Plein écran
AAA

Patrick Neu, Iris. Peindre la fadeur. De l’attention comme sagesse écologique.

Patrick Neu, Iris. Peindre la fadeur. De l’attention comme sagesse écologique.


Plein écran
AAA

Table des matières

L’ensemble Iris sur lequel cet article se propose de réfléchir, est composé d’une centaine d’aquarelles sur papier. D’un format modeste, ces aquarelles ne laissent apparaître que la fleur dans l’espace blanc légèrement crémeux et granulé de la feuille. Depuis le début des années 1990, Patrick Neu consacre un moment de sa pratique aux Iris Germanica qui poussent dans le jardin de sa mère. C’est un rendez-vous pour lequel il dégage du temps, chaque printemps, afin de l’honorer, expliquant, à l’occasion d’une discussion avec Jean de Loisy, que « s’il arrivait qu’une année je ne peigne aucun iris, je crois que ce serait fini.[1]». Consacrant un écrit à la divergence entre art et science, Pierre-Yves Lacour[2] montre que Linné « trace une frontière stricte entre, d’un côté, le savoir du fleuriste, du jardinier et du peintre de fleurs qui se montrent sensibles à l’éclat coloré des variétés végétales et, de l’autre, le savoir du naturaliste et du dessinateur d’histoire naturelle restreint à la connaissance des espèces qu’ils décrivent ‶selon le nombre, la figure, la position et la proportion″[3].» Cette distinction semble renvoyer « le fleuriste, le jardinier, le peintre de fleurs » à une forme de superficialité, loin de toute science, au travers de laquelle on reconnait surtout la méfiance à l’égard de la couleur, couleur qui se fait chair, couleur qui séduit[4], couleur qui détournerait du droit chemin de la connaissance. Mais, pour autant, le regard du peintre de fleurs, du fleuriste ou du jardinier n’est-il pas aussi un regard qui témoigne d’une attention au monde, ainsi qu’à son économie ? En quoi les aquarelles Iris de Patrick Neu procèdent-elles, par l’attention dont elles témoignent aux transformations du vivant, d’un art qui ferait signe à une écologie du végétal ? En se positionnant de ce côté de la frontière tracée par Linné, ne nous dirigerions-nous pas justement vers une attention particulière dont l’importance est désormais à souligner ? Cette œuvre ne toucherait-elle pas les prémices du rôle de la fonction attentionnelle comme intercesseur privilégié, voire, comme interface, entre l’homme et le végétal ? Une attention qui deviendrait une ressource clé dans les relations complexes qui se tissent entre la nature, l’œuvre et l’homme.

[Figure 1]

Nous aborderons, donc, l’œuvre Iris de Patrick Neu sous ce prisme, celui « du fleuriste, du jardinier, du peintre de fleurs ». C’est bien parce qu’il porte ce regard sans cesse attentif aux détails du monde, à ses transitions silencieuses que ses aquarelles d’iris prennent les formes que nous leur connaissons. Puisque la question de l’attention est ici soulevée, il nous faut l’approcher. Tout d’abord, c’est à partir d’une observation rigoureuse de la fleur que se déploie cet ensemble. Chaque aquarelle est très différente de sa jumelle tant par ses nuances que par le positionnement de la fleur dans l’espace de la feuille. Loin de chercher l’essence ou une quelconque forme, dessein initial qui présiderait à l’iris, ce sont, au contraire, les micro-changements de la corolle que traduisent les modulations de formes et de couleurs qui font l’objet de cette attention. Ainsi, les couleurs et leurs déclinaisons dans le temps semblent offrir à l’artiste des sources de naissances et d’ouverture infinies aux formes que la pratique de l’aquarelle concourt à rendre visibles. Et la multiplication des aquarelles, de jour en jour et d’année en année, montre ces différents états de transformation de la fleur d’iris dans le temps.

