Plein écran
AAA

Stratégies d’adaptation pour l’Anthropocène : Une randonnée et une carte

Stratégies d’adaptation pour l’Anthropocène : Une randonnée et une carte


Plein écran
AAA

Table des matières

Résumé

Les artistes Laurent Tixador et Natalie Jeremijenko ont mis en place des démarches particulières pour affronter l’ère anthropocène.1 Il est un bricoleur qui développe des stratégies d’adaptation face à des situations pré – ou para – technologiques qu’il provoque lui-même. Elle est un designer expérimental dont le travail « explore les possibilités offertes par les nouvelles technologies pour le changement social non–violent ». Tous les deux s’engagent physiquement avec l’environnement. Si l’on admet que les artistes ne produisent pas de savoirs nouveaux, quel est leur apport pour comprendre notre époque ?

Introduction

Il est un bricoleur qui développe des stratégies d’adaptation face à des situations pré – ou para – technologiques qu’il provoque lui-même. Elle est un designer expérimental dont le travail « explore les possibilités offertes par les nouvelles technologies pour le changement social non–violent ».2 Tous les deux s’engagent physiquement avec l’environnement.

Laurent Tixador vient de remporter le prix COAL pour l’art et l’environnement 2013, pour son projet Architectures Transitoires. Le thème « l’adaptation » caractérise son art depuis le début.

« Concevoir son habitat dans un milieu donné en ne partant de rien, en ne comptant que sur sa force physique et son ingéniosité, est le point de départ des gageures inédites que Laurent Tixador ne cesse de relever avec ses Architectures Transitoires. Qu’elles soient établies dans une pâture, une caserne désaffectée, un chaos granitique ou encore un bosquet, elles sont chaque fois l’occasion d’expérimenter des situations pré-technologiques, d’engager un mode de décélération et de mettre en perspective la condition de l’homme du XXIe siècle. C’est l’environnement, qu’il soit ou non naturel, qui définit le style de ces architectures et oblige le corps et l’esprit à s’adapter à ses exigences. »3

Un exemple récent : au mois de septembre 2013 au domaine de Chamarande, il a installé un atelier en plein air pour fabriquer des outils qui serviraient à construire un pont avec des matières premières trouvées sur place. Cette aventure, menée avec deux comparses, Quentin Ménard et Baptiste Brevart, est présentée sur son blog sous le titre générique « Quelques bons moments de bricolage ». L’artiste livre un mode d’emploi succinct :

[Figure 1]

« Construction d’un pont sans matériaux ni outillage.

Il faut commencer par ramasser une pierre. On doit ensuite consacrer une ou deux journées à la polir afin de lui donner un tranchant.

Quand on est satisfait, on peut couper une branche avec la pierre, l’emmancher puis couper un arbre avec sa nouvelle hache. »4

Natalie Jeremijenko traite également de l’adaptation. Une de ses œuvres récentes Mussel Choir (Chœur de moules) est une œuvre d’art public qui équipe des mollusques bivalves de capteurs et de logiciels audio, afin de recueillir des données sur la qualité de l’eau : ainsi, en filtrant l’eau, les moules en « chanteront » la qualité au profit des passants.

Les moules se nourrissent de plancton et d’autres organismes flottants en attirant l’eau par leur siphon inhalant, et, après l’avoir filtrée, en laissant sortir les eaux usées à travers le siphon exhalant. Chaque moule peut filtrer jusqu’à 9 litres d’eau par heure. Le projet consiste à munir les moules de capteurs à effet Hall, qui enregistrent l’ouverture et la fermeture de leurs coquilles, et convertissent ces données en sons individuels (ainsi chaque mollusque a sa propre « voix »).5

Inauguré à la Biennale d’architecture de Venise  en 2012 en collaboration avec l’architecte Mark Shepard, Mussel Choir ira à Melbourne pour surveiller la qualité de l’écosystème aquatique des Docklands, et à l’EcoPark de New York au bord de l’East River. La population des moules newyorkaises a été durement touchée par l’ouragan Sandy en 2012, mais elle est en train de se reconstituer progressivement. « Je m’intéresse principalement à la capacité d’adaptation spectaculaire des moules. » explique l’artiste. « En cela mon approche diffère du conservatisme traditionnel. Je veux savoir comment les organismes s’adaptent à l’anthropocène  – ‘l’ère de l’activité humaine sur la terre’. Cette approche est contraire à la façon de penser du Sierra Club6 qui s’attache à ‘conserver et préserver’. »7

