Recyclages narratifs et autres désenclavements épistémologiques
Gentiane Bélanger
Nr 04 . 15 février 2014
Table des matières
Résumé
Évoquant au passage la mouvance de la reprise et l’organisation archivistique de l’histoire, cet exposé espère cerner l’ensemble des modalités par lesquelles certains artistes réinventent l’idée de nature par un recyclage culturel de ses représentations. Cette scrutation du discours écologique tend à démontrer que celui-ci répond de certaines contingences sociales et participe du même coup à une réflexion plus étendue sur la culture et l’histoire. Les œuvres de Mark Dion, de Bill Burns ainsi que celles de T&T servent ici à illustrer ce grappillage des traces résiduelles liées à la science, l’art et la culture populaire pour appréhender la définition de nature sous un angle critique, notamment dans son rapport au progrès.
Introduction
Si la notion de recyclage émerge d’un contexte industriel relié à la gestion des déchets, le concept en lui-même reprend la circulation cyclique de la matière qui caractérise la nature. À l’image du vivant qui se nourrit de la décrépitude organique pour croître et engendrer une production résiduelle par une réutilisation énergétique, l’idée de recyclage repose sur le dialogue prolifique entre la vie et la mort, le développement et la dégénérescence, l’organisation et la dissipation. L’extension du recyclage à la culture et à l’histoire permet d’extrapoler cette tension dialectique vers l’utilitaire et le dysfonctionnel, la nouveauté et la désuétude, la persistance et l’évanescence, jusqu’à concerner la mémoire et l’oubli.
Cette définition étendue du recyclage, notamment par ses ramifications dans la culture en général, demeure le point de départ de ce tableau. Le phénomène est ici ramené à sa perspective écologique en vue de démontrer que le recours à la réutilisation par certains artistes transforme notre rapport fondamental à la nature. Non plus une simple procédure appliquée en aval des plans d’action environnementaux, le recyclage est, dans le cas présent, pratiqué en amont afin de questionner les prémisses épistémologiques du discours écologique. L’adage « réduire, récupérer, recycler » prend ainsi la tournure de « recombiner, redistribuer et recycler » en revisitant les diverses interprétations du monde naturel pour laisser proliférer les possibilités sémantiques au lieu de les fixer dans une nomenclature fermée.
Faire les poubelles
Dans un texte dédié à la mémoire des déchets, Brian Neville et Johanne Villeneuve relocalisent les implications de la gestion des résidus au-delà des sites d’enfouissement pour articuler notre antériorité et tamiser ses dépôts matériels.1 Les traces résiduelles dont il est question dans les écrits de ces auteurs se réfèrent autant aux zones amnésiques et latentes du passé qu’à notre empreinte écologique périurbaine. Dans un cas comme dans l’autre, la trace relève l’excès des processus consommatoires, qu’ils soient temporels ou matériels. Plus encore que le retour du refoulé, les résidus signalent la persistance du remisé tout comme l’ouverture des faits reconnus à un questionnement renouvelé.
L’intérêt artistique pour les restes se fait particulièrement sentir par une tendance à la reprise, la récupération, l’emprunt et l’appropriation, dans un jeu de remaniement sémantique des motifs culturels ambiants et des discours dominants. De telles pratiques permettent l’ouverture de nouveaux rapports à l’histoire, où les diverses composantes historicisées sont traitées comme autant de données disparates au sein d’un vaste réseau d’archives, ou mieux encore, comme un étonnant cabinet de curiosités incessamment retravaillées.2 Le traitement archivistique appliqué aux pratiques artistiques ne concerne pas tant la quête de sources absolues pour vérifier le passé : il vise la découverte de traces obscures ou de projets incomplets en attente de réalisation — enfin, des points de départ potentiels pour une nouvelle entreprise artistique.3 L’histoire comme archive sert moins à tirer une conclusion du passé qu’à le revisiter.
