Monumental et discret : étude du Ash Dome/ Dôme de frênes de David Nash (1977) comme œuvre évolutive exemplaire dans les interactions nature végétale / artefact artistique.
Elisabeth Amblard
Nr 09 . 14 septembre 2020
Table des matières
« Ce n’est pas la forme d’un arbre tordu qui fait image, mais bien la force de torsion, et cette force de torsion implique une matière dure, qui s’endurcit dans la torsion »[1]
Gaston Bachelard
À l’état de nature, la flore se développe spontanément et, par conséquent, ne nécessite pas l’intervention de l’homme. Elle contient en elle-même – de l’ensemencement au germe, de la maturité à la sénescence – les principes de sa croissance, de son devenir, de sa réalité.
Se posant en artefacts, de nombreuses pratiques artistiques contemporaines investissent ce domaine. Par-delà les questions approchant la nature comme référent idéal ou observé, elles la sollicitent tel un possible corps vivant à l’œuvre, végétal, autre que celui de l’homme.
Parmi elles, Ash Dome/ Dôme de frênes de David Nash[2], conçue en 1977, évoluant depuis.
[Figure 1]Saisie dans son contexte (artistique, social et politique) et son milieu (au sens de biotope), l’œuvre est le support, la matière permettant d’interroger une approche spécifique. Elle donne à examiner les fonctions imageantes et sémantiques du vivant végétal, les enjeux de sa manipulation, la place de l’éthique dans la création ; aussi elle forme une opportunité d’investiguer la plasticité sous le signe d’une collaboration nature/humain, comme une temporalité « différante » (G. Deleuze).
Un geste initial et fondateur
Ash Dome est la première œuvre et la plus connue de la série de « Planting Pieces ». Elle se trouve sur les terres de Cae’n-y-Coed où l’artiste choisit de s’établir, à la sortie du village de Blaenau Ffestiniog, situé dans la partie côtière Nord-Ouest du Pays de Galles, loin des villes et des institutions. En « pleine campagne », sur le périmètre d’un cercle de neuf mètres de diamètre en terrain plat, Nash plante vingt-deux jeunes frênes, comme autant de promesses de piliers. Il est net que, dans la période troublée que connait alors le Royaume-Uni (guerre froide, morosité politique et économique, menace nucléaire), le projet de l’artiste est un signal à destination du XXIe siècle, à un futur quand le présent semble ne se préoccuper que du court terme.
Le dessein d’Ash Dome, vise une sculpture monumentale ou architecture élémentaire – à la fois projet, motif et moteur. Il est d’implanter, pour les générations futures, une coupole végétale sans recourir à d’autres forces que celles de la Nature. Cela ne saurait se faire selon la seule cadence d’une construction classique. Il faudra à l’artiste se soumettre au rythme de la croissance végétale.
Il initie un programme au long cours, impliquant la Nature participative, se plaçant sous ses principes et ses incertitudes. Une anecdote en témoigne révélant combien les jeunes sujets sont soumis aux conditions du biosystème auquel ils appartiennent. Des chèvres ont dévoré le premier anneau d’arbres, l’artiste dut en planter un deuxième. Cette fois, il le protégea par une palissade. Pour abriter également les frênes du vent et stimuler leur croissance, il planta des bouleaux. Là, est la participation environnementale. Il faut donc à l’artiste, « apprendre », prendre en considération les aléas et trouver à les contrer.
