Le natura-psychisme, pour une nouvelle forme de création du vivant
Adèle Harrer
Nr 09 . 14 septembre 2020
« Le végétal a sa peau, et c’est son écorce, il a sa tête et sa chevelure, ce sont ses racines, il a sa physionomie et ses sens, il a sa sensibilité aussi, de telle sorte que si on le blesse, il meurt. Son feuillage, ses fleurs et ses fruits sont ses ornements comme dans l’homme l’ouïe, le visage, et l’art de la parole[1] ». Ces mots de Paracelse font encore écho à nos jours. En 1992, ils s’infusent par exemple dans la performance Autoportrait, Karjusaari, Lahti, Finlande[2] (1992) de Arno Rafael Minkkinen (1945-) qui, s’infligeant des contorsions, participe au façonnage de nouvelles branches pour multiplier les possibilités du devenir végétal dans une volonté de faire corps avec l’arbre et par extension la nature. Cet effacement de frontière entre corps propre et chair du monde est plénier a fortiori dans la culture des Canaques de Mélanésie dont le langage contient le vocable kara[3], qualificatif aussi bien de la peau de l’homme que de l’écorce des arbres. Dans cette perspective, des artistes, tels que Javier Pérez (1968-) et Giuseppe Penone (1947-), retranchent la séparation de l’être humain et de la nature de leur vocabulaire plastique en introduisant l’homme comme création en réseau du végétal. Si ce corps réseau est retranscrit par Javier Pérez dans la réalisation de dessins[4] où les ramifications du végétal deviennent celles de l’être humain, avec La Natura delle Foglie[5] (1990) de Giuseppe Penone il est mis en exergue par la répétition de l’empreinte de son pouce cristallisant la cartographie de l’être hybride. Dès lors, il semblerait que l’affinité entre l’homme et le végétal soit indubitable. À l’aune de la création végétalisée et des sciences cognitives, cette analogie dépasse assurément les appréciations physiques et esthétiques de la plante, pour creuser en elle et toucher à son essence. Malgré l’absence de cerveau animal de la plante, pourrions-nous parler de la psyché des plantes ? De fait, comment s’élaborerait ce nouveau langage du végétal ?
Au XVe siècle, le poète et philosophe italien Marcile Ficin développe sa Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes[6] dans laquelle arbres et animaux seraient les enfants de la terre fécondée par une semence mystérieuse. Deux siècles plus tard, Athanasius Kircher[7] rejoint cette réflexion dans son encyclopédie Mundus subterraneus, quo universae denique naturae divitae[8]. Au cours de son éloge de la géographie de la Terre, l’idée d’une semence universelle se réactualise dans l’extension du corps scientifique pour s’exausser en « panspermie », énergie extraterrestre d’origine inconnue participant à l’équation du vivant, du vivre et de la Création. Qu’en serait-il de cette énergie universelle dans l’actuel, loin des revendications religieuses ? Serait-elle réfutée par les sciences modernes ? Ou au contraire, permettrait-elle de déterminer le lien de l’artiste et de la nature ? Comment les expérimentations artistiques permettent-elles d’interroger les limites des sciences classiques et de nos constructions mentales, eu égard de la rencontre du végétal et de l’être humain ? Est-il productif de renfermer le potentiel énergétique des plantes dans nos projections ? Dans l’intervalle de conscience assez limité qu’éclaire la science académique actuelle ? Les découvertes validées par les sciences classiques suffisent-elles à définir le végétal ? Au-delà de l’étude analytique qui classifie les êtres vivants, qu’y a t-il ? Comment observer le végétal ? Quelle importance accorder à nos intuitions, à notre niveau de conscience, pour créer, pour unifier la nature ?
