Les mouvances écologiques de l’art, observation des mutations à l’œuvre sur le territoire athénien
Marc Delalonde
Nr 09 . 14 septembre 2020
« Nous avons tendance à penser l’art comme quelque chose qui décrit, qui fantasme, voire qui alerte, mais ce n’est pas ce que l’art doit faire. L’art doit être un puissant vecteur de changement permettant à tous de jouir d’une liberté et d’une vie sympoiétiques.[1]»
Depuis les années ’90, le secteur culturel s’empare des questions écologiques posées par une crise globale du système d’organisation des sociétés occidentales. Ce défi porte encore majoritairement le nom dérangeant d’« Anthropocène »[2], comme pour cacher derrière l’anthropos (l’humain) les véritables responsables de la crise écologique généralisée, à savoir le système de production pétrocapitaliste et les sociétés industrielles, dirigées par une poignée privilégiée de riches hommes blancs. Face à la catastrophe – à l’effondrement ?[3] – qui se profile et dont on observe les signaux depuis des décennies (changements climatiques, extinction massive des espèces, acidification des océans, etc.), une culture écologique s’est formée, qui s’exprime notamment à travers les mouvances de l’art dit « écologique »[4], à la suite d’un long processus de développement amorcé à la fin des années ’60. Si le caractère protéiforme des pratiques qui y sont rattachées résiste à toute tentative d’étiquetage, on peut néanmoins distinguer divers types de modes opératoires :
• Artivisme : pratiques artistiques visant à alerter, dénoncer et provoquer des changements de comportements ou de politiques publiques.
• Interventions directes en milieu naturel ou artificiel, visant à restaurer ou préserver des environnements endommagés.
• Processus de médiation, où les œuvres sont des intermédiaires entre différentes sphères (telles que publiques et scientifiques), visant à informer, documenter ou populariser des dynamiques écologiques et des problématiques environnementales (du local au global).
• Représentation : pratiques centrées sur l’expérience esthétique indirecte de la nature favorisant la réflexion et la ré-imagination de l’environnement naturel.
• Présentation : pratiques reposant sur l’expérience esthétique directe de la nature comme moyen de reconnexion à cette dernière.
• Sculptures sociales impliquant les communautés dans leurs environnements, à travers des pratiques collaboratives et des projets participatifs.
Malgré l’absence de définition établie, cette mouvance se caractérise par des valeurs communes fondées sur le respect du vivant, par l’adoption d’une posture engagée et par une réflexion sur l’imaginaire de l’environnement[5]. Ces caractéristiques s’expriment à travers un vaste champ de disciplines et de pratiques artistiques dans des buts de transformation des écologies locales, de sensibilisation des populations ou de proposition de nouvelles représentations de la « nature »[6].
À travers ces pratiques se construisent divers types de dispositifs sensibles répondant à une fonction non seulement environnementale, mais aussi sociale de l’art. Deux écologies intrinsèquement liées auxquelles j’ajouterai volontiers leur troisième pendant, l’écologie mentale, pour penser l’Écologie dans sa complexité, grâce à l’intersectionnalité des apports révélée par le prisme guattarien de l’écosophie[7]. Ces fonctions sociales et (environne)mentales de l’art sont particulièrement à même de se développer dans un environnement économique mis à mal par le capitalisme mondialisé. À ce titre, le meilleur cas d’étude est sans doute le territoire grec et notamment Athènes, l’épicentre du plus récent séisme capitaliste, où éclate en 2008 la plus grosse crise de l’investissement de l’histoire. C’est bien malheureusement à cette crise qu’est souvent réduite la Grèce dans la recherche dominante occidentale, qui se concentre toujours sur les mêmes artistes et les mêmes pays, en invisibilisant beaucoup d’autres cultures au sein desquelles les mouvances écologiques de l’art existent bel et bien et ne doivent pas être mésestimées. Ainsi l’effondrement du système, dont on observe les prémices à Athènes, a créé un terrain propice à la contestation mais aussi à l’expérimentation d’alternatives[8]. Le territoire grec est à la fois un observatoire permettant d’explorer la place renouvelée de l’artiste et de sa production en ces temps tourmentés de crise systémique, et un laboratoire du futur préfigurant les évolutions à venir de l’art post-capitaliste. Plusieurs éléments me semblent se dégager du paysage hellénique :