De nombreux dessins de D. Nash participent du projet et de la mémoire de son évolution, retraçant les procédures et les développements des différentes étapes. Parmi eux, un, daté de 1998[3], explicite chacune des opérations montrant les gestes de l’artiste/sculpteur/arboriculteur, nécessaires à la conduite du végétal, par phases ordonnées. « Planting » correspond à planter le simple scion, venu d’ailleurs, en un geste inaugural. Voilà le moment invisible, le temps primordial de l’enracinement – pendant lequel les jeunes sujets enfoncent leurs racines dans les profondeurs de la terre nourricière. Arrive une deuxième phase : « Grafting » qui consiste en une greffe déviant la poussée verticale au profit d’un nouvel axe oblique radical. La pratique de l’incise est affaire de maîtrise. Rien n’assure de sa réussite sinon la dextérité de l’arboriculteur à la pratiquer. Puis un troisième temps : « Fletching ». Cette phase délicate s’effectue à partir de savoir-faire ancestraux. D. Nash donne une courbure, forme une arcature ; par trois nouvelles incisions, il infléchit le cours vertical de l’arbre. Dans un même temps, il le courbe et le dévie. Il l’assouplit lentement, rendant flexible ce qui, sans cette patience, serait cassant ou rompu. Pansement et système de tuteurs fixent la tension : le haubanage. D. Nash profite d’un double mouvement, d’une verticalité savamment contrariée[4]. De l’entrave et de l’inflexion nait l’arcade, de cette suite d’arcades, le monument. L’ensemble s’équilibre, en une résistance réciproque. La forme de l’arbre est marquée de ces efforts combinés. Enfin, « Pruning » : consiste en la taille, saisonnière ou annuelle de ramifications. Taille de formation des jeunes arbres, faite de choix, elle décide de sa silhouette, dessine son élan.
En un mouvement en torsion, non-naturel, indicateurs des décisions et de l’intervention humaines, les arbres s’inclinent tous dans un mouvement ascendant spiralé. L’ensemble en voûte sera celui architectural de « végétaux formés ».
Plasticité végétale : la vie propre de la matière
David Nash a ces mots : « (…) À présent je dirige la croissance des arbres à la manière des anciens potiers chinois qui, l’esprit concentré sur le volume de vide invisible à l’intérieur du vase, modelaient l’argile autour de la forme de cet espace. » L’analogie entre l’argile et la nature même de la croissance végétale paraît guider l’artiste. Pour lui, la Nature est malléable – plus que docile – comme la plasticité relève de ce qui est « relatif au modelage ».
Les végétaux, producteurs primaires, à l’origine de toute la biomasse, fabriquent leur propre matière. Dans le règne du vivant végétal, il y a une double génération. La plante concrétise un développement de matière, qui simultanément organise la formation de celle-ci. D’une part sa constitution substantielle, de création, et d’une autre, la forme adoptée, la place qu’elle occupera dans l’espace, dans son milieu.
Quand David Nash intitule sa série d’œuvres « planting pieces », son intention est d’insister sur la forme progressive de l’action continuée. Parce que « avant même d’être cette force qui nous entoure, que l’on sent, que l’on voit, la Nature est une activité ; pas un nom, un verbe »[5], un verbe, d’action plutôt que d’état, qui comprend « une perception de la nature proche de la phusis antique, dont le principe immanent est le mouvement »[6].
Et cette matière organique exprime une détermination dont il faut mesurer l’emprise. La générosité apparemment débordante, connait une régulation de la forme. Cela laisserait entendre qu’une prévision pourrait être émise quant à sa forme de croissance, quant à sa structure à venir.
Cette façon projective de penser l’arbre n’est pas l’unique manière de le connaitre, ce que remarquait déjà Henri Matisse à la vue des feuilles[7]. À l’observer de plus près, il est non plus l’élément normalisé d’une espèce mais un « singulier ». Quelque dix-huit années après la conception de l’œuvre, D. Nash s’accorde le temps de dessiner un à un, chacun des vingt-deux frênes. The Twenty-two Trees of the Ash Dome[8] ne saisit pas le dôme entier, mais ses constituants, esquissés individuellement. Ces dessins enregistrent que le programme, comme antériorité, ne tient pas un rôle exclusif dans la croissance des arbres. Il se qualifie dans leur forme imbriquée au fond, à la manière que P. Laurette souligne : « (…) dans l’arbre la nature n’agit pas selon un plan, mais selon une génération successive et intime. (..) Le fond et la forme sont une même substance (…) »[9]. Si l’arbre procède d’une structuration qui permet son identification parmi les espèces, il ne se réduit pas à un stricte schéma normalisé. Dans l’expérience de vie de l’arbre, la loi interne se mût en un principe intime, profond et singulier.
