Comment les séries TV prennent soin de nous
Sandra Laugier
Nr 06 . 18 avril 2019
Table des matières
Résumé : Le décalage est frappant entre l’influence intellectuelle, politique et morale des séries, leur place dans les conversations et la vie ordinaire, et la prise en compte de cette réalité dans la recherche. Nous proposons ici d’examiner une ambition des séries télévisées qui est de changer non seulement nos visions du monde mais le monde même, en suscitant, en exerçant et en représentant le care ; ce qui fait la force des séries est bien l’intégration dans la vie quotidienne, la fréquentation ordinaire des personnages qui deviennent des proches, non plus sur le modèle classique et éculé de l’identification et de la reconnaissance, mais de la fréquentation et de la familiarisation voire de l’affection.
Mots-clés : éthique, séries TV, genre, care
L’attention au particulier
Les recherches sur les séries télévisées fleurissent depuis longtemps aux États-Unis et en Angleterre, mais sont encore relativement rares en France, sauf sous l’angle de la sociologie des médias, des études de civilisation anglophone et des sciences de l’information et de la communication. Un tel décalage est frappant – entre l’influence intellectuelle, politique et morale des séries, leur place dans les conversations et la vie ordinaire, et la prise en compte de cette réalité dans la recherche. Les cursus universitaires sur ces questions aux États-Unis et dans plusieurs pays européens sont nombreux mais absents en France, où l’intérêt réel pour la culture populaire, et par exemple l’engouement pour les séries télévisées, ne débouchent pas sur une capacité de les considérer comme des sujets de recherche en tant que tels, qui suscitent une véritable transformation dans la forme de vie humaine.
La question n’est pas seulement esthétique, ou sociologique, ou de communication. C’est celle de savoir comment la présence d’une pratique dans nos sociétés (et elle est très générale, car il y a des séries dans tous les pays) va les transformer, changer non seulement nos visions du monde mais le monde même. Les séries télévisées et la place qu’ont prise les séries et leurs univers propres dans les existences des spectateurs sont un phénomène que chacun peut observer au quotidien et parfois sinon dans sa propre vie, du moins dans celle des autres ; ce qui fait la force des séries est bien l’intégration dans la vie quotidienne, la fréquentation ordinaire des personnages qui deviennent des proches, non plus sur le modèle classique et éculé de l’identification et de la reconnaissance, mais de la fréquentation et de la familiarisation. Nous nous soucions des personnages, exactement sur le modèle du souci d’autrui, que nous avions identifié (Laugier 2005) comme une attention spécifique pour la façon d’être, la texture morale des personnes. Ce particularisme de l’attention au détail moral, à l’expressivité morale des personnes, a été fort bien analysé par Cora Diamond, notamment dans le chapitre « Se faire une idée de la philosophie morale » qui clôt L’esprit réaliste (Diamond 2004, 495-515).
« Nous ne pouvons pas voir l’intérêt moral de la littérature à moins de reconnaître les gestes, les manières, les habitudes, les tours de langage, les tours de pensée, les styles de visage, comme moralement expressifs – d’un individu ou d’un peuple. La description intelligente de ces choses fait partie de la description intelligente, aiguisée, de la vie, de ce qui importe, de ce qui fait la différence, dans les vies humaines. » (Diamond 2004, 507)
Pour elle la philosophie morale doit modifier son champ d’études, de l’examen de concepts généraux à l’examen des visions particulières, des « configurations » de pensée des individus. On peut citer aussi Iris Murdoch :
« Nous considérons quelque chose de plus insaisissable qu’on peut appeler leur vision totale de la vie, telle qu’elle se manifeste dans leur façon de parler ou de se taire, leur choix de mots, leurs façons d’apprécier les autres, leur conception de leur propre vie, ce qu’ils trouvent attrayant ou digne de louange, ce qu’ils trouvent amusant : bref, les configurations de leur pensée qui se manifestent continûment dans leurs réactions et leurs conversations. Ces choses, qui peuvent être montrées ouvertement et de façon intelligible ou élaborées intimement et devinées, constituent ce qu’on peut appeler la texture d’être d’un homme, ou la nature de sa vision personnelle. » (Murdoch 2011, 49)
Les séries télévisées nous ont éduqués à l’attention à ces formes d’être – des personnes et des relations. C’est bien dans l’usage du langage (choix des mots, style de conversation) que se montre ouvertement ou s’élabore intimement la vision morale d’une personne, qui pour Murdoch n’est pas tant un point de vue théorique qu’une texture d’être – dont on relèvera que c’est un terme gestaltiste (la texture pouvant apparaître sous diverses modalités, visuelle, sonore et tactile). Cette texture n’a rien à voir avec les choix et arguments moraux, donc avec la philosophie morale classique : elle définit la morale non par des catégories de bien ou mal mais par « ce qui importe » et ce qui fait et exprime les différences entre individus. En percevant progressivement ce qui compte pour un personnage, ou une série, nous élaborons ce qui compte pour nous.