Si, avec les photographies Kirlian[9] la botanique confirme irréfutablement le processus de reconversion des plantes de l’énergie solaire en énergie du vivant, ce processus serait toutefois irréversible et désincarné. Nous touchons au véritable problème. Au-delà de l’énergie architectonisante du monde, cristallisée par l’installation audio-visuelle Nimbes[10] (2014) de Joanie Lemercier et de James Ginzburg, pourrait-il y avoir une « métaphysique du mélange »[11] ? Ne serait-ce pas dans l’acte créateur que l’énergie universelle du végétal s’assimilerait le mieux au réseau énergétique, notamment psychique, de l’artiste ? Ne s’agirait-il pas de réinstaurer la psyché des plantes et de l’environnement dans la sphère psychanalytique afin de fortifier la coalescence de l’être humain et de la nature, et ainsi mieux redéfinir le paysage vivant ? Finalement, ce qui fait l’objet de cette recherche est de rendre compte de la réciprocité des échanges énergétiques entre le végétal et l’humain tout en questionnant notre état de conscience dans notre compréhension de la plante végétale. Dès lors, le récit des expérimentations qui suit demeure pour l’instant invalidé par la science académique.
C’est au XVIIe siècle seulement qu’il fut admis que les plantes, à l’instar des êtres humains et des animaux, étaient des créatures sexuées douées d’émois. Auparavant, le patronyme ecclésiastique les arrachait de tout cycle créatif pour les circonscrire en figures saintes – fantasme de la naissance sans rencontre charnelle. En 1630, juste avant la révolution sexuelle des plantes, Thomas Brown s’extasiait encore devant la reproduction vertueuse des plantes. Ce fut Rudolf Jakob Camerarius[12] (1665-1721) qui introduit pour la première fois le pollen dans le vocabulaire de la fertilisation et de la formation des graines chez les plantes à fleurs dans son œuvre De Sexu Plantarum Epistula[13] en 1694. Toutefois, les interrogations ne s’arrêtaient pas là. Dès le XVIème siècle, le mythe de l’homme doué d’une telle sensibilité qu’il serait habilité à « entrer dans une plante » s’installe dans les mœurs. L’on pensera en premier lieu à Jakob Boehme, ou encore à Johann Wolgang von Goethe (1749-1832), qui affirmaient toucher au phénomène profond des plantes et effleurer leur dimension intentionnelle. Pouvaient-ils de par leur simple volonté longuement observer une plante croître, jusqu’à finalement se mêler à elle, en faire partie intégrante, se sentir grandir en elle, avec elle ? Ces expériences redonnaient tout son sens à la lutte pour la vie. Être en symbiose avec la plante et se réjouir de la germination d’une feuille, n’était-ce pas déjà là, participer au processus de création de la nature ?
À partir du XXe siècle, en dehors du corps scientifique académique, des chercheurs dans les domaines que sont la psychiatrie et la chimie prennent la relève. Dans les années 1960, Bernard Grad[14] (1920-) interrogeait le continuum de causalité de la psyché des plantes en menant des expériences controversées[15]. L’intervention énergétique de tout type d’individu était-elle capable d’enclencher une progression du taux de croissance végétale ? L’intégration de l’énergie de l’être humain dans l’équation de la germination de graines – autrement dit de l’accroissement de la quantité totale du tissu chlorophyllien de la plante – en permettait-elle l’accélération ? Ces interrogations prennent davantage d’ampleur à travers l’analyse des œuvres d’Ana Mendieta (1948-1985), caractérisées par le franchissement des frontières du corporel, corollaire au paysage psychique. Lors de sa performance Grass on Woman[16] (1973), elle se couche dans la terre, laissant partiellement immergé de boue son corps qu’elle recouvre ensuite d’herbes et de fleurs. Double éloge de la fécondité inspiré des images archétypiques des déesses de la fertilité a fortiori de la culture mexicaine, ce rite archaïque symbolise l’interconnexion de la nature et de la femme dont les énergies se nourrissent l’une de l’autre pour créer. En effet, pour Ana Mendieta, il ne s’agit pas tant d’introduire la psyché des plantes dans le langage psychanalytique, que de réinstaurer le psychisme de l’être humain dans son environnement naturel pour établir avec force le langage universel.