À cela les intentions de l’artiste se combinent, interrogeant le geste artistique de création, au regard du mouvement naturel du végétal. Les œuvres impliquant le végétal vivant avancent sur le terrain nodal des rapports entre génésis[10] et poïésis et questionnent comment la conduite créatrice s’intègre au déploiement spontané de la genèse auquel l’artiste s’associe « en ajoutant son propre élan aux forces et aux énergies en jeu » [11] selon les termes de l’anthropologue Tim Ingold. En réciprocité, quand l’artiste agit sur la matière, celle-ci lui répond, re-générant une forme en devenir. Pas de fixité en vue mais le sens d’une fabrication continuelle. Ici s’opère un parangon d’une compréhension morphogénétique de l’œuvre, particulièrement vérifiée ici par la qualité d’un matériau physiologiquement vivant.
Parce qu’elle incorpore complètement la fabrique concrète végétale, sa plasticité, l’œuvre Ash Dome déclenche les forces de l’imagination de la matière, comme en parle G. Bachelard « où la forme est enfoncée dans la substance, où la forme est interne » [12]. La matière, en substance, conduite en partie par l’artiste, prend forme, et se donne à voir, comme, autant de « preuves (…) du caractère physiologique de certaines images poétiques »[13].
Sous l’effet de sollicitations stimulantes, la matière ne laisse paraître, du fait même de sa lenteur, qu’une partie discrète de sa vitalité. Sous l’effet de sa manipulation, elle extériorise son fonctionnement, le spécialise, le différencie, comme des organes.
Si « le présent vivant est essentiellement variable, en extension, en intensité »[14] selon les mots de G. Deleuze aussi la matière comprend, immanquablement un vecteur principal : le temps ; parce que sous l’action de la vie, la forme naturelle se décide dans le temps.
Au fil du temps
D. Nash agit ici à repenser, au quotidien, à l’aune d’une vie humaine, l’échelle du temps. Cela dans l’altérité. Une évidence première est la temporalité exacerbée par la lenteur de la croissance végétale. Lenteur, ainsi par l’homme qualifiée, du développement végétal, plus sensible pour l’arbre que pour n’importe quelle autre plante.
En conséquence de quoi, pour agir avec le végétal il va falloir lui laisser du temps, s’accorder à un rythme autre, ralentir le sien propre. Savoir attendre et s’approcher. Vraiment, l’œuvre de D. Nash exacerbe la proximité, suscitant une attitude de soin voire de dépendance d’une manière nouvelle.
Le projet de l’artiste implique sa présence, attentif au cycle végétal, celui des saisons, des coupes alternées de formation. Aussi l’artiste ne saurait s’éloigner. En décembre 2001, lors d’un entretien [15] il précise cette relation de proximité existentielle : « (…) Dôme de frênes est là, à côté. Un de ses aspects conceptuels est que j’ai un engagement envers lui, celui de rester avec lui dans le temps ». La définition du projet à l’œuvre implique une disponibilité de l’artiste, à la fois un engagement et une capacité à se mettre, au long court, au service du développement de l’œuvre en adoptant le rythme biologique même de la plante. Pour en prendre soin, il faut vivre à ses côtés. Pour D. Nash : le projet relève « d’un devoir de soin », d’une responsabilité morale étendue. « Ash Dome is very hands-on »[16]. L’expression concentre les notions de terrain, de manualité – à portée de main – et de transmission. Pour percevoir l’œuvre il faut être dans sa sphère, pour saisir la poursuite de son évolution.
Il y a là un décentrement de la perception temporelle. Une bascule s’opère. L’artiste, – puis les spectateurs – ne saurait se défaire de sa conception culturelle du temps perçu. Pourtant il combine à celui-ci (lui-même pluriel) celui de l’arbre, lent, relativement, dans son déploiement et se projette dans celui de sa vie. L’homme et le végétal entrent alors en collaboration dans des œuvres in situ pour des relations in vivo.
