Paysages en voie de disparition : l’ancêtro-futurisme selon les Pataxó Hã Hã Hãe.
Graziela Mello-Vianna et Olga Kisseleva
Nr 09 . 14 septembre 2020
Table des matières
Le projet EDEN[1], initié par Olga Kisseleva en 2012, s’inscrit dans le mouvement du bio-art. EDEN est un nouveau type de réseau organique fondé sur un milieu végétal qui perpétue la tradition des jardins mythiques : l’Eden et l’Arcadie. Cette continuité se développe par le biais d’une production artistique biotechnologique et d’installations plurielles, réalisées en collaboration avec des équipes scientifiques et tournées vers l’Arbre.
[Figure 1]L’équipe a adopté une approche sensible du réseau non anthropocentrée et s’intéresse à travers EDEN à un réseau organique, une entité biologique en adoptant un médium végétal.
L’une des directions explorées par le projet EDEN tient en la tentative du retour à la vie d’espèces éteintes ou à la création de nouvelles espèces, sur la base préexistante de l’ADN. Plusieurs projets de régénération ou de réintroduction sont en cours, en collaboration avec des chercheurs scientifiques, notamment sur l’Orme Européen, sur la Pomme « Apport », sur l’Afarsemon, le Wollemi Pine, l’arbre Bodhi Jiulian et la flore du Mont Olympe.
[Figure 2]Au Brésil, dans le cadre de la session de recherche « Paysages en voie de disparition » nous nous sommes rapprochés des familles locales et des savoirs traditionnels des indigènes Pataxó et Pataxó Hã Hã Hãe de la communauté Naô Xohã. Ces tribus sont établies au bord du fleuve Paraopeba, à Brumadinho ; la municipalité brésilienne où s’est produite la tragique rupture du barrage de la carrière du Córrego do Feijão.
[Figure 3]Le projet donne de la visibilité aux savoirs des indigènes et des locaux sur les plantes de la région. Il introduit également l’idée de récupération et de sauvegarde des plantes après cette tragédie. La production artistique qui est développée s’inscrit dans le domaine du bio-art et la proposition consiste en l’utilisation des savoirs ancêtro-futuristes des indigènes et des familles de la région de Brumadinho sur les arbres de la région touchés par la boue du barrage rompu.
Matérialisation d’une communication invisible
EDEN se développe à partir d’une observation scientifique troublante : les arbres communiquent entre eux et avec leur environnement. Cette aptitude leur permet notamment de réguler leurs mécanismes vitaux, de favoriser leurs pollinisations, d’ajuster leurs croissances et de repousser des agresseurs potentiels en émettant différentes sortes de signaux et molécules. Ils n’utilisent pas des mots mais des parfums, ajoutant des molécules les unes aux autres comme nous additionnons les lettres pour composer un mot. Les arbres transmettent des informations très sophistiquées, précises et complexes à leurs congénères ainsi qu’à d’autres êtres vivants, insectes prédateurs notamment. Semblable à un réseau, cette communication n’est ni verbale ni visuelle.
Les modes de communication des plantes et des arbres sont multiples. Ils sont sensibles à la luminosité, au vent, aux molécules venues du sol et de l’air, qu’ils sont capables de percevoir mais également d’émettre. Les odeurs sont également un mode de communication, tout comme les phytohormones et les racines. Les exemples sont multiples : des arbres infestés par des chenilles émettent des phéromones qui font produire à leurs voisins des substances répulsives pour les insectes. Des plantes privées d’eau préviennent leurs voisines que la sécheresse menace pour qu’elles ferment leurs stomates pour limiter l’évapotranspiration. Le dialogue végétal permet aussi aux plantes timides de ne pas entremêler leurs feuillages avec celui des autres.
La mise en exergue de ce langage inobservable permet à l’artiste de laisser la parole et donc de favoriser l’écoute de la nature en créant un jardin d’EDEN pluridimensionnel. Le jardin d’EDEN est à entendre comme une métaphore, un lieu de mémoire culturelle d’une époque plus aisée, où les hommes vivaient en harmonie avec une nature généreuse, loin de la lutte incessante pour la survie, le conflit permanent pour les ressources et l’épuisement de ladite nature. L’artiste cherche ainsi à retrouver la mémoire ancestrale de la nature, à entendre ce qu’elle a à dire et à matérialiser ce dialogue.
Ainsi, à partir des outils élaborés dans le cadre du projet EDEN, l’équipe-franco-brésilienne dévoile les savoirs des locaux et des indigènes, afin de restaurer la végétation du paysage local.