Marcher et cartographier

Leurs approches respectives se lisent déjà en filigrane à travers deux projets antérieurs des artistes8 : L’inconnu des grands horizons, une marche à pied entreprise par Laurent Tixador avec Abraham Poincheval en 2002 [fig. 3], et OneTrees, une carte à l’échelle 1:1 commencée en 1998, et actualisée en 2003 quand Natalie Jeremijenko et un groupe de bénévoles ont planté dix paires d’arbres génétiquement identiques dans des quartiers différents autour de San Francisco.

Marcher : un engagement physique avec le monde

En octobre 2002, lorsque Laurent Tixador et Abraham Poincheval ont entamé une randonnée de plus de 750 kilomètres pour relier Nantes à Caen et Caen à Metz, à l’aide d’une boussole pour suivre une ligne droite, ils n’étaient pas préparés aux conditions météorologiques pourtant prévisibles. C’est une chose de recevoir quelques gouttes de pluie entre la maison et la station de métro à 50 mètres, et une autre de marcher toute la journée sous une pluie battante et choisir le fond d’un fossé comme l’endroit le plus abrité pour planter sa tente. Le vent souvent fort et glacial fait prendre conscience du peu de protection offerte par des capes imperméables et de la fragilité de leurs fixations. Dans le journal qu’il a tenu pendant leur périple, Tixador décrit la délicate manœuvre qui consiste à fermer des boutons-pressions de son compagnon tout en empêchant les siens de se défaire. Sa conclusion : « La vie sous un poncho est autant une histoire d’adresse qu’une affaire de jugement. »9 Le compte-rendu se termine lorsque le chroniqueur contemple les lumières de Metz, émerveillé. Peu importe s’il ne leur restait plus d’eau et seulement deux paquets de soupe lyophilisée; leur objectif était en vue. Il leur avait fallu 40 jours de marche pour faire le voyage. Pour la dernière étape, la plus froide, ils avaient dû intensifier leur rythme pour arriver à temps pour l’ouverture de l’exposition le 17 décembre.

Tixador et Poincheval avaient choisi de marcher en ligne droite parce qu’ils s’imaginaient que c’était ce que l’explorateur ferait en territoire inconnu. En fait, comme le note l’historien Sylvain Venayre, les explorateurs ont tendance à suivre les lits des rivières. La droite caractérise plutôt les sports de compétition. Dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne, Phileas Fogg espérait gagner le concours en naviguant en ligne droite.10

Une promenade « façonnée » (shaped walk) offre une image clairement définie, dans laquelle les parties sont subordonnées à l’ensemble, une gestalt qui fait appel à l’imagination. Conformément à la loi de pregnanz (concision) les humains ont tendance à ordonner leur expérience à l’aide d’images régulières et symétriques. Ainsi une forme simple qui contraste avec l’arrière-plan est plus frappante – et plus facile à retenir – qu’une forme complexe et irrégulière. La marche ici prend la forme d’une figure archétypale : la ligne droite est une expression de l’unité, « un potentiel de temps existant » (La Monte Young). Elle est une figure imaginaire.

L’exécution de ce type de marche n’est pas un processus aussi « routinier » que les « Notes sur l’art conceptuel » de Sol Lewitt nous feraient croire.11 Même façonnée par l’idée préliminaire, elle est réalisée par l’artiste et le fait de marcher et la durée du parcours font intégralement partie de l’œuvre. Richard Long explique qu’il est essentiel à son travail qu’il le fasse lui-même : « Le but de mon travail est mon propre engagement physique avec le monde de différentes manières, que ce soit à pied, ou à travers des empreintes digitales, ou dans le fait de jeter des pierres. » Cette remarque s’applique aussi à la démarche de Laurent Tixador.