[Figure 2]

L’attention extrêmement subtile que Patrick Neu porte aux formes et comportements de la fleur, à son fleurissement, à sa fanaison, son dépérissement, sont la source de ce que l’on pourrait nommer, avec Yves Citton, une écologie de l’attention, voire, d’une écosophie de l’attention. En effet, Citton, s’appuyant sur l’idée d’une écologie profonde développée par les philosophes Arne Naess, puis Félix Guattari, écrit que «chez l’un comme chez l’autre, l’approche écosophique a pour affirmation centrale que les individus ne préexistent pas aux relations qui les constituent […]. De même pourrait-on dire que l’attention est une interaction. […] C’est une véritable activité – préalable de toute forme d’action ultérieure – que de faire attention : cela implique de tisser ses observations et ses gestes en respectant le degré de tension propre à entretenir des relations soutenables avec notre milieu.[5]» En somme, résume-t-il, « l’activité consistant à faire attention relève d’une véritable sagesse environnementale – une écosophie […].[6]»

Ici, c’est la relation que Patrick Neu entretient avec les fleurs d’iris du jardin de sa mère depuis plus de trente ans qui fait l’objet de ce tissage entre geste et observation. C‘est à cet oïkos qu’il porte attention – préfixe commun des termes écologie et écosophie (la dernière laissant apparaître contrairement à la connaissance liée au logos, la compréhension liée à l’intuition) – oïkos, donc, à la maison, et, au sein de la maison, particulièrement à son jardin. C’est dans cette part de l’économie domestique qu’est le jardin de sa mère qu’il déploie dans un temps long tout autant qu’intime, une densité d’attention relevant aussi du soin, du care, de ce regard attentionné.

 

Les couleurs du temps

 

Chaque année, au cœur de ce jardin, c’est une palette qui s’étend de pourpres à l’épaisseur noire jusqu’à des mauves opalescents, que les iris renouvellent. L’évolution de la forme et celle de la couleur vont de pair. Pour devenir fleur, le cône initial de l’iris s’ouvre et déplie une structure géométrique. Les pétales sont toujours comme des voiles froissés, leur texture dit leur fragilité. L’Iris Germanica peint par Patrick Neu en compte six, trois qui se recourbent les uns vers les autres et se frôlent et se superposent pour former une petite voûte, comme une couronne, trois qui s’ouvrent à l’inverse et se déploient vers le bas pour ouvrir leurs étamines à différents insectes butineurs. Progressivement, les boutons offrent leur pollen, comme une programmation organisée qui permet à chaque tige de poursuivre une stratégie d’éclosion progressive qui assure une pérennité dans le temps court de la floraison. Leur fanaison ne se fait pas de façon régulière : un pétale se racornit tandis qu’un autre semble, sur la même fleur, toujours vif, quand pourtant, imperceptiblement, il est déjà en fanaison. Il s’intensifie légèrement, presque brunit, se teinte d’une coloration particulière qui accompagne le flétrissement progressif et le comportement de la feuille dont l’eau s’évapore en même temps que le pétale se liquéfie.

[Figure 3]

 

[Figure 4]

La substance de la fleur devient une encre colorée d’un bleu intense, presque noir, une couleur qui dit la fin d’un cycle, « l’inquiétude » croissante, disait Goethe. Précisément, il écrit à propos de la couleur « bleu-rouge » que « cette inquiétude augmente quand l’intensification progresse […][7] ». Ce « bleu-rouge », c’est-à-dire des violets, parmes et mauves au sujet desquels il écrivait : « Le bleu s’intensifie doucement en direction du rouge et prend là un caractère d’efficacité, bien qu’il se trouve du côté passif. […] L’intensification elle-même ne peut être freinée, et de même on souhaite continuer à cheminer avec cette couleur, non pas pour avancer activement, mais pour trouver un point où l’on puisse se reposer. […] Nous connaissons cette couleur très diluée sous l’appellation « mauve » ; mais sous cette forme, elle a quelque chose de vif sans être gaie. […][8] ». Il ira jusqu’à qualifier cette couleur d’une « présence insupportable ».

