son propre territoire, qui recommence à assécher les marais et à éclaircir ses épaisses et immenses forêts (celle-là même où Dante connaît son égarement inaugural : mi retrovai per una selva oscura/ ché la diritta via era smarrita), les confins du monde sont perdus dans une connaissance brumeuse. Ce qui se dit des pays encore plus lointains que les provinces lointaines et oubliées du monde antique n’a aucune raison d’être mis en doute. Après avoir disparu pendant vingt-trois ans, Marco Polo ramène un récit que nous savons aujourd’hui largement exact mais où il est aussi question d’hommes à queue et de boas à pattes. Aussi trouvons-nous dans ce bestiaire de Brunetto Lattini le phénix, l’autruche, l’éléphant, le manticore et la licorne :

De l’Unicorne

Unicorne est une fière beste, auques ressemblances à cheval de son cors, mais il a piez d’olifant et coe de cerf, et sa voiz est fièrement espoentable, et emmi sa teste est une cornes de mervilleuse resplendissor, qui a bien .iiij. piez de lonc, mais ele est si forz et aguë, que il perce legierement quanque il ataint.

Et sachiez que unicorne est si aspres et si fiers, que nus ne le peut penre ne ataindre par nul engin ; ocis puet il bien estre, mais vif ne le puet on avoir. Et neporquant il veneor envoient une vierge pucele cela part où l’unicorne converse ; car ce est sa nature que maintenant s’en va à la pucele tout droit, et dépose toutes fiertez et s’en dort soef el giron à la pucele ; et en ceste maniere le deçoivent le veneor.

« De la Licorne

La licorne est un animal sauvage, dont le corps ressemble à celui du cheval mais qui a des pieds d’éléphant et le cou d’un cerf, sa voix est sauvagement épouvantable et sa tête porte une corne étonnamment éclatante, qui a bien 4 pieds de long et  perce facilement ce qu’elle touche.

Et sachez que la licorne et si violente et si sauvage, que personne ne peut l’atteindre avec quelque arme que ce soit, on peut bien la tuer mais pas la capturer vivante. Et pourtant, les chasseurs envoient une jeune vierge là où la licorne se trouve, car il est dans sa nature d’aller aussitôt à la jeune fille, de renoncer à toute sauvagerie et s’endormir doucement dans le giron de la jeune fille, et c’est ainsi que les chasseurs peuvent la piéger. ».

Il faudrait pouvoir se transporter dans cet esprit médiéval et ne pas disqualifier cet animal. Il faudrait pouvoir en admirer la beauté plus insoumise que fabuleuse. Il faudrait pouvoir, comme dans l’âge du milieu, tenir en retrait le verdict binaire du vrai ou faux et construire sa connaissance sur un socle dont le mortier lierait ce qui est souhaitable et ce qui est attesté. On déplacerait ainsi les frontières du possible. Il faudrait surtout ne pas traiter la Licorne comme un rêve car la Licorne existe, la preuve, c’est que nous en parlons. Sommes-nous si loin de l’âge médiéval lorsque nous militons pour que soient considérés pleinement les articles non-inscrits à l’inventaire du réel ?

Alice ne pouvait empêcher ses lèvres de se retrousser en un sourire avant de commencer :

-J’ai toujours cru que les Licornes étaient (…) des monstres fabuleux, vous savez ? Je n’en avais jamais vu de vivante auparavant.

-Eh bien, maintenant que nous nous sommes vus, dit la Licorne, si vous vous mettez à croire en moi, je croirai en vous. Sommes-nous d’accord ? »10

Topographie subjective

L’artiste revenu du bout du monde, Jean-Baptiste Decavèle, a donné à Yona Friedman des photos des terres figurées en blanc sur les cartes, des zones presque inexplorées, entre Groenland et Détroit de Behring. Il les lui a remis comme on transmettrait les titres d’une terre sans droits seigneuriaux. Cette terre s’appelle Balkis island et Yona Friedman y a construit une de ses possibles villes spatiales. Aujourd’hui, cette ville est habitée.11 Reprenant le principe de Desertisland discs, une émission de la BBC créée en 1942 et diffusant la musique que les auditeurs emmèneraient sur une île déserte, l’île de Balkis accueille tous ceux qui lui confient une sélection subjective de musiques et d’écrits  participant à sa « topographie subjective ». Se crée ainsi une « géographie de territoires élusifs, dont le récit s’évapore dans le néant et où les traces de l’histoire sont rares ».12