La plupart des artistes marcheurs documentent leurs randonnées en mettant l’accent sur la forme de l’itinéraire. Des dispositions concernant la documentation (procédures de collecte et normes de prise de vue) sont souvent incluses dans le protocole. Les médias de présentation comprennent le dessin sur les cartes, la photographie, la vidéo, la sculpture et l’écriture. Pour L’inconnu des grands horizons, le duo a produit une vidéo documentaire de vingt-quatre minutes. Tixador a également publié un carnet de voyage. Son texte n’est ni de l’anthropologie, ni du journalisme – il ne visait pas à rapporter une image de la France contemporaine. Le voyage consistait à faire face aux événements imprévus dans un environnement inconnu. Les images montrent les deux aventuriers eux-mêmes sur la route, dans des compositions qui parodient souvent des « portraits d’explorateurs ».

Pendant (ou entre) les expéditions, des matériaux recueillis sur le terrain ont servi à faire des objets dont les formes rappellent l’art populaire. Sculptures en os de seiche ou faites à l’aide des manches de pelle, aquarelles montrant des emballages de nourriture, bouteilles « impossibles » remplis d’objets miniatures, des souvenirs d’aventures passées ou à venir – de petits marteaux, des pelles, des papiers « toilette » découpés (La grande Symbiose, 2007), des drapeaux miniatures fixés dans le plâtre mélangé avec de l’eau à partir de packs de glace polaires (North Pole, 2005), des figurines qui représentent les artistes sur le terrain, dormant dans des sacs de couchage ou creusant sous terre, vêtus de combinaisons jaunes et casques de mineur. Dans une période où beaucoup d’artistes font réaliser leurs œuvres par des fabricants, ces objets artisanaux faits à la main semblent réhabiliter la notion de métier. Or, tout en ressemblant à des imitations naïves ou des produits dérivés, ils font partie d’un tout que le spectateur ne peut pas appréhender simplement en le regardant. Comme les photographies, livres et vidéos, ce qu’ils documentent est davantage des processus que des choses. Et puisque nous sommes passés de ce que Jacques Rancière appelle un « régime de représentation » à un « régime esthétique de l’art », la forme visible d’une œuvre n’est qu’une facette de l’ensemble : l’actualisation d’un concept, le résultat d’un processus.12 L’action conserve sa primauté.

Techniques de survie

L’attrait de l’aventure vient en partie de ses dangers. Au début de leur collaboration, Laurent Tixador et Abraham Poincheval se targuaient de leur manque total de préparation physique. Ils ont mis l’accent sur leur propre vulnérabilité de citadins modernes, qui n’ont plus (ou à peine) les aptitudes physiques qui ont permis à leurs ancêtres de survivre dans un environnement concurrentiel. C’est pourquoi, pour L’inconnu des grands horizons, ils n’ont pas utilisé de carte ou de guide. Le premier jour de la randonnée, Laurent Tixador a écrit dans son journal : « L’aventure commence, nous avons sur le dos des équipements tout neufs, de grosses chaussures de montagne qui n’ont jamais vu un caillou et des vêtements dont les plis sont encore visibles. L’odeur que nous laissons dans notre sillage est celle des centres commerciaux et notre expérience de la marche, très théorique, se résume en trois mots : plutôt le métro. »13

Contrairement au jeune Américain Christopher McCandless, parti seul dans une région sauvage de l’Alaska sans même une boussole, les deux artistes ont pris un risque calculé. Sur la route, dans les campagnes françaises, ils pourraient compter sur les gens pour les aider en cas d’urgence.

Ils ont également essayé pendant une semaine de vivre en autarcie, comme des chasseurs-cueilleurs paléolithiques, en se nourrissant de moules et de figues de barbarie sur l’île de Frioul en face de la ville de Marseille.

Ils ont passé un mois au milieu d’un pâturage de vache « comme des esquimaux dans des igloos en terre cuite », en utilisant uniquement les ressources trouvées dans leur environnement immédiat. Ils sont toujours à la recherche de nouvelles situations, des conditions inhabituelles ou extrêmes, qui frôlent parfois l’absurde, et qui les obligent à trouver des moyens de surmonter les obstacles. Dans cet esprit, ils ont entrepris un voyage à vélo en France, en suivant le chemin d’un cercle tracé sur une carte (Verdun). Laurent tenait son journal de l’expérience sur du papier hygiénique. Arrivés à Verdun après deux semaines, ils ont jeté l’éponge – le Tour de France n’était pas pour eux – en l’appelant un « échec réussi ».