De son côté, Bernard Grad effectuait au début des années 60, une analyse comparative entre trois individus sélectionnés : deux patients de l’Institut psychiatrique où il exerçait sa profession, plus précisément une jeune femme de vingt-six ans atteinte de dépression névrotique réactionnelle et un psychotique de trente-sept ans ; ainsi qu’un homme de cinquante-deux ans non symptomatique. Quelle variation du taux de croissance végétal allait-il observer après la participation d’un sujet sain, névrosé et psychotique ? Le protocole était simple : il confiait à chacun d’eux pendant trente minutes une bouteille scellée contenant une solution saline avec laquelle il allait ensuite arroser des graines d’orge dont le sol avait été ensemencé. L’expérience dépassait la simple observation des résultats numériques. « Lorsque la bouteille scellée fut confiée au psychotique, Grad nota une absence totale de réaction ou d’émotion, alors que la névrosée s’enquit immédiatement des raisons de la procédure et une fois mise au courant, fit preuve d’intérêt et d’une meilleure humeur. Grad remarquera aussi que la malade en question avait niché la bouteille sur ses genoux, comme aurait pu le faire une mère de son bébé[17] ». De prime abord, la germination abondante et rapide des petites pousses arrosées par la solution dont le sujet sain s’était occupé, rendait manifeste la bonification de l’énergie de celui-ci, eu égard à celles de patients psychiatriques. Si la plante arrosée par la solution conservée par le sujet sain était celle qui retranscrivait le plus grand taux de croissance végétale, contre toute attente, celui de l’orge soignée par la névrosée présentait une légère progression par rapport à celui du groupe de plantes témoins, positionnant celui-ci à la troisième place, et laissant ainsi celui des plantes arrosées par la solution confiée au patient psychotique en dernière place. Finalement, Grad estima que «le facteur important pour ce qui était de l’expérience ne tenait pas tant au diagnostic qu’à l’état d’esprit dans lequel la patiente [névrosée] se trouvait au moment où elle tenait la bouteille[18] ». Lors de la présentation détaillée de l’avancée de ses recherches psychiques adressée à la Société américaine, Grad maintenait qu’une attitude négative – dépression, anxiété, hostilité – transformait de façon malveillante les solutions, à la défaveur de la croissance cellulaire de la plante, inhibée. Somme toute, ce n’était pas l’état psychique et somatique de l’être humain qui conférerait la qualité et la constance du flux d’énergie transmis aux plantes, mais plutôt son intention.
S’en suivit aussitôt les expériences de Cleve Backter.[19] (1924-2013). Animé par l’une de ses impulsions créatrices, il décidait en 1966 de relier l’une des électrodes du polygraphe – son appareil à détecter les mensonges – à l’une des feuilles de son Dracena – plante tropicale aux larges feuilles et à l’épais bouquet de petites fleurs. Il désirait effectivement étudier la phénoménologie et la temporalité de l’affect de la feuille lorsque ses racines sont arrosées d’eau. À mesure que l’eau était absorbée par la plante, le galvanomètre[20] reconvertissait l’émotion de la plante aussitôt traduite sur la bande enregistreuse par des variations d’énergies. Backster remarquait ainsi l’analogie entre la réaction d’un être humain soumis à un bref stimulus émotionnel et celle de la plante face à une situation mobilisant son attention. Les plantes étaient-elles susceptibles, elles aussi, de percevoir des émotions, des images mentales, des abstractions ? Il adaptait et renouvelait ce procédé à différentes situations et allait jusqu’à investir tout un laboratoire scientifique. Bientôt, il démontrait que la plante détectait les intentions – bienveillantes ou menaçantes – de l’être humain, et ce bien avant qu’il ne les mette à exécution. En outre, selon l’intensité de cette intention, le galvanomètre enregistrait une énergie plus ou moins importante. Non seulement la plante avait-elle une inclinaison à traduire les intentions des êtres humains sous forme d’énergie positive, négative, voire contradictoire, mais en plus répondait-elle aux intentions d’autrui à leur mesure et ce malgré une grande distance spatiale. Les réactions internes et externes de la plante étaient corollaires des desseins de l’être humain. C’est du moins tout le propos du jardin virtuel Extra-Natural[21] (2018), de Miguel Chevalier (1959-), qui actualise l’attrait de la botanique par le procédé informatique. Des capteurs de présence informent en continu les fleurs du jardin du passage des spectateurs, lesquelles agissent dès lors comme vecteur catalysant l’évolution du mouvement de la plante – orientation, plis, redressements. À l’aune de Extra-Natural, la théorie de la perception primaire non définie des végétaux introduite en 1968 par Cleve Backster dans le vocabulaire botanique[22], semble être validée.