Cette île existe donc, comme la licorne dont elle a pris la forme. Elle se situe dans un probable pas si impalpable, comme une de ces régions aux confins du monde médiéval. Comme à l’âge du milieu, elle laisse de côté le régime de la preuve et accueille une archive détachée des obligations du vrai et du faux. La notion même de « territoires élusifs » suggère une géographie non tant fuyante que retirée, déchargée des computations, ouverte à la subjectivité, et donc disposée au possible, construite et disponible.

Dans cet espace de disponibilité évoluent en un sens tous les projets de Yona Friedman. Son art de l’architecture n’est ni technocratique ni positiviste, il est attentif à des « éléments » au sens où pouvait l’entendre Brunetto Latini, à des principes qui ne jouent pas de l’intimidation technique afin d’être partagés. Rien ne l’enchante plus que la réalisation/appropriation d’un de ses projets dans un sens différent de ce qu’il avait pensé initialement. Par des voies qu’il ne convient pas de cartographier, suivant peut-être l’itinéraire à travers les siècles de la Licorne, Yona Friedman serait comme appuyé sur l’imaginaire de cet humanisme médiéval, sur cette forme d’esprit éclairé et humble face au monde, pour dépasser le modèle de l’architecte ingénieur, du réalisateur d’objets. Ce pourrait être une source souterraine de son idée de la construction qui n’évacue jamais le paradigme de l’usage, ni la présence des habitants, qui vivent dans le projet avant même l’édification. Ce pourrait être aussi une source d’un rapport au monde hérité d’un temps où l’homme ne dominait pas la nature et s’interdisait dès lors de la hiérarchiser à son unique avantage.

Il n’y aurait donc pas que son bestiaire qui proviendrait du temps des cathédrales, d’un temps dont évidemment on choisit ici le monde qui constitue, au sens large, l’environnement culturel de Brunetto Latini et produit, au tournant du 13ème siècle,  La Divine comédie. La carte de Balkis island serait-elle d’ailleurs si éloignée des portulans médiévaux qui, tel l’Atlas Catalan13 intègre, dans un schéma apparemment géométrique, de multiples considérations sur l’état du monde : calendrier, astrologie, imago mundi ? Dès lors que l’on tient à cette subjectivité, à ce retrait élusif, on organise l’escapade du temps vers ces périodes d’une autre manière de savoir. Dans les recoins de la topographie subjective, il y a donc aussi des formes de replis du temps où l’on constate la coïncidence de temps éloignés, des couloirs au milieu desquels galope la licorne.

La triple association

Aussi regardons la Licorne de la liberté pour ce qu’elle est dans ce jardin.

La figure naturalisée

Animal non domestiqué, elle apparaît sous les traits tracés par des plantes. Son apparition relève de l’art des jardins mais on ne l’a pas dessinée en broderie de buis ou en maçonnerie : il ne s’agissait pas d’en faire un motif décoratif dans un esprit Grand Siècle mais de l’inviter à venir vivre au rythme de saisons. De même, on s’autorise à en parler dans le registre de Brunetto Latini, comme le possible d’une nature non dominée. Souvenons-nous que le métier de jardinier, tel qu’il s’est enseigné à l’Ecole Du Breuil depuis 130 ans a connu dans cette période deux mutations, adoptant puis se détachant d’une pensée technique pour revenir à une compréhension enrichie de la nature. Asseyons-nous sous le majestueux marronnier qui ombrage la licorne, le long d’une ligne de narcisses qui serait une jambe ou un bras (comme les chevaux, les licornes n’ont pas de pattes), repensons aux pointes de feuilles à travers la neige. Nous sommes dans un jardin où s’exprime une utopie assumée, un rêve de liberté qui se veut opérant.