• Les actions artistiques qui se développent en alternative au système capitaliste passent par des dispositifs sensibles écosophiques au moyen desquels l’artiste travaille sur le lien entre les différentes écologies en collaboration avec des professionnels d’autres disciplines. En Grèce, sous le verni usé du mythe de la croissance infinie, sont apparus les rouages d’une crise plus large, systémique. Les pratiques artistiques qui se développent depuis une dizaine d’années explorent différentes manières d’habiter le monde et abolissent le diptyque Nature/Culture, inscrit dans nos représentations depuis le XIXe siècle, afin de développer une véritable natureculture indissociable[9]. Outre un caractère environnemental prégnant (protection de la nature, sensibilisation des publics), les œuvres écosophiques présentent aussi un fort caractère social, elles tissent des liens entre les individus pour nourrir le collectif et réinventer nos manières de vivre ensemble (symbiosis) et de faire ensemble (sympoiesis). Ces pratiques s’accompagnent d’un travail sur les représentations mentales, qui définissent la manière dont l’individu conçoit le monde et les autres, pour nourrir une culture de l’altérité et favoriser le développement de la pensée critique et subjective face à l’uniformisation des modes de pensée. Les projets culturels qui se développent sur le territoire athénien font intervenir une pluralité d’acteur.rices (artistes, commissaires, responsables de projets, scientifiques de diverses disciplines) qui interrogent l’articulation de ces différentes écologies. C’est notamment le cas de Géométries, une exposition doublée d’un riche cycle d’activités organisé à l’Université Agricole d’Athènes par la structure Locus Athens en 2018 avec le soutien de la fondation Onassis[10]. Au programme, l’installation permanente Food is energy, une serre hybride pyramidale accueillant un jardin forestier en permaculture, conçue comme un laboratoire interdisciplinaire permettant à des étudiants issus de différentes disciplines d’y conduire des expérimentations[11]. Parmi la multitude des activités proposées pendant Géométries, l’association Peliti (communauté alternative pour une coexistence harmonieuse) a distribué gratuitement des semences traditionnelles au public pour travailler à la création d’une banque d’échange de graines et de connaissances des variétés anciennes, tandis que des ateliers combinant danse contemporaine, butō (danse introspective japonaise) et techniques de méditation ont permis aux publics de réinterroger leurs rapports à la psyché et au corps. Dans la lignée de Géométries, deux collectifs grecs exploreront, à partir de septembre 2020 et jusqu’à décembre 2021, les problématiques de la soutenabilité et de l’« Anthropocène » au sein du projet européen Studiotopia dont l’objectif est de créer des collaborations interdisciplinaires entre artistes et scientifiques[12]. Le collectif Hypercompf invite ainsi biologistes de la vie marine, océanographes, ingénieur.es ou anthropologues à explorer de concert les profondeurs de la mer Égée et l’impact humain sur l’écosystème marin, mais aussi la connexion spirituelle entre l’humain et la mer au moyen d’outils de haute technologie et de robotique, en mêlant écosystèmes organiques et numériques. Quant au studio 3137, les artistes souhaitent collaborer avec des scientifiques spécialistes de l’alimentation, des agriculeur.rices et des praticien.nes de médecine alternatives pour repenser l’habitation et la coexistence en milieu urbain à travers la production alimentaire locale et autonome en temps de réchauffement climatique et de pollution accrue.
[Figure 1]
Proposer ensemble, en parallèle du système, de nouveaux modèles d’interactions entre l’humain et ses différents types d’environnements, entremêler les écologies dans des pratiques performatives et inter- ou trans-disciplinaires, voilà ce vers quoi tend la création artistique à l’heure de la crise du capital. Ce phénomène d’« écosophisation » de l’art a d’ailleurs fait l’objet d’un symposium en Grèce intitulé Visual Ecotopias, réunissant commissaires d’exposition, historien.nes de l’art, artistes et philosophes pour réfléchir ensemble à une politique de l’écologie en art contemporain[13].
[Figure 2]
• À contre-courant des modes de consommation et de production du système capitaliste, les démarches artistiques qui s’inscrivent dans une mouvance écologique tendent à adopter des pratiques soutenables et responsables. Il s’agit d’abord pour l’artiste d’adopter une intégrité environnementale dans son processus créatif pour se rapprocher de l’écoconception, un mode de fabrication faisant usage de matériaux naturels et de processus respectueux de l’environnement. C’est ce que fait par exemple l’artiste Stamatina Palmou, qui expérimente depuis une vingtaine d’années des pratiques de restauration et de création d’écosystèmes productifs, avec pour objectif de laisser une empreinte carbone la plus faible possible, sinon positive[14]. D’autres initiatives se tournent vers la récupération de matériaux, comme le collectif artistique multidisciplinaire Hypercompf qui se forme en 2017 à travers l’ouverture d’une boutique éphémère (pop-up) offrant des produits faits à partir de reliquats culturels (cultural left-overs), notamment des tissus qu’ils convertissent en vêtements multi-fonctions et en tapisserie[15]. Le collectif, qui partage son activité entre l’île de Tinos et Athènes, n’utilise des matériaux nouveaux qu’en cas d’absolue nécessité, préférant valoriser ce qui est trop vite considéré comme du déchet. De l’autre côté de la mer Égée, le projet Nisyrio s’attache à recycler les déchets plastiques de l’île de Nisyros pour éviter qu’ils ne soient brûlés à travers des activités créatives qui visent à donner une fonction à ces déchets[16]. En réunissant architectes, artistes, designers et citoyen.nes, l’initiative artistique se fait force de proposition quant à la gestion environnementale de l’île, envahie de plastique car dépourvue de sources d’eau naturelles.