À la croisée des recherches de Bernard Grad et de Cleve Backster, Marcel Vogel[23] (1917-1991) réalisa ses propres expérimentations. Convaincu que l’énergie psychique, à l’instar des autres formes d’énergies, pouvaient être accumulée pour être gardée en réserve, il suggéra la plante. Après avoir vérifié les résultats obtenus par Cleve Backster, il déduisit que l’intention humaine s’inscrivait probablement dans un champ énergétique commun à l’homme et au végétal, cristallisant le stockage de l’énergie psychique dans les plantes. Pour valider son hypothèse, fallait-il d’abord établir au printemps 1971 le moment précis où la plante et son propriétaire rentraient en communication. Au cours de ses expériences, « il prodiguait à sa plante toutes les démonstrations d’affection dont il aurait pu normalement gratifier un ami très cher. Chaque fois, le traceur inscrivait au tambour au tracé de base rectiligne une série d’oscillations ascendantes. Pendant ce temps, Vogel sentait de façon tangible que la plante le payait en retour en déversant sur les paumes de ses mains une sorte d’énergie. Quelques minutes plus tard, de nouvelles démonstrations d’amour de la part de Vogel ne suscitèrent plus aucune réaction chez la plante qui semblait avoir déchargé toute l’énergie dont elle disposait[24] ». Épris d’une euphorie, il appuyait la théorie selon laquelle la « force vitale, ou Énergie cosmique, qui entoure tout ce qui est vivant, peut se partager entre les plantes, les animaux et les êtres humains. À travers ce partage, une personne et une plante ne font plus qu’un ![25] ». Le Souffle est une Sculpture, titre de l’exposition personnelle de Giuseppe Penone, souligne ce caractère inhérent des énergies qui font monde. Pour l’artiste, les souffles vitaux se manifestent à leur image dans la formation du monde : ce dernier, bouleversé par les mouvements incessants provoqués la cohésion de ces souffles, s’érigerait en structures visibles à la mesure des frottements inter-cosmiques. De fait, comment l’artiste rend-il compte de ce phénomène ? À la différence d’Ana Mendieta qui revendique son appartenance au « Earth Body » ou encore au « Body Art », Giuseppe Penone, restant fidèle à l’Arte Povera, persuade le végétal d’emprunter son corps et d’inspirer son souffle afin de redéfinir ses sculptures in situ. Son empreinte exposée agit dès lors, comme c’est le cas pour Soffio di foglie[26] (1979), telle la signature du corps hybride. En appui aux créations de Giuseppe Penone, songeons aux œuvres numériques de Miguel Chevalier et de Joanie Lemercier. Si Extra-Natural foisonne d’algorithmes pour réinventer le jardin botanique où profilent couleurs et formes luxuriantes, le panorama japonais de Joanie Lemercier projette dans un bosquet de bambous avoisinant le Mont FUJI (不死))[27] (2013), le spectateur revisitant alors le Conte de la princesse Kaguya[28]. De prime abord, ces œuvres s’apparentent à de simples simulacres de la nature. Comment pourraient-elles effectivement répondre à la reconsidération de la recréation du végétal ? À l’instar de Mental Picture[29] (2004) sculptée par Tony Cragg (1949-), ces installations virtuelles se saisissent du végétal en ce qu’elles sont l’aboutissement de l’utilisation de codes mathématiques universels, présents dans le matériel génétique du vivant, et donc de la nature. Ne serait-ce pas jusqu’à dire que ces œuvres mettent en exergue l’ADN universelle sous sa forme la plus substantielle ? Cette universalité se manifeste a fortiori lors de la participation des spectateurs qui, intégrés dans ce paysage-simulacre, additionnent leur dimension de l’intentionnalité à celui de ces créations pour en multiplier les profondeurs.