Fervent adepte de la reprise historique de l’organisation du savoir, Mark Dion réfléchit aux structures et outils épistémologiques (comme le cabinet de curiosités et le déploiement de grandes hiérarchies taxonomiques) permettant l’interprétation de la nature. Telle une sorte de cadavre exquis muséologique, Dion décontextualise puis reconfigure des objets hétéroclites, des fragments narratifs et des bribes discursives, de manière à en exposer les soubassements idéologiques, c’est-à-dire exhiber la représentation naturalisée du monde qu’ils véhiculent. Dion entretient ainsi un discours complexe et plurivalent sur notre relation à la nature par l’exploration, la collection, l’analyse et l’installation de matériel culturel. Avec l’histoire et l’environnement technique des sciences comme principale matière première, le langage plastique de Dion explore notre compréhension du naturel en scénarisant de façon parfois anachronique des déferlements bigarrés : outils méconnus ou vétustes, diagrammes complexes, spécimens empaillés, parcelles indéterminées, échantillons terreux et bibelots populaires. Par l’entremise de toute cette matérialité, Dion aborde la nature par la voie la plus naturellement humaine — sa culture — et situe les différents discours épistémologiques dans les contextes tangibles qui ont permis leur émergence.
[Figure 1]Dans un même ordre d’idées, Bill Burns reprend la tradition visuelle et muséale des dioramas dans sa série photographique How to Help Animals Escape from Natural History (1995-2005) pour donner à sentir la surcharge sémantique qui entrave notre compréhension de la nature. Affichant une artificialité flagrante, ces reconstitutions de la nature suggèrent que l’absence de solution face à la perte d’habitats naturels s’explique par l’accumulation de conventions représentationnelles et leur effet restrictif sur l’imagination et l’inventivité. Les fragments culturels servant à échafauder ces pseudo-environnements (éléments empruntés aux cercles de la science, de la littérature et de la culture populaire) se rapportent d’ailleurs à une construction épistémologique de la nature fortement marquée du sceau humaniste et du projet expansionniste de la pensée progressiste. La mise en scène de petits animaux postiches en quête d’un nouveau biotope suggère le besoin pressant de quitter les balises anthropocentriques pour permettre à de nouvelles appréhensions du naturel de poindre.
[Figure 2]Tandis que l’exubérance interprétative opprime les protagonistes en plastique de Bill Burns, la surabondance matérielle de la culture nourrit les fabulations environnementales du duo T&T composé des artistes Tyler Brett et Tony Romano. Selon une esthétique dérivée à la fois du design graphique et du bricoleur de circonstance, T&T prélève des motifs dominants sur les places désertées du modernisme et du progrès et les projette dans un avenir d’après-désastre. Ainsi déclinés au futur antérieur, ces visages de la modernité se parent d’une aura de désuétude qui pourrait faire d’eux des icônes prisées d’une contre-culture surgissant des décombres. La pensée utopique communiquée par T&T emprunte donc un sillage d’arrière‑garde environnementale, où le rafistolage occupe le premier rang d’un paradigme technologique anachroniquement recalibré. Comme le signale Patrick Andersson, ces lendemains truffés de références esthétiques se retrouvent suspendus entre un passé vaguement familier et un futur toujours latent.4 Ces images et installations de T&T évoquent un avenir empreint de nostalgie surannée par la simple projection temporelle des objets qui meublent notre passé et notre présent.
Localiser le discours
Bien que la densité complexe du temps se concentre dans la matière qui nous entoure, la propension à en dénigrer les traces relève d’une conception progressiste de l’histoire où les marques du passé sont reléguées au statut de fragments désuets ou pire, de détritus. Se référant aux propos de Nietzsche (reconnu pour avoir célébré l’apport dialectique de la décomposition dans l’épanouissement du vivant et le rôle prédominant du passé résiduel dans la compréhension de l’histoire), Neville et Villeneuve en appellent à une revalorisation des traces remisées du passé en tant que possibilités narratives désenclavées de la perception linéaire du temps.5 Et c’est par une telle approche que le recyclage culturel prend toute son ampleur, bien qu’il s’attarde tant aux discours actuels qu’aux miettes d’hier délaissées.
En traitant l’histoire comme un palimpseste infini où les strates narratives s’imbriquent et se superposent en un prolongement sans cesse renouvelé de contributions et d’interprétations éclatées, le recyclage culturel désamorce la logique moderniste fondée sur une progression linéaire et évolutive. De ce fait, la reprise et le remaniement constituent un mode de résistance aux idéologies dominantes en cultivant l’hétérogénéité discursive. La norme ainsi revisitée par les artistes remet en cause le caractère inéluctable et immuable des conventions et fait plutôt ressortir leur précarité subversive.