[Figure 3]
Dans le monde de l’art athénien, la soutenabilité s’illustre aussi par une « socialisation » des pratiques. On observe en effet un développement des démarches collectives et des pratiques para-institutionnelles, à travers la démultiplication des lieux autogérés et des occupations de bâtiments abandonnés, tel Communitism, une communauté ouverte de professionnels du secteur créatif dédiée à la réactivation culturelle d’espaces à l’abandon[17]. Ces lieux sont portés par une pluralité d’acteurs locaux qui s’organisent selon des modes de gouvernance sociocratiques, c’est-à-dire que les décisions s’y prennent en collectif et par consentement selon des procédés horizontaux et participatifs, à l’opposé des modèles de verticalité rigides du capitalisme. C’est le cas par exemple du lieu culturel indépendant Orizontas Gegonoton (l’« horizon des événements »), gouverné par le biais d’une réunion hebdomadaire ouverte visant à discuter des prochaines actions du collectif. Il s’agit aussi d’un lieu de vie offrant l’opportunité à des sans-abris et des réfugié.es de travailler, dans le but de connecter les mondes et de renouveler les rapports sociaux[18].
[Figure 4]
Dernier pilier de la soutenabilité, le bien-être économique est aussi au cœur des pratiques alternatives de l’art. C’est au niveau local que les artistes sont le plus à même de suggérer de nouveaux modèles hors marché, fondés sur des systèmes d’échange de biens, de connaissances et d’expériences. La mise en commun et la production à petite échelle sont valorisées et correspondent à une volonté de diminuer la consommation pour tendre progressivement vers la décroissance. À l’échelle du territoire athénien, le projet On Materials développe ainsi une plate-forme permettant de mettre en commun des matériaux déjà utilisés sur la scène culturelle du territoire pour favoriser les pratiques de réutilisation créative[19]. À l’échelle du quartier, l’artiste Eleni Polychronatou mène depuis 2014 avec plusieurs collectivités locales le projet Portemanteaux de l’espace public, consistant en l’installation de structures sur lesquelles chacun peut accrocher vêtements, nourriture, toute sorte de bien dont il n’est plus besoin et qui pourraient servir à d’autres[20]. À travers ce geste simple, l’artiste agit sur les représentations et participe à la mise en place de nouveaux systèmes d’échange non-monétaire et de lieux de création du commun.
[Figure 5]
Les initiatives dont il est question ci-dessus se concentrent sur l’aspect visible et la conséquence directe de notre modèle de surconsommation : il y a trop d’objets existants, trop de biens accumulés. Les alternatives proposées portent ainsi sur la réutilisation de ces objets et sur la redistribution de ces biens. Oui, mais voilà : recycler le plastique et favoriser la redistribution de biens déjà utilisés ne suffisent pas, car leur production continue de manière exponentielle. Ces pratiques sont sans aucun doute salvatrices à bien des égards, elles doivent exister en accompagnement d’une transformation plus profonde de la vision du monde sur laquelle repose le système sociétal occidental globalisé.
• Ainsi, les pratiques artistiques et culturelles qui se déploient en alternative au modèle capitaliste sont bien souvent disruptives, en ce qu’elles cherchent à rompre avec l’« Anthropocène ». Elles font éclater les représentations pour mieux les recomposer. Elles participent d’une démarche de déconstruction de l’anthropocentrisme prégnant dans nos sociétés occidentales, de manière à questionner et ré-imaginer notre manière d’habiter le monde et d’entretenir une relation avec la Terre. De plus en plus d’initiatives en Grèce explorent ainsi différents dispositifs de connexions entre sensoriums humains et autres-qu’humains, qui répondent d’une volonté de vivre, de faire et de devenir ensemble, « avec » (sym-) le monde. C’est le cas par exemple du Bee Camp, qui depuis fin 2017 développe des activités artistiques visant à sensibiliser les enfants à la question de l’extinction de masse des abeilles, à travers divers ateliers incluant des jeux de rôles où les enfants se transforment en abeilles pour polliniser, ou bien ont pour mission la construction de petits refuges à insectes[21]. Quand l’enfant se met dans la peau de l’autre-qu’humain et cherche à y venir en aide, il ou elle entame un processus de changement de perspective, qui n’est plus centrée sur l’être humain. Le développement de pratiques relevant du care s’étend aussi à la sphère humaine et s’exprime au sein de jeux de ficelle mêlant l’individu et le socius[22].
[Figure 6]
La commissaire d’exposition Nadja Argyropoulou intitule ainsi le projet qu’elle mène à Nisyros en 2018 : Making oddkin : for joy, for trouble, for volcano love[23]. Inspiré par la pensée de Donna Haraway, le projet illustre un art aux formats déconstruits et aux pratiques nouvelles relevant de la sympoièse, de la création de parentés étranges et d’enchevêtrements humains et non-humains. On y prenait part à des rituels collectifs, des dîners, des performances au bord du cratère volcanique de l’île, des marches à travers l’histoire et les mythes du lieu ponctuées de rencontres avec des êtres autres-qu’humains.