Ce caractère universel n’est pas non plus étranger à la démarche artistique de Ruben Brulat dans laquelle la progression de la collaboration entre l’homme et de la nature continue là où les photographes Bill Brandt (1904-1983) avec Baie des Anges[30] (1959), Elina Brotherus (1972-) avec Der Wanderer[31] (2003), ou encore Arno Rafael Minkkinen avec Self-portrait, Stranda, Worway[32] (2006), l’ont laissée. De cette coalescence, Paths[33] (2011-2013) profite d’une impressionnante économie d’énergie aboutissant à des photographies-empreintes inédites. Mettant en tension l’espace de la création à l’échelle macrocosmique, cette série photographique provoque des jeux de corps, des jeux de formes, de couleurs et de courbes d’où émane la nature. Alors que la souplesse des corps s’allie parfaitement aux propriétés ambivalentes de l’eau – à la fois douce, dynamique et uniforme – résonnent les courbes des chaînes de montagnes à travers la structure et l’ossature des corps. Commencement retrouvé[34] (2011) renverse davantage la dualité de l’être humain et de la végétation en mettant en lumière le caractère touffu et fourni des corps. Comme l’introduit Rimbaud dans son « Génie »[35], le soi allocentrique entame l’ontologie par le postulat de l’identité altérée et extériorisée. À partir de cette ubiquité qui définit dès lors le « je », l’identité devient tributaire de l’autre comme pour souligner la continuité de l’être incarné et de son horizon, du corps propre et du corps géant. Se pose finalement la question des échelles du vivant, entre microcosme et macrocosme. Comment l’échange énergétique entre l’être humain et la plante termine-t-il son cycle ? La psyché végétale et artistique n’investissent-elles pas des paysages mi-sauvages, mi-artificiels pour ensuite mieux se réincarner dans les plantes, actrices du paysage vivant ?
D’après notamment la théorie de René Thom[36], l’univers s’inscrirait dans un cycle de création, de développement et de destruction des formes. Cette découverte nous amène certainement à repenser l’existence de l’être humain et la place de ce dernier dans le cosmos. Comment s’y adapte-t-il ? Est-il incessamment pris par une impulsion de cristalliser, ou au contraire, de détruire, l’univers ? Comment sublimer sa créativité libidinale et neutraliser ses instincts meurtriers mortidinaux[37] ? À quel(s) moment(s), dans quelle(s) activité(s), respecte-t-il la place que l’univers lui a attribuée ? Si des artistes, telles que Marie Denis avec Diorama Sylvestre[38] (2015), Jayashree Chakravarty avec sa Carte blanche à l’artiste au musée Guimet[39] (2017-2018) et Tsama do Paço avec Encombrants Végétants[40] (2017), suggèrent de créer avec la nature à partir de matériaux végétaux et de récupération pour solidifier notre rapport à l’univers sans en accélérer la destruction ; d’autres incluent sans détour le cycle de création et de destruction du végétal dans leurs œuvres. Juxtaposition de quadrilatères jaunes disposés au sol pour évoquer l’hétérogénéité dans l’homogénéité et ce réciproquement, Pollen from Hazelnut[41] (2002) porte la trace de l’engouement pour la méditation de Wolfgang Laib (1950-). En effet, l’artiste allemand collecte en quantité du pollen – gamète mâle de la plante – de noisetier aux alentours de sa maison et de son atelier dans un petit village au Sud de l’Allemagne depuis la fin du XXe siècle. S’accomplit dès lors un déplacement de la créativité, de la psyché et du cycle sexuel du noisetier qui, plutôt que de féconder des individus de la même espèce, engendre une nouvelle forme de vie en participant à la sphère artistique. Si Wolfgang Laib transcrit dans ses œuvres le mélange