[Figure 1]La série télévisée poursuit ainsi la recherche de l’ordinaire, et la tâche pédagogique au sens défini par Stanley Cavell, engagée par le cinéma populaire, d’une éducation subjective par le partage de l’expérience. Le point de départ de l’enquête de Cavell dans La projection du monde est bien de réitérer le geste par lequel Tolstoï substitue à la question de l’essence de l’art, celle de son importance. Cette démarche est « grammaticale » : le lien de l’essence à l’importance d’un phénomène est conceptuel. L’importance n’est pas un supplément à l’essence. Maîtriser un concept suppose en effet de savoir quel rôle le mot peut jouer dans nos usages, ce qui revient à connaître son rôle, son importance dans nos vies, notre forme de vie. Maîtriser un concept, c’est donc connaître son importance : nos critères d’usage énoncent ce qui compte pour nous, au double sens de ce qui est identifié comme tombant sous le concept (compter pour) et de ce qui suscite notre intérêt et présente une valeur pour nous, émerge à nos yeux.
Ce qui compte
L’importance du cinéma pour Cavell est définie par sa place dans notre forme de vie ordinaire (une telle émergence de l’importance étant partie prenante de perception morale), et c’est là une autre voie de définition de la culture populaire. Car deux faits intéressent Cavell dans la valeur du cinéma : un « premier fait » incontestable et qui distingue le cinéma des autres arts, à savoir qu’il a eu et continue à avoir de l’importance pour un public très large, socialement et culturellement hétérogène. Mais c’est bien plus vrai des séries télévisées. Deuxième fait, c’est un art de la compagnie. Pour parler de notre expérience des films, Cavell décrit son expérience qui est une expérience « accompagnée », en compagnie d’amis plutôt qu’une expérience solitaire, comme la lecture ou un collectif vaste, comme celui des concerts ou de la fête. Ce compagnonnage est-il reproductible pour les séries TV ?
Le cinéma a profondément à voir avec l’amitié et là aussi est son perfectionnisme. L’expérience du cinéma est celle de bandes de copains et si on y est seul, même par goût, c’est en référence à cette pratique du groupe. C’est dans cette perspective que l’on peut reprendre la méthode spécifique de Cavell, dans tous ses livres sur le cinéma, de s’appuyer essentiellement sur ses souvenirs. Le point est contestable sinon étrange. Pourquoi ne pas procéder plutôt à une analyse du film plan par plan ? Pour répondre à cette objection et justifier sa méthode, Cavell explique que ce qui l’intéresse ce sont « les causes de sa conscience effective des films. » (La projection du monde, p. 12). Il s’agit de clarification de nos concepts, c’est-à-dire du rappel des critères d’usage. La source de connaissance sur le concept de cinéma n’est rien autre que ce que chacun peut en dire lui-même quand il maîtrise ce concept. Le concept est alors affaire de confiance. En matière d’expérience du cinéma, le jugement et les souvenirs de chacun ont une prétention à l’universalité (le claim du langage ordinaire qui se rapproche, dit Cavell[1][2], de celle du jugement esthétique). Alors le cinéma, en tant que culture ordinaire, a à voir avec l’autobiographie.