[Figure 6]

Ces projets visent-ils à refléter notre relation avec la nature ? Les citadins d’aujourd’hui doivent-ils se préparer à survivre dans le désert, comme les scouts ? Comment des conditions climatiques extrêmes transforment-elles notre relation avec notre environnement ? Tixador prétend ne pas être intéressé par la nature ou l’écologie en soi (d’où le papier toilette), mais sa sphère d’action dément cette posture. Peut-être est-il plus exact de dire qu’il est préoccupé par l’évolution des méthodes de survie. Pour lui, la survie de l’espèce humaine dans des environnements extrêmes commence chez soi, avec le vent froid de la plaine orientale. Des aventuriers des derniers jours peuvent relever le défi en se déplaçant vers le pôle Nord (North Pole, 2005) ou dans des terriers souterrains (Horizon moins vingt, 2008).

Ces entreprises placent l’artiste dans des situations à risque que nous devrions tous affronter si le climat devenait plus instable. Il va falloir apprendre à nous débrouiller. Aucune occasion n’est trop triviale. Dans L’inconnu des grands horizons Tixador note : « En marchant dans cette campagne, je passe mon temps à penser à une organisation rationnelle de mes poches. Elles sont si nombreuses et tellement réparties qu’il est impossible de trouver un accessoire qui n’aurait pas été rangé à sa place. Je suis devenu, par habitude, un placard de cuisine dont on peut présager sans réfléchir de ce que cachent toutes les portes. » 14 Avec un ingénieur, il a passé un an à préparer l’expédition Horizon moins vingt (2008) dans les moindres détails. Pour ce projet qui l’obligeait à creuser un tunnel souterrain au rythme d’un mètre cube par jour, ils ont étudié la faisabilité de chaque aspect de l’opération, qui comprend l’élaboration d’un système de ventilation à la pompe en l’air frais et pomper l’air appauvri.

[Figure 7]

Il a été suggéré que cet art traite davantage de l’apprentissage du monde que de la représentation.15 Cela signifie que l’artiste explore une idée ou une situation jusqu’à ce qu’elle devienne familière, avant de passer à autre chose. Plutôt que de perfectionner ses compétences en peinture, en photographie ou en vidéo, il apporte à chaque projet la passion et la courbe d’apprentissage de l’amateur.

Planter la carte : « Les arbres rendent le temps tangible »

Natalie Jeremijenko a commencé à utiliser les nouvelles technologies dans l’espoir d’effectuer une transformation sociale, une « illusion » qui l’anime encore aujourd’hui. Citant Hippocrate – « La majeure partie de l’âme se trouve hors du corps : pour en traiter l’intérieur, il faut traiter l’extérieur », elle soutient que la notion de santé a besoin d’être redéfinie : pour elle, quand « elle est externe, elle est partagée, nous pouvons faire quelque chose. »16 A cette fin, elle a fondé la Clinique de santé environnementale à l’Université de New York, où on donne à des « impatients » des ordonnances pour les changements qu’ils peuvent mettre en œuvre tout de suite pour améliorer l’environnement. La clinique prescrit des médicaments tels que des RX Upshoes (des ressorts fixés aux talons hauts pour les transformer en « un véhicule de grande puissance piétonnière qui vous soulève et vous emmène là où vous allez plus vite ») [fig. 7], Fallout shelters for the climate crisis (des abris anti-retombées pour la crise climatique) – des « cheminées solaires » installées sur le toit des immeubles qui prennent l’air enrichi en CO2 du bâtiment et fournissent de l’oxygène à la place ou No Park : Plantés dans les espaces interdits au stationnement pour intercepter les polluants avant qu’ils entrent dans le port, ces micro paysages modifiés « empêchent le ruissellement des eaux pluviales [qui charrient des graisses automobiles et autres polluants du bitume], utilisent des feuillages pour stabiliser le sol, et … fournissent une couverture de surface durable et facile à maintenir ».17

[Figure 8]

D’autres projets utilisent des techniques de cartographie pour revisiter le débat sur l’inné et l’acquis. Les OneTrees (UnArbres) [fig. 8] emblématiques de Jeremijenko consistent en vingt arbres génétiquement identiques qui ont été plantés dans différents quartiers autour de la Baie de San Francisco pour former une carte-réseau qui est littéralement ancrée dans le territoire.