des échelles inter-cosmiques en manipulant la semence vivante des plantes, d’autres s’emploient à la réincarnation du végétal dans la création artistique. Les plantes n’ayant pas recours au phénomène de renouvellement cellulaire, turnover, elles n’hésitent effectivement pas à se séparer des organes devenus inutiles : chutes des feuilles et élagages de branches sont des processus mécaniques permettant aux plantes d’éliminer les organes indésirables au profit d’un meilleur épanouissement. Ce faisant, Cécile Beau et Anna Prugne ramassent dans la forêt du bois mort – écorce, branches – qu’elles greffent l’un à l’autre pour réinventer la forme de l’arbre. Grâce à cette association de morceaux d’écorce montés sur des branches, les spectateurs sont invités à traverser l’espace de La Siouva[42] (2017) pour réinstaurer l’échelle humaine dans celle du végétal. Comment la création artistique pouvait-elle rétablir de la même façon l’échelle du végétal dans son environnement naturel pour renouveler le paysage vivant avec force ? Élodie Lefebvre réinvestit l’environnement en faisant perdurer la tradition japonaise Kintsugi datant du XVème siècle à travers Ogon no ki – Poirier[43] (2012). Pour ce faire, elle désigne au cours de ses marches, sur le terrain, des arbres morts sectionnés sur lesquels elle intervient en recouvrant les parties manquantes par des feuilles d’or. De son côté, Andy Goldsworthy (1956-) valorise le caractère touffu et irrégulier des bois du Cornwall avec son œuvre Storm King Wall[44] (1997-1998). Depuis son prélèvement dans les champs jusqu’à son édification en mur-serpent de près de sept mètres de long, la pierre marque une unité à l’aune de la forêt. De par la distance aménagée entre chaque arbre, Storm King Wall s’étend de sorte à ce que chaque oscillation renforce la mesure du vivant végétal et renverse les échelles conventionnelles. Ces propos sont vraisemblablement véhiculés par le Land Art qui clôture ici le discours dialectique.
En définitive, l’incarnation du végétal en l’être humain, sous forme naturelle, symbolique ou encore numérique, serait une réalité réciproque. Par l’intermédiaire des œuvres d’art, l’être humain dévoilerait sa disposition à fournir en retour de l’énergie à la nature : à travers cette phénoménologie de la plante et de sa psyché, la création artistique se révélerait comme processus écologique transcendant la matière. Les différences des échelles inter-cosmiques seraient ainsi entamées pour rétablir l’unité du vivant dans le langage universel.
Harrer Adèle est doctorante en Arts Plastiques à l’École doctorale d’Arts plastiques, d’esthétiques & des sciences de l’art à l’Université Paris 1 du Panthéon-Sorbonne. Ses thèmes de recherche portent sur le devenir psychique de l’énergie de l’artiste dans la nature. S’inscrivant dans l’entrecroisement d’identités culturelles, plastiques, picturales, virtuelles, et disciplinaires (la psychanalyse, le bouddhisme et la botanique principalement), sa démarche a pour objectif de réinstaurer la psyché des plantes et de l’environnement dans la sphère psychanalytique afin de redéfinir le paysage pictural. Vous pouvez prendre contact avec elle par courrier électronique : adele-harrer@hotmail.fr
[1]Theophast von Hohenheim, dit Paracelse, Die 9 Bücher der Natura Rerum, Œuvres, Suhdorff, 1922-1923, cité par Jeanette Zwingenberger, « L’histoire du paysage anthropomorphe. Le corps, géographie du monde », in Jeanette Zwingenberger et Alain Tapié, L’Homme-paysage : visions du paysage anthropomorphe entre le XVIe et le XXe siècle [catalogue de l’exposition], Paris, Palais ds Beaux-Arts de Lille, Somogy éditions d’art, 2006, p. 70.