La Licorne est prête à nous dire qu’elle existe, elle nous le souffle presque au gré du vent et du balancement des fleurs. Mais dans cet état de réception qui devrait toujours être le nôtre dans un jardin, ce n’est pas la question de l’existence qui se pose, ni de l’inscription dans les registres. Le message silencieux du jardin est celui de la présence au monde et il fusionne en cet instant avec cette forme discrète et durable d’existence. La condition restrictive posée par Brunetto Latini à la vie avec la licorne peut être levée ou réinterprétée : la jeunesse est la condition de l’approche mais elle n’est plus prise dans une stratégie cynégétique.

La figure de légende

L’animal insaisissable est sous la garde des jeunes jardiniers qui, de génération en génération, lui donneront la certitude de s’endormir sans craindre d’être pourchassée et, peut-être, emporteront avec eux dans leur vie future quelque chose de cette utopie réalisée. Ils n’envisagent pas la possibilité de l’existence de la licorne, le monde moderne leur assigne avec suffisamment de force la frontière du réel et du reste, mais ils partiront avec, au mieux, avec cette idée que le jardin est accueillant aux idées, aux représentations du monde, qu’il n’est pas seulement ce qu’il montre. La licorne s’invite dans le jardin et ouvre l’espace vivant à une dimension non matérielle, sans la figer dans une dimension symbolique, poétique ou autrement significative.  Héritier de l’hortus médiéval en ce qu’il ne se résume pas à ses apparences, le jardin ainsi habité ne contraint pas ses acteurs : pas de perspective imposée ni d’histoire obligatoire.

Sujet/objet

En entrant dans ce jardin, le projet a aussi changé de nature. Mis au crédit de ses auteurs, il ne peut être rattaché à un lien de propriété, il n’est plus une œuvre au sens patrimonial, le don symbolique du dessin ayant été enrichi par le contre don du savoir jardinier. Artistique autant que pédagogique, il n’est ni public ni privé, il est comme indépendant du regard porté sur lui, justifié avant tout par son élaboration et son inscription dans une logique de transmission. Il est son processus autant que son résultat, il ne se donne pas d’agenda mais laisse entrevoir ses développements.

Enfin, on l’a vu, il s’agit d’une action sans motif : la licorne n’est pas allongée en représentation sur la pelouse mais bien en tant que telle, vivant parmi les fleurs, elle n’est pas un dessin, objet végétal, dont le sujet serait une licorne. Se détachant de l’intention initiale en refleurissant à chaque printemps –le soin des jardiniers illustrant ici leur art d’agir pour laisser faire- la licorne, en animal vraiment médiéval, s’éloigne de la dialectique et s’installe dans une autre forme de présence au monde, se détachant du régime de la preuve. L’accord entre Alice et la Licorne est bipartite, dans le texte original c’est un bargain : tu décides de me voir, je décide de te voir.  Ainsi se préfigure-t-il un rapport possible à la nature, dans la convention d’une réflexivité.

Humain/non humain

Cette convention, on ne l’éprouve jamais autant que dans un jardin. Il n’y a pas de lieu où, à ce point, on décide ou non de voir. On peut se contenter d’un regard circulaire et y trouver son contentement, ou avoir le regard de botaniste, attiré vers une minuscule fleur de sauge ou de renouée et y découvrir tout un monde. Si tu décides de me voir…

Cette réflexivité suppose également une reconnaissance, celle que pose Michel Callon en 1986 dans un article fondateur sous-titré La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de SaintBrieuc14 : le non-humain est un acteur de la relation qui s’instaure avec l’humain. On ne retiendra ici que cette requalification du non humain, déjà à l’œuvre dans une école où la plante, ailleurs chosifiée sur des étagères de vente ou dans des ornements urbains, est en pleine part un sujet d’étude. Le jardin est ainsi un des seuls endroits du monde moderne où la coexistence entre la vie humaine et la vie non-humaine s’organise sur le mode de l’association, au sens où Bruno Latour y voit la collaboration politique de l’humain et du non humain,15 mettant précisément en cause les catégories de sujet et d’objet. Les jardiniers nous donnent une occasion d’assister à cette conférence des humains et des non humains. Certains d’entre eux parlent aux plantes, en effet, mais ils ne sont pas les plus nombreux et savent parfaitement à qui ils s’adressent. En revanche, il est temps de le dire, ce que l’on appelle l’observation est une forme de communication ou, au sens de Latour, une articulation. Cette situation de communication serait même formalisable mais l’essentiel n’est pas dans le jeu de signes qu’elle engage : il s’agit avant tout d’un espace de compréhension, et donc, au fond, d’équilibre écologique. La question, y compris pour Latour, n’est pas que les plantes (et autres non humains) parlent, c’est que nous soyons capables d’identifier, selon sa terminologie, leurs organes de phonation.