D’une manière parallèle, le propos alarmiste sur la perte irréversible de biodiversité est également désamorcé par l’humour satirique de Bill Burns. Le discours progressiste de la réhabilitation environnementale à coups d’avancées technologiques et de leviers économiques n’est pas non plus épargné. Par le ton promotionnel de sa fausse entreprise d’équipements de secours (Safety Gear for Small Animals, Inc.), Burns donne à ce discours une allure absurdement palliative et opportuniste. La mimique entrepreneuriale de ce projet artistique permet de réfléchir sur l’impasse dans laquelle le progrès et sa visée économique conduisent la gestion environnementale. Cette réflexion prend forme par la récupération cynique de l’adaptation naturelle afin d’appuyer la création d’un nouveau marché visant à équiper les animaux (à la fois identifiés comme des victimes et des « clients » prisés dans le jargon de la compagnie) pour assurer leur survie en ces temps de perturbation écologique.
[Figure 3]Une stratégie commerciale et procédurière tout aussi absurde est déployée dans 0.800.0FAUNA0FLORA, un système interactif de réponse vocale se voulant un service d’information sur la faune et la flore (opérationnel en Grande-Bretagne en 2008, et désactivé depuis). L’exploitation du sentiment d’urgence porte les appelants à soutenir diverses initiatives de protection de la biodiversité par voie d’options Touch-Tone. Le système de traitement mène ultimement les commanditaires vers la plateforme PayPal.
Les relents eschatologiques souvent présents dans le discours écologique suggèrent un seuil vers une réalité irréversible et sans précédent, réalité exploitée avec humour par Bill Burns au moyen de ses entreprises commerciales. C’est précisément sur cet instant de rupture irréparable que joue aussi T&T avec sa nostalgie post-apocalyptique. Au lieu de faire table rase, la limite outrepassée oblige un retour aux décombres du passé pour en extraire un présent actualisé et viable. Dès lors, l’apocalypse n’est plus tant un vecteur de rupture immuable avec le passé : il devient un catalyseur de potentialités latentes. La trame narrative eschatologique remaniée par T&T permet l’avènement d’un futur antérieur, c’est-à-dire un futur envisagé à même les possibilités du passé, mais demeuré latent dans la mémoire des choses.
[Figure 4]Pour revenir à Neville et Villeneuve, ils soutiennent par ailleurs que le principal problème du modèle historiciste n’est pas tant de reposer sur la narration, mais plutôt sa propension à décliner l’histoire selon un ordre téléologique et surtout, à oblitérer sa propre tendance à l’amnésie.6 L’intérêt de Mark Dion pour l’historicité des systèmes de connaissance et pour le rôle primordial de ceux-ci dans la compréhension humaine de la nature amène justement l’artiste à s’attarder aux conceptions soi-disant remisées du naturel. Parmi les formes institutionnalisées du savoir étudiées et retravaillées par Dion, l’emblème dense et polyvalent de l’arbre resurgit constamment. Si aujourd’hui l’arbre évoque avant toute chose l’urgence d’entraver la régression des habitats boisés, sa forme archétypale a joué un rôle beaucoup plus fondamental dans la compréhension du vivant. Qu’il se nomme arbre du vivant, arbre évolutif, arbre de la connaissance, arbre de Darwin ou, depuis peu, arbre phylogénétique, ce symbole, par sa structure ramifiée, a servi de modèle organisationnel dans l’appréhension de ce qui semblait n’être qu’un chaos organique. Et comme le signalent avec ironie les œuvres de Dion, la prédisposition humaine à confondre l’ordre taxonomique avec l’idéal du progrès s’accompagne d’une inclination à interpréter les espèces récentes comme étant plus complexes, plus spécialisées, enfin, plus évoluées que leurs prédécesseures. En outre, l’arbre de vie publié en 1874 par Haeckel démontre que les représentations de l’évolution ont longtemps placé l’humain à la cime faisant de ce dernier sa finalité pensante, sa toute dernière pousse encore pleine de promesses. Mark Dion reprend le motif d’arborescence attribué par convention au développement du vivant pour cartographier la progression des interprétations épistémologiques au fil des méandres philosophiques et scientifiques. À la différence de Haeckel, Dion ne laisse culminer aucun rameau, mais permet à la multiplicité des discours de se côtoyer.