L’œuvre se tient à l’écart : sa localisation importe. Elle répond au coefficient de proximité. Elle est publique par ce que l’on en sait, mais privée par nature ou plutôt intimiste. Son accessibilité questionne. On saura la visiter, pour cela il faudra se rendre sur place, dans son milieu naturel, cheminer loin des institutions.
Construire, édifier avec le végétal
Construire, édifier avec le végétal pour agent et moteur : ces processus, qui ouvrent la création au vivant, posent l’organicité, les principes vitaux, leurs aléas et leurs temporalités au centre de pratiques artistiques avec beaucoup de spécificité, cela sans volonté dominatrice.
Ils présentent surtout les principes de la sculpture en extension : extension géographique et conceptuelle où les faits artistiques impriment la réalité d’un environnement. L’extension physique, plastique, renouvelée, donne une place cruciale à la matière formée, à ses qualités imageantes indissociables de celle de l’arbre.
Tout ce qui vient d’être vu participe d’une vitalité première, native, constituante et d’une manière de s’en saisir, de la conduire, de l’intégrer. C’est un message humain à l’adresse de la Nature, considérant son existence, prolongée, métonymique. Un frêne vit deux cents ans. Dans la discrétion d’un paysage gallois, sans autre médiation, les arbres survivront à l’artiste, un certain temps, sans en oublier l’empreinte.
[1] Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, essai sur l’imagination de la matière, éd. Corti, 2004, p.68-69.
[2] David Nash, artiste britannique né en 1945.
[3] David Nash, Ash Dome, 1998, crayon et pastel sur papier, 50 x 72 inches.
[4] Le géotropisme négatif (ou orthotropisme) oriente les tiges principales vers le haut.
[5] David Nash, cité par Mona Thomas, David Nash. Sculpture, Centre d’art contemporain de Vassivière-en-Limousin, 1989, n.p.
[6] Colette Garraud, L’art contemporain et la nature, éd. Fernand Hazan, 2007, p. 150.
[7] Henri Matisse constate : « (…) dans les feuilles d’un arbre, -dans le figuier particulièrement, – la grande différence de formes qui existent entre elles n’empêchent pas leur réunion à un caractère commun. Les feuilles du figuier dans toutes les fantaisies de leurs formes restent bien des feuilles de figuier. » 1947. Préface de l’exposition Henri Matisse, dessins organisée par l’A.P.I.A.W. à Liège. H. Matisse, Ecrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 2005, p. 172.
[8] The Twenty-two Trees of the Ash Dome, 1995, pastel à l’huile sur papier, 29 x 21 in., Robert Brown Gallery Washington DC.
[9] Pierre Laurette, Le thème de l’arbre chez Paul Valéry, Paris, Klinsieck, 1967, p. 150.
[10] Ce qui nous attache à la génesis est la conception antique d’Aristote selon laquelle la génération (génesis) est le mouvement de création d’êtres vivants et de production des choses, opposé à celui de corruption (phtora) qui les détruit.
[11] Voir Tim Ingold, « Les matériaux de la vie », revue Socio-anthropologie, 35 | 2017, 23-43, p.29.
[12] Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, « Imagination et matière », Librairie José Corti, 2016 [1942], p. 7.
[13] Ibid., p. 17.
[14] Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, (1988), Paris, Minuit, 1997, p. 96.
[15] John Grande, Sculpture Magazine, décembre 2001, Vol.20 No.10, publication de l’International Sculpture Center, http://www.sculpture.org/documents/scmag01/dec01/nash/nash.shtml, consulté le 16-5-17
[16] Cité dans : Ben Tufnell, Land Art, Londres, Tate Publishing, 2007, p.91.
Citer cet article
Elisabeth Amblard, « Monumental et discret : étude du Ash Dome/ Dôme de frênes de David Nash (1977) comme œuvre évolutive exemplaire dans les interactions nature végétale / artefact artistique. », [Plastik] : Art et écologie : des croisements fertiles ? #09 [en ligne], mis en ligne le 14 septembre 2020, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2020/09/14/monumental-et-discret/