La part de perception sensible de la couleur semble revêtir une dimension psychologique qui n’est pas sans évoquer les différents états du fleurissement de l’iris, d’une fraicheur délicate à son dépérissement au cœur duquel une certaine forme de mélancolie s’insinue. Dans ce dépérissement qui transforme la fleur en cette substance déliquescente, on peut percevoir l’encre noire de Mélancholia qui s’interroge sur son devenir au monde. Et cette couleur, Patrick Neu la cherche tout particulièrement au point de la faire fabriquer en Chine pour obtenir cette densité si profonde qu’elle en revêt une part sombre, voire inquiétante. La couleur inscrit la forme, la révèle et l’induit. Une profondeur et une richesse qui tout autant énoncent la fin comme elle suggère le début d’un autre cycle. À l’instar de la tonalité des iris fleuris, la densité des tons violets aquarellés s’intensifie pour flirter avec le noir. Il y a un mouvement, la création d’un monde, de jour en jour, au travers de la série des aquarelles de fleur d’iris. Juste la fleur, la feuille, la tige disparaissant pour laisser place à ses comportements, temporalités et variations colorées. Là, l’intensité de l’aquarelle montre la quantité des pigments laissée par le séchage, puis la fluidité s’opacifie au gré du regard que Patrick Neu porte sur la fleur, au fur et à mesure des années. Il écrit : « Je fais le choix conscient du temps : je recommence, je recommence, jusqu’au moment où je sens que c’est juste[9]. »

[Figure 5]

 

Peindre la fadeur de l’ornement

 

Mais alors, « qu’est-ce qu’une fleur ? » S’interroge Jack Goody[10]. Et afin de poser un premier cadre d’observation, il se propose de consulter l’Encyclopædia Britannica. Il écrit : « le mot ‶fleur″ y est  ‶un terme communément utilisé pour désigner la floraison d’une plante, et, par analogie, la partie ou l’aspect le plus précieux, le plus choisi ou le plus raffiné d’une chose.″[11] » C’est aussi, d’un point de vue botanique, l’organe qui garantit la reproduction de l’espèce. Mais comme le rappelle Jack Goody « pour l’Européen d’aujourd’hui, les fleurs sont d’abord ‶d’ornement″. Dites que vous vous intéressez à la culture florale et l’on vous parlera roses, pivoines et jonquilles, ou encore jardins.[12] » La fleur, par-delà sa dimension ornementale, est fine stratège. Elle est élaboration patiente, organisée, ouverture progressive au monde, puis épanouissement et enfin flétrissement. En réalité, la fleur est l’essence même de l’origine du monde. Jack Goody synthétise de façon radicale en quelques lignes son importance : « La reproduction végétale se trouve ainsi liée à la capacité qu’aura la fleur d’attirer d’autres espèces, par sa couleur, son parfum, sa douceur ou sa forme générale, toutes qualités développées durant la période du crétacé. La sexualité est au cœur de l’existence des fleurs – et de leur rôle dans la vie humaine. Le processus de l’évolution a en même temps procuré à des animaux en nombre croissant toute l’énergie dont ils avaient besoin […]. Ainsi, c’est l’émergence des fleurs, dans leur ensemble, qui ouvrit le chemin à la domination des mammifères terrestres – et à l’apparition de l’homme.[13] »

C’est donc, en effet, en séduisant par ses formes, ses couleurs, ses parfums ou encore par sa douceur, que la fleur a attiré hors de leur chemin nombre d’animaux mais pour mieux se reproduire puis permettre l’alimentation et l’existence des autres espèces. Certes, ornementale, mais, certes, à raison. Le terme séduisant est, au sens premier, tiré du latin seducere, qui détourne du droit chemin. Alors, l’iris aurait-il dévié Patrick Neu d’un droit chemin ou au contraire, dans cette relation attentionnelle, n’y aurait-il pas une autre voie qui se serait définie ? En se penchant sur cette fleur ainsi depuis tant d’années, c’est au contraire cet attachement fidèle et rigoureux qui lui permet de la sauver de regards souvent restrictifs ou galvaudés. L’Iris Germanica fait partie de ce que l’on nomme les cultivars, autrement dit, des variétés d’origine horticole obtenues à force de cultures sélectives pour leurs qualités décoratives. Fleur d’ornement, objet de collection, elle est cultivée afin d’être plantée, exposée, admirée par les amateurs, juste pour le temps très court de l’acmé de sa fleuraison. Mais le regard de Patrick Neu semble toucher autre chose, ce regard de fleuriste, de jardinier, celui du peintre de fleurs que nous évoquions en introduction, dont la sensibilité extrême perçoit les plus fines oscillations de ses sujets au long du jour, au long des jours. Il peint les fadeurs de l’ornement, tous ces temps presque invisibles. « Car, avec la fadeur, écrit François Jullien, nous restons dans le domaine de l’expérience sensible (même si elle nous situe à la limite du sensible, là où il devient le plus ténu). La fadeur est concrète, même si elle est discrète.[14] » Cette fadeur qui justement se déploie dans une temporalité particulière, un mouvement singulier dont on observe les migrations lorsque les aquarelles sont épinglées les unes près des autres. Des oscillations légères, dont les délicatesses offrent d’infinis flottements dont l’artiste, comme celui qui regarde, font conjointement l’expérience. L’œuvre est ainsi cette peau, ce voile, qui conserve la trace concrète, bien que ténue, de cette perception sensible et l’offre en partage.