[Figure 5]Dion traite l’arbre comme un symbole inerte, incarnant une compulsion à enfermer la réalité dans le carcan du savoir (comme dans ses bibliothèques taxonomiques des espèces aviaires). Ses arbres sont morts, des carcasses dont les rameaux sectionnés supportent le poids des livres et des nomenclatures. La surcharge représentée évoque celle de nos structures épistémologiques qui, faisant fi de la complexité relationnelle du monde naturel, se contentent de brosser un portrait monolithique du réel. Cette appréhension figée et unidirectionnelle de la nature est déclassée par les écologistes d’aujourd’hui; ils déclarent avoir rangé cette idée depuis belle lurette dans les fonds de tiroirs de la philosophie environnementale et lui ont préféré l’avancement perpétuel de la connaissance vers une compréhension relationnelle du monde.
À l’image des créatures fossiles qui suscitent perplexité et fascination de par leur survivance anachronique, Dion sort ces supposés vieux modèles épistémologiques des boules à mites pour dévoiler les évidences éparses de leur survie dans les discours actuels. Ainsi, l’enracinement de la lignée phylogénétique dans une arborescence ancienne se révèle à travers la démarche de Dion. Des traces de cette hiérarchisation de la nature persistent aussi dans le propos écologiste populaire, ne serait-ce que dans l’habitude à anthropomorphiser les espèces en fin de course évolutive ainsi qu’à structurer les élans de protection selon la rareté (les espèces les plus communes étant négligées et trop souvent jugées parasitaires dans les zones urbaines). Afin de rendre justice au caractère toujours équivoque des œuvres de Dion, il importe de mentionner que le lynchage animalier dans Tar and Feathers (1996; réalisation constituée d’un tronc dénudé lesté d’animaux pendus et couverts de goudron) concerne des espèces reconnues comme envahissantes et nuisibles à la biodiversité. Pour reprendre l’expression de Mark Dion, ces animaux sont « spécialisés dans la non-spécialisation », c’est-à-dire qu’ils s’adaptent à n’importe quel environnement et délogent la faune indigène de sa niche écologique par leur adaptabilité aux contextes anthropiques et par leur rythme de reproduction effréné. Dans la plupart des cas, ces espèces sont introduites par les humains qui finissent ensuite par les stigmatiser sur les fondements de leur portée envahissante. Ces contradictions reviennent dans des moutures thématiques subséquentes, notamment dans Game Birds Group (Tar and Leather; 2006) où des oiseaux chassés à outrance sont pendus dans une référence croisée aux natures mortes et au macabre des lynchages raciaux. Dion tente, d’une part, de décoder les biais culturels inhérents à la compréhension de la nature par l’analyse de leur source épistémique; de l’autre, d’envisager quels engagements différents envers le naturel auraient pu découler de ces mêmes structures de connaissance : « En reculant dans le temps, je tente d’imaginer comment les choses auraient pu être différentes, de suivre les branches de l’arbre de la connaissance qui ont succombé à la pourriture sèche. »7
À la recherche de nouveaux habitats
L’une des variantes artistiques du recours au recyclage culturel est interprétée comme une volonté « d’introduire du jeu dans les systèmes de représentation, d’éviter qu’[ils] ne se fige[nt], de décoller les formes du fond aliénant auquel elles adhèrent une fois qu’on les considère comme des acquis. »8 C’est justement ce que Bill Burns entreprend de faire dans ses dioramas pastichés, alors que des troupeaux de bisons et des familles d’ours polaires tentent en vain d’échapper à leur classification réductrice dans des régimes de connaissance calcifiés. Le propos alarmiste relatif à la perte d’habitat naturel est miné par l’appauvrissement de son propre soubassement épistémologique, ne pouvant que restreindre les pistes de solutions viables au problème. Dans un texte intitulé La grande évasion, Johanne Sloan en arrive au même constat à l’égard des limites inhérentes aux représentations de la nature : « C’est à ce point d’incommensurabilité, de rupture dans la relation figure/fond, qu’émerge une série de questions. […] Il s’agit certainement de la motivation première derrière toute “évasion” d’un écosystème visuel à l’autre : rester en vie, survivre, se bien développer et évoluer de différentes façons. Mais si l’histoire naturelle n’est plus à l’abri de la dévastation environnementale, où donc aller ? […] Quel territoire (discursif) autre pourrait être trouvé afin que ces animaux puissent vivre pleinement leur destin en plastique ? »9 C’est en quelque sorte dans les failles et les interstices des habitats reconstitués par Burns — entre les classiques reliés de la littérature environnementale ou encore dans les pages blanches qui séparent le contenu — que les espèces en voie d’extinction peuvent envisager un devenir hors des balises taxonomiques et des téléologies évolutionnistes.