[2]Arno Rafael Minkkinen, Autoportrait, Karjusaari, Lahti, Finlande, 1992, photographie en noir et blanc de la performance « body art ».
[3]Voir Maurice Leenhardt, Do Kamo, Paris, Gallimard, 1947.
[4]Javier Pérez, Sans titre (Animal-Végétal VI), 2001, encre sur papier, 70 x 70 cm, collection FRAC Haute-Normandie, Sotteville-lès-Rouen.
[5]Giuseppe Penone, La Natura delle Foglie, 1990, quatre verres avec bandes adhésives transparentes, carbone et pastel, 35 x 40 cm, collection de l’artiste.
[6]Marcile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, traduit par R. Marcel, t. 1, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 144.
[7]Jésuite allemand, graphologue, orientaliste et scientifique renommé de l’époque baroque.
[8]Athanasius Kircher, Mundus subterraneus, quo universae denique naturae divitae, 1665.
[9]Procédé photographique mettant en lumière le champ énergétique, nommé « aura », s’échappant des corps, a fortiori vivant. Ce procédé a d’abord été réalisé sur des feuilles de plantes. Voir Semyon Kirlian et Valentina Kirlian, « The Significance of Electricity in the Gaseous Nourishment Mechanism of Plants », URSS, Alma Ata, Bioenergetic Questions – and Some Answers, 1968.
[10]Joanie Lemercier et James Ginzburg, Nimbes, mai 2014, morceau audiovisuel pour coupoles, 15 min.
[11]Voir Emmanuele Coccia, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Payot et Rivages, Bibliothèque Rivages, 2016.
[12]Botaniste allemand et professeur de médecine directeur du Jardin botanique de Tübingen.
[13]Rudolf Jakoc Camerarius, Über das Geschlecht des Planzen, (De sexu plantarum epistula), Leipzig,W. Engelmann,1899.
[14]Biochimiste engagé dans la recherche à Allan Memorial Institute of Psychiatry de l’université McGill à Montréal.
[15]Voir Bernard Grad, « A Telekinetic Effect on Plant Growth », International Journal of Parapsychology 5, n° 2, 1963, pp. 117-133. Et Bernard Grad, « A Telekinetic Effect on Plant Growth, II : Experiments Involving Treatment of Saline in Stoppered Bottles », International Journal of Parapsychology 6, n° 4, 1964, pp. 173-198.
[16]Ana Mendieta, Grass on Woman, 1973, premier « earth-body » de l’artiste. Extrait de Silueta Serie, 1973-1977.
[17]Peter Tompkins et Christopher Bird, « Cinquième partie : Le rayonnement de la vie. La pensée, maîtresse de la matière», in La Vie secrète des plantes, Paris, Guy Trédaniel (éd.), 2018, p. 382.
[18]Bernard Grad, cité par ibidem.
[19] Excellent spécialiste américain de la détection des mensonges.
[20]Partie du polygraphe qui perçoit la moindre énergie – émotions, intentions, images mentales – parcourant un corps. Lorsque c’est le cas, le galvanomètre retranscrit cette énergie ainsi que son évolution grâce à l’oscillation d’une aiguille ou d’une plume sur un tambour tournant lentement.
[21]Miguel Chevalier (1959-), Extra-Natural, 2018, installation visuelle. Logiciels : Cyrille Henry & Antoine Villeret. Production technique : Voxels Productions. Courtesy Galerie Lélia Mordoch, Paris / Miami.
[22]Voir Cleve Backster, « Evidence of a Primary Perception in Plant Life », Durham, International Journal of Parapsychology 10, n° 1, hiver 1968, pp. 329-348.
[23]Chimiste enseignant de Californie redéfinissant la créativité comme motrice de ses recherches.
[24]Peter Tompkins et Christopher Bird, « Première partie : Recherche actuelle. Les plantes peuvent lire en vous », in La Vie secrète des plantes, op. cit., pp. 50-51.
[25]Marcel Vogel, cité par ibidem , p. 54.