[Figure 6]

 

[Figure 7]

 

Enchantement, Renaissance

 

En fait, ces éléments – modèle, multiple, variation, dispositif de production, outils et subjectile – concourent à un processus d’instauration d’une esthétique de l’enchantement, voire du réenchantement[15]. Alors comment s’opère dans l’œuvre de Patrick Neu, Iris, cette question ? Ces deux termes recèlent une forme de pouvoir un peu mystérieux, et contiennent une grâce légère tout autant qu’un sens profond qui contribuent à l’instauration d’une esthétique que cet ensemble révèle. Ce sont des termes qui engagent de la transformation et interrogent la façon dont celle-ci est manifeste et visible dans l’œuvre. Car, c’est bien le processus originel de transformation du monde, vu comme puissance de la nature, que rend visible l’accomplissement du sujet végétal, et qui agit là pour permettre de questionner l’écart par rapport au modèle ainsi que la répétition comme objet de variation pour produire de l’enchantement, puis du réenchantement. Que met en puissance justement ce hiatus, ce déplacement de notion, via la puissance de la transformation ? Ce « re », impliquerait-il qu’il y aurait eu une perte ? Ou bien est-il le signe d’un renouvellement : recréation d’un mythe d’un passé fantasmé ou tentative de restitution d’un paradis terrestre, du jardin clos de la Vierge ? De quelle façon le distinguo entre les deux termes permet-il de poser la question du cycle et de l’éphémère? Au regard de l’œuvre de Patrick Neu, l’idée de réenchantement semble s’imposer et apparaît comme une forme d’opulence et de richesse que la variation et le cycle de la nature apportent : varier sans jamais épuiser, varier pour multiplier, varier pour vivre. En somme, comme acte, la répétition qui apparaît sous la forme d’un charme enchanteur du monde.

Ce n’est pas sans évoquer la figure de la Ninfa de Ghirlandaio, montage temporel comme la qualifie Georges Didi-Huberman, « signe du passé, emblème archéologique de la grâce all’antica, elle s’imposait tout aussi bien, au regard du bourgeois florentin, comme un index du présent intime des rites familiaux […].[16] » Renaissance et réenchantement semblent se faire ici écho. Quelque chose renait dans la pratique du Patrick Neu, le dessin d’après modèle vivant, qui surgit et fait effraction dans les pratiques artistiques contemporaines. Quelque chose de suranné qui pourrait s’apparenter à des pratiques, des occupations de jeunes filles. Mais, dans cette « effraction » et cette permanence de la figure de l’iris au cœur de sa pratique depuis presque trente ans à présent, la rigueur de l’observation quasi scientifique de ces voiles mouvants ancre le travail avec profondeur dans les flux et fluences contemporaines. Ainsi élaboré depuis tant d’années, l’ensemble Iris se trouve désormais au confluent de l’art et de la nature. Les voiles que deviennent les pétales, ainsi que l’évoque Patrick Neu, se défroissent et ne sont pas sans évoquer ceux légers et transparents des trois Grâces du Printemps de Botticelli. Ils ne suggèrent pas le corps mais ils sont corps, flux et souffle de la matière, anima visible et sensible. Accessoire de Ninfa, le voile ici se pare de couleurs chatoyantes, couleurs dont les métamorphoses dans le temps deviennent, sous le pinceau de l’artiste, objet de morphogénèse à l’instar de Léonard de Vinci, tel que l’évoque Georges Didi-Huberman. Le processus de métamorphose ovidienne se calque sur la fiction tandis que la métamorphose de Goethe quant à elle se nourrit de l’observation de la nature et du principe de morphogénèse.