« Nous impliquons les films en nous. Les films deviennent de nouveaux fragments de ce qui m’arrive, de nouvelles cartes qui s’ajoutent au jeu bien mélangé de ma mémoire, sans que je puisse deviner leur place dans l’avenir. Comme les souvenirs d’enfance dont personne d’autre que moi n’apprécie le trésor à sa juste valeur, dont le contenu n’est rien comparé à l’importance indicible qu’ils ont pour moi. » (La projection du monde)
Ce qui est important pour moi, vous, n’a de fait rien à voir avec les valeurs établies de la critique. Ici se situe la spécificité de la définition de Cavell de la culture populaire et la subversion qu’il propose de la critique. Dans le « Supplément à la Projection du monde » écrit plusieurs années après, Cavell conteste la possibilité de déterminer l’importance d’un film d’un point de vue seulement théorique, ou historique. Je suis seul à pouvoir déterminer l’importance et le sens des films que je vois. C’est cela la démocratie du cinéma, qui s’est prolongée dans la façon dont chacun détermine ses choix en matière de séries télévisée. De fait, aucune réflexion sur la culture populaire ne peut faire l’impasse sur cette question qu’affronte Cavell, refusant à la fois le mépris du critique pour des formes vues comme dégradées, et la condescendance bien pire des intellectuels qui revendiquent un intérêt pour les séries–toujours gouverné par la certitude d’une position de supériorité par rapport au matériau, alors que Cavell fonde son travail sur « l’intelligence apportée par le film à sa propre réalisation », un care pour les films et leurs producteurs (scénaristes, acteurs, producteurs et pas seulement réalisateurs).
Question de confiance
Cela soulève une question de confiance : quand et comment faire confiance à son expérience, trouver la validité propre du particulier. Retrouver le contact avec l’expérience, et trouver une voix pour son expression : c’est peut-être la visée première, perfectionniste et politique, de l’éthique. Il reste à articuler cette expression subjective à l’attention au particulier qui est au cœur du care, et à définir ainsi une connaissance par le care. La connaissance morale, par exemple, que nous donne l’œuvre littéraire (ou cinématographique), par l’éducation de la sensibilité (sensitivité), n’est pas traductible en arguments, mais elle est pourtant connaissance – d’où le beau titre ambigu de Nussbaum, « Love’s Knowledge » : non la connaissance d’un objet général qui serait l’amour, mais la connaissance particulière que nous donne la perception aiguisée de/par le care. Ainsi il n’y a pas de contradiction entre sensitivité et connaissance, care et rationalité. D’où la redéfinition ou redescription de la morale que propose Diamond à partir de la littérature. « J’ai essayé, dit-elle, de décrire certains traits de ce à quoi ressemble la vie morale, sans rien dire du tout de ce à quoi elle doit ressembler. » Cette description phénoménale de la vie morale permet une transformation du champ de l’éthique, le recentrage sur la sensibilité, la perception ou réception.