[Figure 7]
Fin 2019, c’est Generation Symbiocene qui voir le jour à Athènes. Inspirée par la philosophie de Glenn Albrecht, l’initiative se concrétise dans la création d’une communauté de jeunes citoyen.nes déterminé.es à cultiver la symbiose émotionnelle entre l’humain et le plus-qu’humain. Dans ce but, les membres de la communauté explorent leurs émotions terrestres (Earth emotions), de manière à mieux comprendre leur relation au monde et à son état changeant, et développent le SumbioArt : l’art du vivre ensemble, la création artistique en symbiose avec le vivant. Il s’agit d’écrire, de se mouvoir, de jouer en rythme avec, de s’intégrer au monde plus-qu’humain à travers la pratique de l’art[24]. Ces dynamiques de l’art, qui illustrent bien le concept de natureculture, se retrouvent aussi dans les grandes structures. La fondation Onassis prépare actuellement un programme de résidence autour du thème « Everything equally evolved »[25]. La résidence transdisciplinaire prévue pour le printemps 2021 réunira ainsi artistes, activistes, philosophes, économistes et autres praticien.nes souhaitant explorer ensemble comment ré-imaginer nos outils technologiques, créer des solidarités avec le monde plus-qu’humain et s’inspirer d’intelligences écosystémiques, animales et végétales pour repenser les sociétés humaines. Nombre de jeunes artistes cherchent aussi à mieux comprendre les dynamiques inter-relationnelles du vivant et la place qu’y occupe l’humain. Ainsi l’artiste du numérique Lily Hassioti explore-t-elle le son de l’interconnexion et des relations qui forment un système dans Evolution of the Garden (2019) à travers la création d’un circuit hybride, à la fois électrique et organique, formant une installation sonore immersive[26]. Dans Compost (2019), la danseuse et chorégraphe Aria Boumpaki invite deux danseur.se.s, un cuisinier, une jardinière, une artiste sonore et une sculptrice à partager un même espace-temps pendant trois mois. Autour de ce partage journalier, l’idée est de ré-imaginer des processus de réciprocité avec le monde et d’explorer notre corps d’humain dans son interaction avec des corps et au sein de systèmes non-humains. L’artiste aspire à « repenser ce qui revêt une importance éthique dans un monde écologiquement connecté » tout en réfléchissant à « des manières d’agir en solidarité avec une lutte plus-qu’humaine »[27]. Il y a clairement, au sein des mouvances écologiques de l’art, une dynamique symbiocentrique[28]. L’art post-capitaliste donne à voir des représentations d’un monde plus-qu’humain, où la vie n’est plus un droit que s’arroge notre espèce en s’autoproclamant supérieure, mais une propriété commune partagée par toutes les formes de vie qui peuplent la Terre.
[Figure 8]
• Enfin, à l’opposé de l’art pour l’art, les œuvres qui émergent de toutes ces pratiques ne prennent pas la forme d’objets marchands, mais plutôt de processus étendus dans le temps. À Athènes, ces processus passent de plus en plus par les modes opératoires de la Présentation et de la Sculpture sociale, qui font appel à des formats inhabituels, peu adaptés à la galerie, qui s’éloignent des codes de l’exposition. Ainsi l’initiative Éleusis 2021 Capitale Européenne de la Culture prépare-t-elle Ecoculture, un festival censé se dérouler au sein d’une sorte d’éco-village construit par des artistes et destiné à être autogéré, afin que l’œuvre perdure et conserve ses fonctions[29]. Non loin, le duo français Forlane 6 Studio réalise de grandes installations sous-marines au large du golfe Saronique, qui sont difficiles d’accès et nécessitent une complète immersion du public[30]. Peut-on encore parler d’exposition pour se référer à ces œuvres des fonds marins, à l’éco-village d’Éleusis, à la pyramide permacole érigée dans les jardins de l’Université Agricole d’Athènes, aux Portemanteaux de l’espace public installés dans diverses municipalités, ou encore aux écosystèmes créés par Stamatina Palmou à Pindos ? Assurément, non. Au-delà de l’exposition, comme moment unique d’interface entre artiste et public, circonscrit dans l’espace et le temps, les nouvelles pratiques de l’art s’orientent de plus en plus vers une non-exposition, définie par des espaces-temps différents de l’art et par une fonction assumée d’opérateur social et environnemental. L’œuvre est moins un produit fini à un instant donné, qu’il serait possible d’acquérir, qu’un processus en constante évolution qui se fait force de proposition et d’exploration de modèles alternatifs. L’exposition n’est pour autant pas vouée à disparaître, mais s’intègre désormais à un dispositif sensible qui se déploie dans l’espace social et naturel sur un territoire plus vaste et selon des temporalités plus malléables. Ce tour d’horizon des pratiques grecques montre qu’un quartier urbain, une ville, un espace montagnard, volcanique ou sous-marin peuvent devenir de nouveaux espaces d’exposition. Les mouvances écologiques de l’art investissent le monde comme une sorte de galerie à grande échelle, vivante, mouvante et complexe, en le respectant, en cherchant à « faire avec » et à s’y intégrer.