[Figure 4][Figure 5]
ANCESTROFUTURISMO : intelligence alternative de transition
Ancêtre + Futurisme sont deux termes qui émergent d’une impossibilité, de l’ambivalence entre deux domaines contradictoires : l’archaïsme et l’avenir. L’avenir est lié à l’âge moderne, que l’on associe généralement à l’époque qui aurait retiré l’humanité de l’obscurantisme, des fausses croyances et des superstitions, pour la placer sur le chemin du progrès et du développement évolutionnaire dominé par la science et la technologie. L’ancestralité, selon cette perspective, serait alors considérée comme une série de valeurs traditionnelles régnant sur les sociétés archaïques inconscientes de la vérité scientifique, cultivant des connaissances obsolètes dépourvues de preuves empiriques.
Récemment, cette incompatibilité entre un avenir présenté par la modernité et un avenir vérifiable dans la contemporanéité a servi de plate-forme à un large éventail de spéculations, dans des domaines allant de l’économie à la philosophie, de la science à la métaphysique.
L’ancêtro-futurisme est un concept qui fonctionne avec d’autres notions de temps et fait renaitre une sorte de linéarité entre passé et futur. Il tente de déconstruire l’idée du temps vertical de l’histoire, et « d’horizontaliser » une perspective dans laquelle l’archaïsme pointerait vers l’avenir. Nous sommes face à ce qu’Isabelle Stengers[2] appelle « l’intrusion de Gaïa », lorsqu’elle évoque le fait que les humains n’ont plus la liberté d’ignorer Gaïa comme ils l’ont fait jusqu’à présent.
Dans le cadre de notre collaboration avec le National Institute of Amazonian Research, le Musée d’art contemporain INHOTIM, et l’Université Fédéral Minas Gérais, nous nous sommes particulièrement intéressés à la cohabitation des espèces natives et des plantes migrantes et au savoir indigène qui permet de réguler cette cohabitation. Grâce, notamment, à cette communication inter-espèce, les indigènes aident leur environnement à s’adapter aux conditions climatiques et écologiques en transition. C’est ce savoir ancestral, mis en parallèle avec les procédés scientifiques élaborés dans le cadre du projet EDEN, qui devient aussi une technologie futuriste, mise en œuvre dans le projet « Paysages en voie de disparition ».
L’œuvre fait l’éloge de la douceur, du silence et de l’observation à travers cette expédition. Grâce à l’implication des chercheurs des télécoms et des neurobiologistes, le projet rassemble aujourd’hui différents médiums et temporalités, et parvient à faire dialoguer des plantes, soit réellement par l’interprétation des messages transmis entre elles, soit par l’analyse de leurs caractéristiques communes et de leurs différences. Ce projet art&science est pensé dans une perspective de développement des usages citoyens et environnementaux.
Dans sa matérialisation, le projet s’oriente vers deux formats distincts : une série de performances ESCUTAS (Écoutes) réalisées en collaboration avec les musiciens de Minas Gerais, les chercheurs du UFMG, des indigènes locaux et l’installation interactive LISP OF TREE coproduite par le Musée d’art contemporain INHOTM.
LISP OF TREE : Traduction et transmission du dialogue
[Figure 6]
L’installation performative LISP OF TREE, la nouvelle étape du projet EDEN permet aux arbres de communiquer à deux niveaux, entre eux (T2T) et sur le réseau global (T2T). Il s’agit de réfléchir sur différentes échelles, jouer avec la vie du réseau biologique et sa caractéristique communautaire, et enfin d’intervenir dans le flux permanent d’informations que les arbres émettent et reçoivent.
La conversation est créée grâce à un réseau qui procède de la transmission et de la diffusion des informations entre les arbres par un système central de traitement des données. Ce point nodal est le lieu de travail de l’artiste qui conduit une opération d’interprétation artistique de ce que « disent » les arbres. Depuis l’été 2016 nous développons ce système original de communication en collaboration avec l’Art Factory d’Orange et avec le laboratoire Physique et Physiologie de l’Arbre de l’INRA.
Chaque arbre diffuse et reçoit des informations et évolue lui-même en fonction de ces données. L’intercommunication est permanente malgré la distance. Les arbres se développent grâce à ce flux, prospèrent et deviennent les acteurs d’une discussion, d’un dialogue, d’un véritable échange qui se déroulent en temps réel sous nos yeux.
[Figure 7]Le titre du projet possède un double sens : LISP (bruissement ou babillage en anglais) of tree (de l’arbre) – et LISP comme le nom du langage de programmation utilisé pour analyser la retranscription des signaux reçus par les capteurs.