En 1998, elle a passé commande à la pépinière Burchell à Modesto, en Californie, pour la micro-propagation en culture d’un millier de clones d’un noyer infructueux. « L’idée de faire ce projet venait de la question que nous posons tous : pourquoi sont-ils comme ça ? » écrit-elle, « question posée à un moment où le génome humain a été annoncée – et avec elle l’implication et l’affirmation que les gènes sont le code de la vie ».18

« Les arbres ont toujours posé cette question … et quand vous les voyez tous penchant dans la même direction, comme des nageurs synchronisés, le long d’une route, vous reconnaissez tout à coup les effets de l’ombre des bâtiments et des milliers de petites décisions indépendantes que chaque bourgeon a prises : vais-je par-ci ou par-là ?  Et chacun d’eux a choisi l’option ensoleillée…vous voyez de grands arbres qui agrègent  ces décisions en une structure massive penchée, posée comme une ballerine dans une arabesque impossible. Les arbres rendent le temps tangible. »19

Les arbres eux-mêmes sont de la variété « Paradoxe », un hybride du noyer de Californie croisé avec le noyer anglais. De croissance plus rapide et plus vigoureux que ses parents, le paradoxe passe pour être un arbre urbain idéal, policé, qui ne dérange pas, car il ne produit ni fruits qui risquent de tomber sur la tête des passants, ni pollen qui les ferait éternuer.

Lorsque les plantules ont d’abord été exposées ensemble à Yerba Buena Center for the Arts à San Francisco, chacune dans une tasse stérile individuellement scellée, elles montraient déjà leurs différences : dans leurs modes de branchement, le nombre de feuilles, la longueur internodale… Le fait qu’elles ont le même matériel génétique ne signifie pas qu’elles ne sont pas engagées individuellement dans des formes complexes d’interaction avec leur environnement. Comme le code « open-source » en constante évolution, l’information génétique contient une grande mesure d’indétermination. Si l’arbre avait été cloné en prenant une bouture de tissu mûr, la variation dans les plantules n’aurait pas été aussi grande.

Après que les semis aient eu le temps de se développer, Jeremijenko et un groupe de « tree stewards » (gardiens d’arbres) bénévoles, membres des associations locales Pond et Friends of the Urban Forest, ont planté vingt paires d’arbres dans différents endroits autour de la baie de San Francisco pour permettre aux résidents de ces zones d’assister au processus. Le site Web du projet recense ces lieux et leurs gardiens.

Les paires d’arbres ont été installées dans différents biotopes. Parce qu’elles ont les mêmes gènes, elles « restituent les différences sociales et environnementales auxquelles elles sont exposées. » Les conditions du sol, par exemple, sont essentielles à la vie végétale. Dans les zones où le sol est un mélange de sable et de boue de la baie, les arbres meurent. Les conditions économiques comptent aussi. Les quartiers où la vie végétale est abondante et saine sont souvent les plus riches, tandis que les zones économiquement pauvres ont tendance à cumuler déchets industriels enfouis et sols appauvris. Planter les semis par paires permet aux gens d’observer les différences individuelles. Dans un même environnement, les arbres, comme des frères et des sœurs, peuvent évoluer différemment.

Comme des bases de données vivantes, les arbres révèlent les changements environnementaux au cours des décennies, voire des siècles. Ceci est important pour la cartographie des changements environnementaux lents.

Des projets comme OneTrees sont des expériences publiques, qui posent le genre de questions que les scientifiques, les experts et les décideurs politiques se posent, et donnent aux non-spécialistes la possibilité de voir des éléments de preuve par eux-mêmes. Comment les arbres s’adaptent-ils à leur environnement au fil du temps ? Comment le modifient-ils? Vont-ils fournir de l’ombre, évincer les plantes plus petites ? Deviendront-ils des repères bien-aimés, comme dans le sud de France, ces oliviers millénaires autour desquels des routes sont construites (ou déviées) ? Lorsque les citoyens lambda, bénévoles ou riverains, participent à l’expérience en plantant un arbre, ou en en prenant soin (selon les ordonnances municipales, les propriétaires sont tenus d’entretenir les arbres devant leur maison), ils voient comment l’expérience a été mise en place, ils participent à son organisation, ils peuvent voir les résultats et tirer leurs propres conclusions.