[26]Giuseppe Penone, Soffio di foglie, 1979, sculpture-performance, tas de feuilles de myrtes. Visible durant l’exposition personnelle de l’artiste, Le Souffle est une Sculpture.
[27]Joanie Lemercier, FUJI (不死), 2013, dessin, projection et son. Visuels : Joanie Lemercier. Musique : Paul Jebanasam. Production : Juliette Bibasse.
[28]Selon la culture populaire japonaise, les ancêtres de la Lune auraient expédié sur Terre la princesse Kaguya qui aurait été enfantée par une pousse de bambou.
[29]Tony Cragg, Mental Picture, 2004, sculpture, bois, 100 x 200 x 110 cm, collection de l’artiste.
[30]Bill Brandt, Baie des Anges, 1959, photographie en noir et blanc, © Bill Brandt Archive de Londres.
[31]Elina Brotherus, Der Wanderer Serie, 2003, photographies numériques en couleurs.
[32]Arno Rafael Minkkinen, Self-portrait, Stranda, Worway, 2006, photographie en noir et blanc de la performance « body art ».
[33]Ruben Brulat, Paths Serie, 2011-2013, photographies en couleurs, tirage : 1/5, encre pigmentée sur papier, dimensions variées.
[34]Ruben Brulat, Commencement retrouvé, Lumle, Népal, 2011, photographie en couleurs, tirage : 1/5, encre pigmentée sur papier, 150 x 120 cm. Extrait de la Paths Serie, 2011-2013.
[35]Arthur Rimbaud, « Génie », in Illuminations, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, 1972.
[36]René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse. Essai d’une théorie générale des modèles, Reading, Massachusetts, W. A. Benjamin Inc., 1972.
[37]Freud définit deux forces de la fonction psychique. La première serait à l’origine de notre propension à créer, à aller vers l’autre, qui s’exprime dans l’amour, la sexualité, le sentiment religieux et les activités dites créatives. La seconde concernerait notre instinct de destruction de l’autre et de soi-même. S’il nomme la force de vie libido, il nomme celle de la mort mortido. Cependant, la source de cette force de mort serait la libido. L’énergie libidinale serait donc ambivalente et sa nature dépendrait de ses intentions.
[38]Marie Denis, Diorama Sylvestre, 2015, bois poncé, entre 2 verres, cadre inox brossé, © Takeshi Sugiura, Courtesy Galerie Alberta Pane, Paris.
[39]Jayashree Chakravarty, Carte blanche à l’artiste au musée Guimet, 2017-2018, installation végétale éphémère, aplats de plusieurs couches de papier népalais, coton très fin, feuilles, branches, mauvaises herbes, argile, glaise, tiges ou bandes d’aluminium, Musée Guimet, Paris.
[40]Tsama do Paço, Encombrants Végétants, 2017, meubles, vêtements, plantes vivaces, mellifères, pleurotes.
[41]Wolfgang Laib (1950-), Pollen from Hazelnut, 2002, installation de pollen de noisetier, 630 x 540 cm.
[42]Cécile Beau et Anna Prugne, La Siouva, 2017, souche, branches, 260 x 300 cm. Production Artaïs.
[43]Élodie Lefebvre, Ogon no ki – Poirier, 2012, Lac de Machilly, France, création in-situ, bois mort, assiette à dorer, feuilles d’or livres, vernis marin, visserie, dimensions variables. Exposition Couleurs d’automne à l’occasion du festival Land-art.
[44]Andy Goldsworthy (1956-), Storm King Wall, 1997-1998, œuvre permanente in situ, pierre des champs, 152,4 x 81,28 x 6940 cm, commande du Storm King Art Center, Cornwall, New York, États-Unis d’Amérique.
Citer cet article
Adèle Harrer, « Le natura-psychisme, pour une nouvelle forme de création du vivant », [Plastik] : Art et écologie : des croisements fertiles ? #09 [en ligne], mis en ligne le 14 septembre 2020, consulté le 15 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2020/09/14/le-natura-psychisme-pour-une-nouvelle-forme-de-creation-du-vivant/