[Figure 9]
En somme, l’art « écologique », faute d’un meilleur terme, semble préfigurer les évolutions à venir de la société, donc aussi des mondes de l’art. C’est à travers des dispositifs sensibles et critiques de plus en plus éthico-politiques, inter/transdisciplinaires et symbiocentriques que les artistes forgent de nouvelles représentations sociales et (environne)mentales. Ces pratiques remettent en cause les modes de production traditionnels de l’art. Elles laissent présager un changement de paradigme, un tournant de plus en plus marqué vers un modèle de société qui ne repose plus sur l’exploitation irraisonnée de la nature, l’iniquité sociale, la surconsommation et les modèles de gouvernance verticaux mais, tout à l’opposé, sur des valeurs de solidarité humaine et plus-qu’humaine, un respect du monde naturel, une consommation consciente des cycles de croissances et un pied d’égalité favorisant l’horizontalité des décisions et le non-monopole du pouvoir.
L’art fait partie des agencements qui forment de nouvelles réalités, il est inextricablement lié à l’écologie prise dans son sens large. Au-delà de sa capacité à donner de la visibilité à la crise systémique et à créer des espaces de dialogue, l’art permet de rendre des idées accessibles, de développer de nouvelles pédagogies et de toucher l’inconscient grâce à l’approche sensible, pour inspirer le changement sans didactique, pour susciter la prise de conscience autonome. À travers son travail sur les représentations, l’art est un moteur de déconstruction des modèles de dominance actuels et de construction de nouvelles relations entre les individus et les environnements. L’artiste et sa production deviennent une métaphore du pouvoir de l’action individuelle, propice à susciter l’empowerment. Bien évidemment, les artistes ne sont pas omniscients ni capables à eux seuls d’engager une démarche collective de transition, pas plus qu’aucun autre secteur. À l’inverse, dévaloriser leur rôle dans l’initiation d’un changement de paradigme sociétal, c’est sous-estimer, voire ne pas comprendre que les dynamiques interdisciplinaires et intersectionnelles sont fondamentales : il n’y a qu’elles qui peuvent façonner le monde post-capitaliste[31]. Les artistes n’ont pas à se cantonner à des rôles de médiation ou de sensibilisation du public à la crise écologique, mais peuvent être forces de proposition, en collaboration avec des scientifiques de divers horizons (biologistes, écologues, économistes, sociologues, etc.). En effet, l’art permet d’expérimenter sans objectif de productivité ou de résultat, en fournissant un espace-temps dédié à la recherche de solutions créatives et d’alternatives à nos modes de vie. L’art ne changera pas le monde seul, mais en confluence avec la multitude des domaines scientifiques, techniques et expérimentaux, il est un puissant agent susceptible de changer le système dominant pour précipiter la fin de l’« Anthropocène » et la naissance d’une société plus-qu’humaine fondée sur le respect du vivant et l’entretien de notre relation à la Terre [32].
Remerciements
Le présent article est né d’un travail de recherche d’un an mené à Athènes en 2018 et dédié à la culture écologique du territoire, rendant compte de l’émergence d’une scène artistique de l’écologie dans la capitale grecque et ses alentours, complété par des observations de terrain ces deux dernières années. Je remercie Loïc Fel, cofondateur de COAL, pour avoir guidé l’enquête de terrain initiale et avoir partagé régulièrement ses perspectives au cours de cette recherche. Merci également aux artistes, commissaires d’exposition et structures du territoire qui ont accepté de prendre part à l’enquête et de partager leurs expériences.
Bibliographie
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[1] Citation de Nadja Argyropoulou, commissaire d’exposition et actrice culturelle indépendante, propos recueillis par l’auteur en entretien le 13.06.2018, dans le cadre d’un travail de recherche mené à Athènes et dédié à la culture écologique du territoire. Propos originaux: « We have tended to think of art as something that describes, fantasizes, maybe warns, but this is not what art should do. Art should be a very potent agent of change toward a sympoietic life and freedom for all ».
[2] Le terme « Anthropocène » a été popularisé au tournant du XXIe siècle par Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, pour désigner une nouvelle époque de l’histoire terrienne où l’Humanité a atteint le rang d’agent géologique. Voir notamment J. Chalier et L. Schmid, « Comment penser l’anthropocène », 2015 ainsi que N. Blanc et B. Benish, Form, art and the environment : engaging in sustainability, 2017, p. 22, 39 et 208. Le terme suppose que l’espèce humaine tout entière est responsable de la crise écologique, alors qu’on sait qu’environ 90 multinationales gèrent l’ensemble le l’économie mondiale des énergies fossiles. Le terme a été notamment critiqué par T. J. Demos, Against the Anthropocene, Visual Culture and Environment Today, 2017; D. J. Haraway et F. Neyrat, « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène. Faire des parents », 2016. D’autres termes ont été proposés pour rendre compte de l’ère dans laquelle nous vivons: Capitalocène (Andreas Malm, voir D. Haraway, ibidem, p. 77), Industrialocène, Occidentalocène, Mégalocène, Plantationocène, Entropocène et bien d’autres.
[3] Ou devrais-je dire « aux » effondrements, celui de la biodiversité étant déjà bel et bien en cours. Sur la perspective de l’effondrement de la civilisation industrielle, popularisée par la collapsologie, voir P. Servigne et R. Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Paris, Seuil, 2015.