Cela offre une puissante motivation pour l’action politique. Il ne s’agit pas pour l’artiste de « responsabiliser » les autres, mais de leur reconnaître la capacité d’observer et même d’interpréter les faits par eux-mêmes. Plutôt que de rester impuissants face au désaccord des experts, ils acquièrent de l’expérience, qui leur permet de mieux comprendre les enjeux et les difficultés inhérentes à la recherche scientifique. Pour ce faire, les personnes présentes doivent participer à l’expérience, même modestement. L’observation doit avoir lieu sur une période de temps significative. En cela, cette expérience rappelle et réactualise la « sculpture sociale » de Joseph Beuys, 7000 Eichen (7000 chênes), que l’artiste allemand a inaugurée à Cassel en 1982 à l’occasion de Documenta 7, et qui s’est poursuivie après sa mort, grâce à la Dia Foundation à New York.20

Questions de forme

A première vue, tout les oppose : Jeremijenko intervient dans l’environnement, en le modifiant par l’ajout de quelque chose,21 alors que Tixador s’adapte à chaque nouvel environnement qu’il investit et ne laisse rien de durable derrière lui. « Ce qui m’intéresse », dit-il « c’est de fabriquer une situation qui influence mon comportement et propose des opportunités. »22

Tixador réalise une shaped walk (marche façonnée) et Jeremijenko une carte à l’échelle 1:1. L’une c’est une carte-trajet, l’autre une carte-réseau, un « environnement informationnel » comme l’appelle l’artiste. En effet le projet OneTrees comporte aussi deux volets annexes : ATrees est une application pour ordinateur qui fait pousser un arbre artificiel dont le taux de croissance est contrôlé en temps réel par les niveaux ambiants de dioxyde de carbone (CO2). Le capteur et le programme permettent à l’utilisateur de surveiller le taux de CO2 contenu dans l’air qu’il respire et lui font prendre conscience du changement climatique au niveau local. Stump (Souche) est un virus électronique qui compte le nombre de feuilles de papier consommées par une imprimante. Lorsque la quantité des feuilles consommées atteint une quantité équivalente à un arbre en pâte à papier, le programme imprime automatiquement une coupe de souche d’un arbre. Accumuler ces morceaux de papier ‘fait pousser’ une souche de la forêt que l’utilisateur et son imprimante ont consommée, et qui devient une représentation tangible de leur dette envers les arbres.23

Il y a des ressemblances dans « l’arc narratif » des deux projets. Tous deux commencent avec une structure claire, aseptisée et a priori « top down », qui semblent vouloir confirmer ou infirmer une hypothèse. A mesure de leur réalisation, le désordre s’installe : les deux aventuriers débutent en suivant une ligne droite avec des vêtements tout neufs et arrivent au terme de leur périple avec des barbes de trois jours et des tee-shirts sales. Les OneTrees commencent leur vie comme des clones tous pareils dans un environnement stérile tels que l’imagination populaire les dépeint, puis se mettent à accuser des différences de plus en plus frappantes. L’action de l’entropie ou l’empreinte de l’environnement ? Edith-Anne Pageot tire de ce fait ces conclusions :

« La croissance, somme toute déréglementée, du Paradox Vlach cloné vient signaler le caractère utopique et fantasmatique des impératifs d’asepsie, de rectitude et de régulation qui sont à l’origine de nombreux projets d’aménagements paysagers urbains en Occident depuis le début de l’ère moderne. À cet égard, les arbres virtuels et réels de One Tree(s), dont la croissance est imprégnée des effets de l’environnement, personnifient la ligne ‘courbe’, menaçante, qu’un Le Corbusier rêvait de répudier : ‘La circulation exige la droite. La droite est saine aussi à l’âme des villes. La courbe est ruineuse, difficile et dangereuse; elle paralyse.’ En ce sens, les clones biologiques et algorithmiques de OneTree(s) court-circuitent les idéologies environnementales qui sous-tendent l’aménagement des grands centres urbains nord-américains et figurent, bien paradoxalement, la peur du retour à l’état sauvage. »24

Que dire alors de la « ligne droite » de Tixador qui le pousse, lui et son co-équipier, à défier autoroutes, araignées, grillages et barbelés fermant des terrains toujours pas déminés, des restes d’obus de la bataille de la Marne ?

Conclusion : une cartographie « bricolée » ?