[Figure 7]« Donner du jeu » à la nature est désirable afin de maintenir vivante son altérité en regard des structures de connaissance par lesquelles elle s’entend. Il peut s’avérer tout aussi profitable de la laisser proliférer au-delà des frontières fictives séparant la culture de la nature. Nombreux sont les théoriciens (en particulier ceux de la pensée posthumaniste et, plus précisément, ceux derrière les ontologies récentes orientées vers les objets en philosophie occidentale) qui remettent en question la propension généralisée à opérer une distinction ontologique entre le monde des artéfacts et la matérialité de la nature. Les artéfacts découlent de la nature : ils constituent une nature « orchestrée » ou « mise en forme » par l’humain. Dans une série d’œuvres dressant le portrait de collectionneurs à travers leurs possessions, Mark Dion érode la frontière conceptuelle entre nature et culture et présente des instances où la nature se trouve en rapport de proximité et de familiarité avec la culture humaine. Les collectionneurs en question sont des animaux communs, analogues à ceux présentés dans Tar and Feathers (coq, pie, rat, écureuil) et réputés pour leur cohabitation aisée avec les humains. À l’instar des anciens princes et collectionneurs qui échafaudaient des microcosmes avec leurs possessions, les protagonistes de Mark Dion sont représentés dans ce qui s’apparente à leur univers domestique intime, entourés d’un amas d’artéfacts glanés au fil d’une existence conjointe avec les humains. La distinction de la nature par rapport à la culture est par cette représentation rendue arbitraire grâce à des exemples traversant les délimitations naturelles et anthropiques.
Il n’empêche que l’humain, lui, ne peut ignorer ses fondements culturels dans la préparation d’un avenir viable lorsque son propre habitat croule sous les décombres. Figurant avec une imagination foisonnante de telles situations où les repères actuels sont profondément perturbés, T&T stipule que c’est par la réactivation de projets abandonnés et la transformation de modèles désuets qu’une survivance (dans tous les sens du terme) devient possible. Entre la détermination futurologique et la fantasmagorie utopique, T&T localise les germes d’une diversité interprétative dans la densité hétérochronique du temps écoulé et à venir. Pour avoir accès à l’éventail des possibles, le tiroir de l’histoire demande à être rouvert, son rangement bousculé, afin que de ce brassage émerge des visées exploratoires de l’avenir.
Par la pensée écologique historicisée avec créativité et amusement tout comme par la critique de ses failles antérieures, ces artistes s’interrogent sur la présumée lucidité mise de l’avant à l’heure actuelle dans l’interprétation de la nature. Car expliciter la nature revient à agir sur elle, et l’attention portée à sa narration — à travers le discours écologique, l’histoire naturelle et les récits de nature — constitue un engagement fondamental envers celle-ci. Plusieurs artistes manifestent aujourd’hui un tel engagement par une prise de distance critique et contribuent ainsi à réinscrire la pensée écologique dans un champ culturel plus large. Comme le suggèrent Bill Burns, Mark Dion et T&T avec leurs tactiques de recyclage culturel et de grappillage visuel, redéfinir la conscience écologique revient peut-être en fait à repenser la temporalité qui structure notre compréhension de la nature en dehors de l’axe prédéterminé du progrès scientifique et technologique.
Citer cet article
Gentiane Bélanger, « Recyclages narratifs et autres désenclavements épistémologiques », [Plastik] : Art et biodiversité : Un art durable ? #04 [en ligne], mis en ligne le 15 février 2014, consulté le 23 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2014/02/15/recyclages-narratifs-et-autres-desenclavements-epistemologiques/ ISSN 2101-0323