Ces données sont transformées de manière séquentielle dans les structures de la liste dynamique (expressions S), puis traitées en imposant une matrice linguistique en code couleur. Les capteurs du système PhytlSigns, fixés sur les plantes, permettent d’effectuer des mesures et calculer le signal électrique composées de différentes charges naturelles : c’est-à-dire, en parlant de manière métaphorique ou poétique, entendre véritablement la voix intérieure de l’arbre.
[Figure 8][Figure 9]
Réalisée en automne 2019 dans les laboratoires d’Inhotim, l’installation a été présentée pour la première fois dans l’espace MAIF Social Club à Paris, dans le cadre de l’exposition « Champs Libres »[3]. L’élément principal de l’installation est composé d’une série de volumes en verre contenant des plantes. Ces dernières jouent un rôle important dans la vie des tribus indigènes en Amazonie, aujourd‘hui en voie de disparition suite aux incendies des forêts (notamment Insulina, Desinchadeira, Fedegoso, Alfavaca, Matruz, Tansagem, Vacideira de capim, Vacideira de ramo, Sete dores, Guandó, Algodão). Chaque volume est éclairé par un spot individuel, placé au-dessus de la plante et reproduisant la lumière du jour. Cette installation est complétée par la visualisation de la communication entre une des plantes de l’exposition et sa jumelle de la même espèce restée en Amazonie. Une série de retranscriptions graphiques des mouvements journaliers des plantes contribue également à l’expérience. Une brève documentation vidéo sur le projet EDEN sert d’outil de médiation pour l’installation.
A l’issue de l’exposition parisienne, l’œuvre, augmentée et inscrite dans le paysage, est destinée à intégrer la collection permanente des œuvres d’art numériques du Musée d’art contemporain INHOTIM au Brésil et son jardin botanique.
[Figure 10][Figure 11]
ESCUTAS : cohabitation des espèces natives et des arbres migrants
Dans le cadre de notre collaboration avec le jardin botanique d’INHOTIM, nous nous sommes spécifiquement intéressés à la cohabitation des espèces natives et des arbres migrants et au savoir indigène qui permet de réguler cette cohabitation. Ce jardin contient plus de 4 500 spécimens d’espèces tropicales rares et possède la plus grande collection de palmiers au monde, avec près de 1 400 variétés, Dans les paysages d’INHOTIM, en grande partie inspirés par Roberto Burle Marx, c’est le palmier Corypha Umbraculifera, particulièrement apprécié par ce célèbre paysagiste, qui a attiré notre attention.
Originaire d’Inde et du Sri Lanka, où ses feuilles ont servi à fabriquer des supports à l’écriture, la Corypha Umbraculifera semble développer un comportement particulier sur le continent américain.
À l’aide des technologies T2N et T2T, nous avons mis en parallèle les communications d’une Corypha Umbraculifera du jardin botanique avec celle d’un arbre de la même espèce dans le Tamil Nadu. Cette rencontre permet de produire une installation immersive où le spectateur peut être confronté à la communication des arbres à travers les continents.
Dans le cadre de la Chaire Franco-Brésilienne, les données des recherches menées par Olga Kisseleva au jardin botanique d’INHOTIM ont permis la création d’une production sonore collective, développée à partir des graphiques produits. Les résultats des mesures des plantes à Brumadinho ont été présentés aux chercheurs de UFMG sous le format de graphiques. A partir de ces derniers, les groupes de musique sélectionnés par l’artiste ont développé des productions musicales inspirées des images et selon des principes de composition aléatoire.
Ces pratiques compositionnelles rejettent totalement ou ponctuellement la stabilité, en suivant plutôt des règles de commutation propres à la nature. La musique aléatoire, fondée sur le hasard et l’indétermination, est née au cours des années 1950, en réaction au sérialisme intégral. La part d’indétermination et de hasard est désormais acceptée, annulant les oppositions binaires classiques : le continu ne s’oppose plus au discontinu, l’ordre au désordre, le hasard au contrôle. Toute idée de relation hiérarchisée dans le temps et dans l’espace est abandonnée. La communication des plantes, son fonctionnement et son analyse, font dialoguer les modèles d’expression de la nature avec les compositions musicales ainsi créées.