Chacun des projets de Natalie Jeremijenko place dans la sphère publique des preuves qui, autrement, ne seraient accessibles qu’à certains experts. Cette stratégie vise à modifier la structure de participation, en maintenant une attitude ludique tout en abordant des questions-clés du monde réel. Est-ce juste  enrobage de sucre pour faire de l’activisme environnemental acceptable pour les personnes dont les facultés critiques ont été fondues par la « société du spectacle » ? Ou pire, cette approche est-elle « détournée » et récupérée par des industriels responsables de beaucoup de dommages à l’environnement ?

À certains égards, on peut y voir à l’œuvre ce que Richard Barbrook a appelé « l’idéologie californienne » – « le zèle entrepreneurial et l’attitude gagnante défendue par le Nouvelle Droite californienne »25 qui, selon certains commentateurs, a permis aux conservateurs de détourner des idéaux de la contre-culture au service de leur campagne contre l’Etat.26 Pourtant, comme beaucoup d’artistes aujourd’hui, Jeremijenko construit des projets sur une base ad hoc. Elle n’a pas peur de mettre les pieds dans le plat en problématisant des questions controversées, comme par exemple l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés. La seule critique qu’on pourrait lui faire ce serait celle formulée par John Keats « Nous détestons la poésie qui nourrit un dessein manifeste à notre égard »27. Heureusement que des œuvres comme OneTrees transcendent leur « dessein manifeste ».

Laurent Tixador propose un modèle d’apprentissage plus modeste dans son champ d’application. C’est un parcours à travers le monde plutôt qu’une carte, et qui comporte aussi des dangers. Parmi les « bons moments de bricolage » figure une « séance d’arrachage de plantes invasives dans les hauts de Saint-Paul avec les étudiants de l’Ecole Supérieure d’art de la Réunion. Cette collecte permettra par la suite de développer un ensemble de logements provisoires et d’y habiter pendant une semaine dans le cadre d’un workshop. »28 Tixador est-il devenu un militant malgré lui, un adepte de la méthode Sierra Club ?

« Les espèces récoltées sont essentiellement du goyavier et de l’acacia. Depuis son arrivée sur l’île de la Réunion, l’homme a introduit près de 3.000 espèces exotiques venant de toutes les parties du monde. Certaines d’entre elles ont trouvé des conditions écologiques adéquates et prolifèrent au détriment des espèces endémiques. Importé sur l’ile pour produire du bois de chauffage destiné aux distilleries de géraniums, l’acacia se développe désormais spontanément au dépend des autres espèces végétales. Il est considéré ici comme une peste botanique au même titre que le Goyavier (originaire du Brésil) qui envahit les montagnes aux alentours de 900 m d’altitude. »29

C’est l’échelle qui situe l’intervention. Les plantes invasives sont arrachées localement, en quantité nécessaire pour construire de l’habitat temporaire pendant la durée du workshop. C’est une pratique nomadique qui consiste à prélever dans la nature juste ce qu’il faut dans l’immédiat, sans constituer de réserves (qui alourdiraient le chargement et diminueraient la mobilité du groupe). Ajouter à cela, les ordures recyclées qui permettent d’étayer les murs et d’agrémenter ce lieu fort accueillant malgré la pluie qu’on devine abondante. Le même principe a régi le choix du papier hygiénique dans Verdun. Tixador tient à préciser : « j’ai utilisé du papier toilette pendant le trajet en vélo pour tenir mon journal parce que ça m’évitait de transporter des carnets et ainsi de gagner du poids. Je le récoltais dans les cafés où nous nous sommes arrêtés au fur et à mesure. »30

Si l’artiste ne produit pas de savoirs à proprement parler, il peut créer de nouveaux liens entre les savoirs produits par des scientifiques, agir sur notre imaginaire et même (r)ouvrir des pistes d’investigation, qui sont parfois des pistes que les scientifiques ont trop tôt abandonnées.

Citer cet article

Karen O'Rourke, « Stratégies d’adaptation pour l’Anthropocène : Une randonnée et une carte », [Plastik] : Art et biodiversité : Un art durable ? #04 [en ligne], mis en ligne le 15 février 2014, consulté le 20 avril 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2014/02/15/strategies-dadaptation-pour-lanthropocene/ ISSN 2101-0323

Copier la citation