Si les métaphores femme-fleur inondent les représentations artistiques par l’analogie de formes, de courbes, c’est d’une certaine façon car une forme de microcosme s’installe, au sein duquel les choses semblent faites d’une même substance. Alors, dans ce printemps où naissent et renaissent les formes et les fleurs, dans cet enchantement où l’iris par « effraction » à l’instar de sa sœur Ninfa, crée un réenchantement programmé, les mouvements ondoyants des pétales flottant dans l’espace crémeux du papier rappellent Ninfa mue par le vent du sud, celui qui réchauffe la terre pour l’inviter à déployer ses trésors. Et dans Le Printemps de Botticelli, c’est la nymphe Chloris, emportée par le vent Zéphyr qui est « mue par lui car elle fuit encore et, tout autant qu’émue au plus profond d’elle-même (car elle rend déjà, par la bouche !, les fleurs, c’est-à-dire le fruit de leur union sexuelle) [17]». Fleur de l’enchantement, exhalée par la terre, l’iris éclot dès mars, bien avant les roses et accompagne, suivant la variété, la floraison de celles-ci. Calice de la première vague du printemps, il est le signe de cette renaissance du monde, du souffle, du mouvement de la matière, de son esprit.

[Figure 8]

 

[Figure 9]

 

[Figure 10]

 

Raffinement, création

 

C’est de cette connaissance fine que témoigne le raffinement de sa pratique, comme si Patrick Neu avait absorbé l’iris qu’il peint, pas juste la variété mais la singularité de chacune des fleurs peintes : absorption, porosité, connaissance par capillarité, un ensemble de modalités afin de devenir l’autre pour un temps et le restituer à la visibilité, le rendre au monde transformé. La chimie transformatrice qui s’opère ici est bien celle du raffinement que nous évoquions précédemment. Raffiner, c’est aller vers le plus fin, enlever le grossier, débarrasser du brut, livrer l’essence, l’éther subtil. Ici, la dépose de l’aquarelle procède de cette alchimie. L’évaporation de l’eau laisse le pigment quasiment pur, sec, poudreux à l’instar du parfum extrait de l’iris : la matière s’affine et le liant s’absente. Alors, si raffiner c’est aller vers le plus fin, c’est aussi aller vers l’infini, telles les aquarelles de Patrick Neu[18]. Plus encore, et cette fois-ci c’est Goethe qui évoque la question du raffinement, raffiner est le processus de la transformation des plantes et aboutit à son extrême degré de subtilité dans le calice qui protège les pétales. Il écrit : « Nous avons vu que la formation du calice est due à la présence de sucs plus raffinés qui se sont purifiés peu à peu dans la plante, et le calice lui-même devient à son tour un organe propre à opérer une purification plus complète.[19] » De ce calice s’opère de nouveau une métamorphose, condition de nouvelles créations, celle de la corolle, des pétales, des sépales et des pistils. Du fin, à l’encore plus fin, au point de devenir à peine palpable, être l’aboutissement de l’extrême subtilité des formes produites par le vivant, c’est à cela que s’attache l’ensemble des aquarelles Iris. Une épure que l’attention portée par l’artiste resitue comme un don, un cadeau, un trésor, attention conjointe et partagée avec le spectateur.

 

(É)clore

 

« Je crois que je fais un travail sur l’aura artistique, qui dépend aussi de l’attention que l’on porte aux choses. Celle-ci est une forme de respect : respect de la vie, respect des autres, des éléments, de la nature… [20]». Nous évoquions plus haut la dimension écosophique qui pose, comme le rappelle son étymologie, une part de sagesse dans l’attention que nous portons au monde. C’est une attention circulante qui est mise en évidence dans ce propos, attention circulante devenue déterminante en ce sens qu’elle est un des aspects poïétiques de l’œuvre de Patrick Neu. Une attention aux fragiles floraisons et fanaisons, aux nuances de tonalités qui modulent les textures des corolles et des calices, une observation du monde qui s’épure sans jamais s’épuiser : en somme, des processus attentionnels au cœur desquels pourraient bien éclore les conditions d’une nouvelle écologie.