[Figure 12]Graziela Mello Vianna, a été chargée de travailler avec les jeunes musiciens de Brumadinho sur ces créations musicales. Ella a d’abord sélectionné un groupe constitué de jeunes filles (Irmãs da Rima, en français, Les Sœurs de la Rime) spécialisées en improvisation dans le domaine du rap. Elle s’est ensuite tournée vers les musiciens du projet Quarta do Improviso (Mercredi de l’Improviste). Il s’agit d’un projet d’improvisation libre, mené par le label brésilien Seminal Records. Les participants réalisent la musique concrète à l’improviste, avec l’association de différents médiums, tels que la danse, la vidéo, la performance, la littérature, la mathématique, la géologie et la biologie. Ils performent ainsi de la musique expérimentale ou concrète à partir des mesures réalisées à partir des plantes.
L’expérience la plus concluante s’est traduite par la communication des graphiques aux indigènes pataxó habitant la municipalité de Brumadinho. En dehors du fait qu’ils soient une des communautés le plus touchées par la catastrophe, ils incarnent un peuple pour qui la musique occupe une place particulière au sein de leurs rituels : une musique composée de chants et de rythmes marqués par des instruments percussifs. Le modus operandi des pataxó est le même que celui utilisé avec les autres groupes de musiciens. Leur interaction, traditionnelle et culturelle, avec les résultats de la recherche scientifique menée sur cet environnement endommagé, nous permet de nous investir pleinement dans le projet et ses valeurs afin de valoriser la flore endommagée et d’apporter notre secours.
La création sonore réalisée à partir de ces trois types d’interprétation prend forme à travers une installation spatialisée, fonctionnant en interaction directe avec l’environnement.
Ainsi dans le cadre de la recherche « Paysages en voie de disparition », EDEN donne la parole aux arbres, créé une visualisation numérique d’un dialogue invisible, d’un flux d’informations particulières grâce à la technologie. Il rend compte de problématiques d’échelles, donne vie à une écologie du numérique et met en avant l’environnemental et le collectif. Il questionne en temps réel les liens entre réseau électronique et réseau biologique et forme une vision poétique, artistique et originale des communications, en laissant une place de premier plan à la nature, ni exploitée, ni accablée mais entendue et écoutée.
[1] Coder le Monde, Centre Georges Pompidou, Paris, France, 2018-2019
Echigo-Tsumari Triennale, Niigata-ken, Japon, 2018
SPLICE re_examining Nature, Musée d’Art Moderne d’Oulu (OMA), Oulu, Finlande, 2017
Olga Kisseleva EDEN, Parc de Rentilly – Frac Ile-de France, Paris, France, 2016
Imagine, Centre Georges Pompidou, Paris, France, 2015
Biodiversité, Conservatoire du Littoral, Clohars-Carnoët, France, 2015
Olga Kisseleva EDEN, Musée d’Art de l’Académie Nationale des Beaux-Arts , Pékin, Chine, 2015
Olga Kisseleva Sensitive Worlds, Centre d’art Contemporain (CDA), Enhgien, France, 2014
Olga Kisseleva, Bio-Présence, Commande publique de la Ville de Biscarosse, Biscarosse, France, 2012
[2] Isabelle Stengers – “In Catastrophic Times – Resisting the Coming Barbarism” – Open Humanities Press, 2015 p. 47 – “The intrusion of this type of transcendence, which I am calling Gaia, makes a major unknown, which is here to stay, exist at the heart of our lives. This is perhaps what is most difficult to conceptualize: no future can be foreseen in which she will give back to us the liberty of ignoring her. It is not a matter of a “bad moment that will pass,” followed by any kind of happy ending – in the shoddy sense of a “problem solved.” We are no longer authorized to forget her. We will have to go on answering for what we are undertaking in the face of an implacable being who is deaf to our justifications. A being who has no spokesperson, or rather, whose spokespersons are exposed to fearsome temptations.”
[3] « Champs Libres » exposition avec Lucy Orta + Jorge Orta, Laurent Tixador, Barthélemy Antoine-Loeff, Ettore Favini, Ha Cha Youn, Vaughn Bell, Suzanne Husky, Stefan Shankland, Olga Kisseleva, Janaina Mello Landini, Pekka Niittyvirta, Timo Aho, commissaire Julie Sicault-Maillé, MAIF social club 30 janvier – 18 juillet 2020
Citer cet article
Graziela Mello-Vianna et Olga Kisseleva, « Paysages en voie de disparition : l’ancêtro-futurisme selon les Pataxó Hã Hã Hãe. », [Plastik] : Art et écologie : des croisements fertiles ? #09 [en ligne], mis en ligne le 14 septembre 2020, consulté le 1er décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2020/09/14/paysages-en-voie-de-disparition-lancetro-futurisme-selon-les-pataxo-ha-ha-hae/