[4] Le terme, qui émerge aux États-Unis dans les années ’90, ne fait pas l’unanimité, l’étiquette étant trop étroite et impropre à refléter la diversité des pratiques. Voir N. Blanc et J. Ramos, Écoplasties, Art et Environnement, 2010; P. Ardenne, Un art écologique, 2018; ou encore B. Ramade, « Mutation écologique de l’art ? », 2007. La question a récemment été abordée en Grèce au cours du premier plateau média du cycle « Art & Ecologie » conçu et organisé par l’auteur à l’Institut Français de Grèce, disponible en français au lien suivant : https://vimeo.com/318159250?, consulté le 18 mai 2020.
[5] Pour des tentatives de caractérisation de l’art écologique, voir S. Kagan, « La pratique de l’art écologique », 2014; N. Blanc et J. Ramos, op. cit., 2010; N. Blanc et B. Benish, op. cit., 2017; Paul Ardenne, op. cit., 2018, ainsi que le site internet de l’Ecoartnetwork, un réseau créé il y a une vingtaine d’années et rassemblant environ deux cent professionnels du secteur, URL: https://ecoartweb.wixsite.com/ecoartnetwork/about, consulté le 27 février 2019.
[6] J’utilise l’idée de « nature » par commodité, mais soulignons son caractère problématique. La « nature » existe en tant que concept abstrait par opposition à la culture (voir infra note n°9), comme une sorte de tout uniforme dont l’humain ne fait pas partie. L’anthropologue Philippe Descola souligne que « la nature, cela n’existe pas. La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les Européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois ». Voir H. Kempf, « Philippe Descola : « La nature, ça n’existe pas » », 2020. Voir aussi P. Descola, Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[7] La notion d’intersectionnalité est l’une des nombreuses contributions importantes que les études féministes peuvent apporter à la pensée écologique, en tant qu’outil permettant de penser la complexité du monde. Le terme est apparu en 1989 dans le courant américain du black feminism (féminisme noir), sous la plume de Kimberlé Crenshaw, voir Demarginalizing the Intersection of Race and Sex:A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics. 1989. En français, voir E. Palomares et A. Testenoire, « Prismes Féministes. Qu’est-ce que l’intersectionnalité? », 2010. Sur l’écosophie, voir l’ouvrage de référence de Félix Guattari, Les trois écologies, 1989. Pour une autre réflexion sur « le temps de l’écosophie » dans l’art, voir Paul Ardenne, op. cit., 2018, p. 249.
[8] Bien sûr Athènes n’est pas le seul et unique lieu d’expression des mouvances écologiques de l’art, qui se développent partout en Grèce. Cet article repose sur un travail de recherche mené sur le territoire athénien, mais prend en compte des initiatives et projets développés ailleurs en Grèce et qui permettent d’étayer le tour d’horizon proposé, qui ne se veut pas exhaustif.
[9] Le terme de natureculture(s) a été popularisé par Donna Haraway en reconnaissance du caractère inextricable de ce qui est naturel et culturel (The Companion Species Manifesto, 2003). Ce terme rejette la dichotomie occidentale entre nature et culture qui remonte au Romantisme et reste ancrée dans les représentations sociales jusqu’aux années ’60 où elle commence a être déconstruite. Voir Sacha Kagan, Art and sustainability : connecting patterns for a culture of complexity, 2011 p. 223 et « La pratique de l’art écologique », 2014. L’abolition de ce type de diptyques doit beaucoup à la pensée non-dualiste de l’écoféminisme, qui se développe depuis les années ’80 et qui, depuis les années ’90, s’est couplée aux études queer pour donner naissance aux écologies queer (queer ecologies). Ces mouvances permettent de penser « l’uni-pluralité » (voir S. Kagan, Toward Global (Environ)Mental Change: Transformative Art and Cultures of Sustainability, 2012, p. 26), la diversité, la multiplicité des trajectoires et la complexité des écologies. Sur l’écologie queer et l’écoféminisme, voir C. Doak, « Queering Nature: The Liberatory Effects of Queer Ecology », 2016. La pensée binaire semble propre au système capitaliste occidental fondé sur l’héteropatriarcat, le monothéisme et le colonialisme. À la liste des dualismes néfastes à détricoter, ajoutons les diptyques Homme/Femme, Humain/Non-humains, Corps/Esprit mais aussi Sauvage/Civilisé que met en évidence l’écologie décoloniale, voir aux éditions du Seuil: A. Escobar, Sentir-penser avec la Terre: une écologie au-delà de l’Occident, 2018 et Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale, 2019.
[10] Géométries invite à réfléchir à comment nous nous confrontons/mesurons (-métrie) à la terre (géo-). Le projet s’est déroulé du 27 mars au 15 juin 2018. Plus d’informations sur le site de Locus Athens, URL: http://locusathens.com/lcu/geometries/, consulté le 09 mai 2020.
[11] Installation réalisée par les artistes Valentina Karga et Marjetica Potrc en collaboration avec l’Université.