 

 

 

Bibliographie

Citton, Yves, Pour une écologie de l’attention, Seuil, Paris, 2015.

Didi-Huberman, Georges, Ninfa fluida,Paris, Gallimard, 2015.

Jaffrès, Katell, Loisy (de), Jean, Patrick Neu, Palais de Tokyo – Presses du réel, Paris, 2015.

Jullien, François, Éloge de la fadeur. À partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, Arles, Éditions Picquier, 1991.

Goethe, J.W., Essai sur la métamorphose des plantes, (1e édit. 1790), Genève, Barbezat et Cie, 1829.

Goody, Jack, La Culture des fleurs, Paris, Seuil, 1994.

Lichtenstein, Jacqueline (dir.), La Peinture. Textes essentiels, Paris, Larousse, 1995.

 

 

 

 

 

 

[1] « Être attentif aux choses », conversation entre Patrick Neu et Jean de Loisy, in, Patrick Neu, Paris, Palais de Tokyo – Presses du réel, 2015, p. 55.

[2] Pierre-Yves Lacour est historien des sciences, il a en particulier publié La République naturaliste. Collections d’histoire naturelle et Révolution française (1789-1804), Paris, MNHN, 2014.

[3] Pierre-Yves Lacour, « De la divergence art/science. L’image naturaliste entre 1720 et 1820 », in, Études sur le VIIIe siècle, 2015, vo. 42, n° spécial « Écrire les sciences », pp. 192-207.

[4] Séduire est ici entendu au sens de tromper. Voir à ce sujet les thèses de Roger de Piles, in, Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente, Paris, Flammarion, 1989.

[5] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 45.

[6] Ibidem, p. 45.

[7] J.W. Goethe, « Le traité des couleurs », in, La Peinture. Textes essentiels, dir. Jacqueline Lichtenstein, Paris, Larousse, 1995, pp. 553-554.

[8] Ibidem, pp. 553-554.

[9]« Patrick Neu ‶Certains y voient des sexes, des masques, des danseuses″», entretien avec Claire Richard, inLe Nouvel Observateur, 18 juillet 2015.

[10]Jack Goody, La Culture des fleurs, Paris, Seuil, 1994.

[11]Ibidem, p. 18.

[12] Ibidem, p. 19.

[13] Ibidem, pp. 18 – 19.

[14] François Jullien, Éloge de la fadeur. À partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, Arles, Éditions Piquier, 1991, p. 16.

[15] Sur la relation à l’enchantement et du réenchantement dans l’œuvre de Patrick Neu, voir l’article « Patrick Neu. La variation comme ‶réenchantement″ du monde », in, Copies, écarts et variations dans la création contemporaine, dir. Céline Cadaureille et Anne Favier, Paris, Hermann, 2020, où je développe plus spécifiquement cette question.

[16] Georges Didi-Huberman, Ninfa fluida, Gallimard, 2015, p. 50.

[17] Ibidem, p. 65.

[18] Mes remerciements à Agnès Foiret pour son conseil attentif.

[19] J.W. Goethe, Essai sur la métamorphose des plantes, (1e édit. 1790), Genève, Barbezat et Cie, 1829, p. 37.

[20] « Être attentif aux choses », conversation entre Patrick Neu et Jean de Loisy, in, Patrick Neu, op. cit. p. 49.

Citer cet article

Laurence Gossart, « Patrick Neu, Iris. Peindre la fadeur. De l’attention comme sagesse écologique. », [Plastik] : Art et écologie : des croisements fertiles ? #09 [en ligne], mis en ligne le 14 septembre 2020, consulté le 15 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2020/09/14/peindre-la-fadeur-de-lattention-comme-sagesse-ecologique/

Copier la citation