Oui, c’est vrai, il y a des jardiniers qui parlent aux plantes, plutôt quand ils se croient seuls. Ils se sentent renforcés par une forme de réponse dans laquelle on sera fondé à ne voir que le déterminisme biologique mais qui peut se présenter sous les espèces de la communication puisque, muettes, les plantes « parlent de façon indiscutable. »,16 et que le jardinier, qui les reconnaît, qui les nomme, les regarde et fondé aussi à les écouter et à traduire ce qu’elles ont à nous dire. La théorie sociologique de l’acteur-réseau  élaborée principalement par Callon et Latour trouve, sur ce point précis de l’extension du droit à la parole, non pas une confirmation dans la vie du jardin mais une forme d’antécédent, pourvu que l’humain en charge du végétal soit dans cette attitude non technocratique dont nous avons vu qu’elle était constitutive du passé autant que de l’avenir du métier.

Vivant et fabuleux

Animal sauvage et aussi peu collaborant que possible, la Licorne s’invite donc dans ce jeu. L’association n’est plus binaire. L’humain se joint certes au non-humain mais ne constitue qu’une partie de l’équation. La Licorne est invitée à demeurer dans une école, dans un lieu qui  perme aux jeunes humains d’entendre ce que faune et flore, ce que le monde vivant non humain prononce. Pour sceller cette invitation, il y a une catégorie de plus dont il faut convenir. Reprenant Li livre dou trésors, l’envoyant peut-être dans la mouvante bibliothèque de Balkis Island pour conforter sa postérité accordée par Dante Alighieri, nous devons accepter l’existence de la Licorne, ce qui ne torture pas notre raison mais nous amène à augmenter les catégories de réel. Le réel répertorié s’entrouvre ainsi  pour laisser entrer l’animal fabuleux. La fable s’incarne dans les tissus vivants du jardin, le dessin se fait territoire, la figure perspective, les savoirs délaissent leurs statuts académiques pour collaborer, et dans l’alternance sans fin de la disparition et renaissance de la fleur, s’élabore une intrication nouvelle des connaissances et des temps.

Un refus du temps

L’acceptation du monde vivant et l’acceptation en son sein du réel fabuleux ajoutent en somme un troisième terme à l’association latourienne : humain, non humain et fabuleux. Sans ce pas de côté, celui du jardinier, il n’y a que constitutions sans utopie. La triple association resserre étroitement ses trois termes et se trouve exactement conditionnée par leur interdépendance : végétal, humain, fabuleux. Les temps se mêlent, on l’a vu et confirment au jardin sa nature de lieu où les temps non humains se déploient. Ce temps que les temps mêlés refusent est celui de la chronique comme « expression du temps irréversible du pouvoir ».17 Ce temps-là, celui qui dicte sa marche et ses annales, le retrait dans les frondaisons du fabuleux permet de le tenir à distance, d’échapper à sa prise et dans ce refus, le long d’une ligne de narcisses, d’effleurer pour de bon la créature muette et sauvage.

Remerciements

J’adresse mes vifs remerciements à Jean-Baptiste Decavèle pour nos conversations et ses relectures, à Renaud Paque, Directeur de l’Ecole Du Breuil pour son adhésion enthousiaste au projet, à Françoise Faury, responsable du domaine pour sa science joyeuse, ainsi qu’à tous les jardiniers de l’équipe,  à Antoine Glotin et à tous les étudiants et apprentis qu’il a su emmener dans ce projet.

Citer cet article

Frédéric Triail, « La licorne de la liberté : Un projet de Yona Friedman et Jean-Baptiste Decavèle mené à l’Ecole Du Breuil », [Plastik] : Art et biodiversité : Un art durable ? #04 [en ligne], mis en ligne le 15 février 2014, consulté le 19 mars 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2014/02/15/la-licorne-de-la-liberte/ ISSN 2101-0323

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