[12] Le site du programme Studiotopia est consultable à l’URL suivant : https://www.studiotopia.eu/ , consulté le 13 mai 2020. On y trouve également une présentation des deux collectifs artistiques grecs Hypercomf et 3137 ainsi que de leur projet dans le cadre du programme.
[13] Le symposium a pris place le 12 octobre 2018 à Ioannina (Épire), dans le cadre de la première Biennale des Balkans de l’Ouest. Le programme est accessible en ligne, URL : https://bit.ly/2V2yPKu, consulté le 09 mai 2020.
[14] Plus d’informations sur les travaux de Stamatina Palmou sont disponibles sur le site du collectif Ecoart, qu’elle a cofondé en 2004, URL: http://ecoart.gr/artists/stamatina/, consulté le 19 mai 2020. L’artiste a notamment beaucoup travaillé à Lefkada et à Pindos. Elle a également travaillé avec des outils numériques pour son projet Morphogenesis (2017), au cours duquel elle a généré plusieurs compositions graphiques de formes organiques, géométriques et surréalistes. Plusieurs d’entre elles sont consultables sur le site de l’artiste (en construction), URL : http://stamatina.gr/ , consulté le 19 mai 2020.
[15] Le site du collectif est consultable au lien suivant : https://www.hypercomf.com/, consulté le 15 mai 2020.
[16] Site internet de l’initiative consultable à l’URL suivant : http://nisyrio.gr/ , consulté le 17 mai 2020.
[17] Communitism dispose d’un site internet qui n’est plus mis à jour depuis 2017 malgré l’activité foisonnante du lieu, voir URL : https://communitism4art.wordpress.com/ , consulté le 14 mai 2020. Le collectif dispose également d’un blog, URL : https://medium.com/@communitism , consulté le 14 mai 2020.
[18] Le site internet de l’organisation est disponible en grec, URL : http://www.orizontasgegonoton.gr/, consulté le 19 mai 2020. Dans la lignée du Maintenance art de Mierle Laderman Ukeles, Orizontas Gegonoton a également mené plusieurs actions de Clean art, avec pour objectif d’impliquer les communautés dans l’environnement urbain et rural tout en utilisant l’art comme inspiration pour nettoyer et sortir de la situation consumériste.
[19] Site internet de l’initiative : https://onmaterials.org/, consulté le 09 mai 2020.
[20] L’artiste dispose d’un site internet consultable au lien suivant: http://www.eleni-polichronatou.com.gr/index.php?lang=eng , consulté le 09 mai 2020.
[21] Le site internet du Bee Camp est accessible à l’URL suivant : http://thebeecamp.com/ , consulté le 12 mai 2020.
[22] J’emprunte l’analogie du jeu de ficelle (Cat’s cradle) à Donna J. Haraway, Staying with the Trouble, 2016.
[23] Le projet s’est déroulé du 7 au 10 septembre 2018, URL: https://neon.org.gr/wp-content/uploads/2018/09/Making_Oddkin_%CE%95%CE%9D.pdf, consulté le 27 mai 2020.
[24] Le projet Generation Symbiocene – ou plus brièvement Gen (S) – est coordonné par l’auteur depuis son origine en décembre 2019. Les Earth emotions correspondent au champs des émotions « psychoterratiques » créé par le philosophe Glenn A. Albrecht, voir Earth Emotions, 2019, ou sa traduction française Les émotions de la Terre, 2020. Il s’agit d’émotions positives et négatives qui caractérisent notre relation à la Terre. Quelques exemples d’émotions terrestres : l’éco-anxiété, la solastalgie, l’éco-paralysie, la biophobie, la soliphilie, l’écophilie, etc. Le concept de « SumbioArt » a été créé par l’auteur de cet article en décembre 2019 dans le cadre de sa recherche curatoriale (en cours), dans la lignée du concept de « sumbiography » de Glenn Albrecht (op. cit., 2019, p. 13). Le terme est forgé à partir des mots grecs συμβίωσις (sumbíōsis, “vie en commun, camaraderie”) et σύμβιος (súmbios, “qui vit avec, compagnon”). Une publication verra sans doute le jour à l’avenir pour proposer une caractérisation de ces pratiques. En attendant, celles-ci sont illustrées sur le site internet du projet Generation Symbiocene, accessible à l’URL suivant : https://www.generationsymbiocene.gr/ , consulté le 12 mai 2020.
[25] Le projet se déroule dans le cadre de Onassis AiR, le programme international de résidence de la fondation Onassis. Les saisons Automne 2020 et Printemps 2021 comptent chacune deux « mouvements » pour explorer un thème dans le cadre du programme, intitulé The school of infinite rehearsals. « Everything equally evolved » (Printemps 2021) sera coordonné par l’artiste James Bridle. Plus d’informations à l’URL suivant : https://www.onassis.org/open-calls/onassis-air-2020-21-school-infinite-rehearsals , consulté le 13 mai 2020.
[26] L’installation a aussi donné lieu à une performance. Projet collaboratif mené avec Dimitra Kousteridou, qui s’inscrit dans la lignée de la recherche de l’artiste qui explore différentes manières de percevoir l’environnemet naturel, notamment le jardin, à travers la technologie. Plus d’informations sur le site de l’artiste, consultable à l’URL: https://www.lilyhas.com/projects , consulté le 14 mai 2020.
[27] Traduction de l’anglais « I aspire to rethink what is ethically important in an ecologically connected world and how to act in solidarity with a more than human struggle. », voir la description de l’œuvre sur le site de l’artiste, URL : https://ariaboumpaki.com/en/works/compost , consulté le 14 mai 2020.
[28] Ou plutôt « sumbiocentrique », voir Glenn Albrecht, op. cit., 2019, p. 101, qui forme de nombreux néologismes pour lesquels il décide de transcrire le ypsilon grec en « u » latin. Il cherche ainsi à s’éloigner de l’aspect scientifique du concept de symbiose pour étudier son application sociale et culturelle. Je choisis d’écrire le mot avec un « y » pour faciliter la lecture et la compréhension immédiate de l’idée exprimée, à savoir une perspective qui n’est plus centrée sur l’humain mais sur la totalité du vivant à toutes les échelles et le processus de symbiose.
[29] Je dis « censé se dérouler » car il est important de noter que Kelly Diapouli, directrice artistique d’Eleusis2021 et membre de l’équipe à l’origine du projet depuis six ans, s’est vue démise de ses fonctions à seulement dix mois de l’année fatidique. Elle a publié une lettre dans laquelle elle explique les difficultés auxquelles elle et son équipe ont été confrontées : interventionnisme du ministère de la culture, paralysie du conseil administratif et lenteur des procédures légales. La lettre est consultable en ligne, en grec, URL : https://www.efsyn.gr/tehnes/art-nea/231806_apomakrynthike-i-kallitehniki-dieythyntria-kelly-diapoyli, consulté le 10 mai 2020.
[30] L’ensemble des œuvres réalisées par le duo établi à Poros est documenté sur leur site internet, URL: https://forlane6studio.com/, consulté le 15 mai 2020. En 2019, Forlane 6 Studio a lancé Midwater, une plate-forme dont l’objectif est de fournir les conditions nécessaires à l’élaboration de projets collaboratifs orientés vers le milieu marin, URL: https://www.midwater.net/, consulté le 09 mai 2020.
[31] Voir supra notes 5 et 7 sur la notion d’intersectionnalité et sur son application dans le mouvement écologiste. La déconstruction du modèle capitaliste et anthropocentrique suppose la déconstruction d’oppressions systémiques imposées aux humain.es comme à la Terre par un groupe largement minoritaires d’humains. Une telle approche manque encore cruellement sur la scène artistique athénienne et dans les mouvements écologistes occidentaux. Pourtant, parler d’écologie sans parler de racisme, de classisme, de domination patriarcale, sans remettre en questions les conceptions hétéro-normatives de ce qu’on considère comme « naturel », c’est ignorer la cause systémique de la crise écologique et les dynamiques de domination sur lesquelles elle repose. C’est garder des œillères et chercher à changer le monde sans changer de cadre de pensée.
[32] Il est important de nommer cette nouvelle ère qui fera suite à la rupture de l’Anthropocène/Capitalocène, pour mieux la penser et la concrétiser. Plusieurs récits sont pour moi à retenir : le Symbiocène de Glenn A. Albrecht ( op.cit., 2019, p. 102-106, and « Exiting the Anthropocene and Entering the Symbiocene », 2016), une nouvelle ère de symbiose entre tous les êtres vivants, fondée sur le vivre ensemble, l’éco-homéostasie et le « sumbiocentrisme » (voir supra, note n°28) ; le Chthulucène de Donna Haraway (op. cit., 2016, p. 30-57) qui désigne une nouvelle époque symbiotique et sympoiétique, faite de parentés étranges et de jeux de ficelle entre toutes les espèces compagnes qui habitent la planète Terre ; le Phonocène de Vinciane Despret (Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019) qu’elle définie comme « l’ère des sons de la Terre », l’ère où on écoute enfin tous les bruits du vivant, qui vaut la peine d’être remarqué dans son entièreté ; et l’Ecozoïque de Thomas Berry (The Universe Story: From the Primordial Flaring Forth to the Ecozoic Era, HarperOne, 19942), l’ère où l’humain réintègre la communauté du vivant et modifie son activité pour répliquer les systèmes naturels qui favorisent les relations mutuellement bénéfiques du vivant (ce que Glenn Albrecht appelle la symbiomimicry). Ces concepts mettent chacun l’accent sur une perspective différente, mais tous se retrouvent autour d’un élément central : l’être humain doit revoir son rapport au vivant, se défaire de son anthropocentrisme et vivre dans le monde plus-qu’humain, avec respect et empathie pour les autres formes de vie.
Citer cet article
Marc Delalonde, « Les mouvances écologiques de l’art, observation des mutations à l’œuvre sur le territoire athénien », [Plastik] : Art et écologie : des croisements fertiles ? #09 [en ligne], mis en ligne le 14 septembre 2020, consulté le 15 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2020/09/14/les-mouvances-ecologiques-de-lart-observation-des-mutations-a-loeuvre-sur-le-territoire-athenien/