L’éthique est une attention aux autres, et à la façon dont ils sont pris (avec nous) dans des connexions. Toute éthique est alors une éthique du care, du souci des autres. C’est pourquoi le XXe siècle a produit une nouvelle attention au réel par l’expérience du cinéma et pourquoi le XXIe siècle change encore notre perception du réel à travers l’expérience encore plus répétée et ordinaire des séries. Le cinéma américain de la fin du XXe siècle a pris le plus fortement en charge l’attention propre au care par la description et la narration fine qu’ils nous donnent du caring, ce que serait l’agentivité propre du care, et la grande diversité des formes du care. Je mentionnerai d’abord le personnage incarné par John Cusack dans Say Anything (film insuffisamment connu de Cameron Crowe, 1989, sur lequel Cavell attire note attention), Lloyd Dobler, dont tout le film (c’est même le sujet du film) montre la capacité à prendre soin de la fille qu’il aime, Diane. Dans une scène célèbre, lors d’un dîner de famille, quand on lui demande quel est son plan de carrière, Lloyd répond qu’il ne veut « rien vendre, ni rien transformer » (I don’t want to sell anything, I don’t want to process anything) » mais s’occuper, « take care » de cette fille (That’s what I’m good at). Tout le film (tout le jeu de Cusack) est conçu de façon à nous faire aimer et respecter Lloyd, à faire percevoir et apprécier ce qu’il fait. Le thème du care est très présent dans l’autre film culte de Crowe, Jerry Maguire. Le care apparaît de façon originale dans Pulp Fiction (Quentin Tarantino, 1995), au cours de l’épisode où le petit gangster incarné par John Travolta doit s’occuper de la petite amie du patron (il décrit la chose à son comparse en employant le mot, « take care », introduisant une confusion, l’autre demandant perplexe si par là il entend « buter » et non un « foot massage »). Malgré ce début peu prometteur, il s’occupera d’elle, en l’emmenant danser, en remportant le concours de danse avec elle, puis de façon plus décisive en lui enfonçant une énorme aiguille dans le cœur pour la ressusciter après une overdose.
Toutefois le care est une thématique bien plus centrale dans les séries télévisées, certainement la reconnaissance qu’elles permettent, d’une pluralité des positions et des voix morales dans un même monde. Le caractère polyphonique des séries, qui sont passées entre le XXe et le XXI siècles de personnages isolés (Columbo) ou en couple (Starsky et Hutch, Clair de Lune) à une dimension chorale débutée avec Friends, Urgences, The West Wing, la pluralité des expressions singulières, la mise en scène des disputes, débats et incompréhensions.
[Figure 2]Sabine Chalvon-Demersay[2][5] a remarquablement analysé le type de formation morale qu’apporte la forme même de présentation de la série et le tournant radical accompli avec les séries des années 1990 (Urgences, West Wing) ; régularité, intégration des personnages à la vie ordinaire et familiale des spectateurs, initiation à des formes de vie non explicitées et à des vocabulaires nouveaux et initialement opaques, sans que le spectateur soit lourdement guidé et éclairé comme il l’était dans des productions antérieures. C’est cette méthodologie de la série, non seulement la narrativité mais avant tout l’introduction et la construction des personnages, qui fait sa pertinence et son expressivité morale : mais cela contraint à réviser le statut de la morale, à la voir non dans des règles et principes de décision mais dans l’attention aux conduites ordinaires, aux micro-choix quotidiens, aux styles d’expression des individus. Toutes transformations de la morale auxquelles ont appelé des philosophes lassés d’une méta-éthique trop abstraite. Le matériau des séries télévisées permet une contextualisation, une historicité (régularité, durée), une familiarisation et une éducation de la perception (attention aux expressions et gestes de personnages qu’on apprend à connaître, et qui inversement peut nous surprendre totalement.) Comprendre cela nécessite de prendre au sérieux les intentions morales des producteurs et scénaristes des séries et téléfilms, et les contraintes ainsi imposées aux fictions, là aussi dans la lignée de la lecture de Cavell : ce dernier en effet, en rupture avec une tradition critique qui faisait de l’intelligence et de la signification du film un sous-produit de la lecture critique, affirmait l’importance de l’écriture collective du film, de la fonction du scénariste et du réalisateur, mais aussi des acteurs, dans l’élaboration de la signifiance et de la valeur éducative du film. Il faut alors mettre en évidence, dans l’expression morale constituée par les séries, les choix moraux, collectifs et individuels, les négociations, conflits et accords qui sont à la base de la morale : choix et itinéraires des personnages de fiction, tournants de la narration, conflits, réconciliations, lapsus et refoulements.
[Figure 3]Que l’on pense à l’importance, dans la culture adolescente, de la série Buffy que son créateur le génial Joss Whedon avait conçue comme une œuvre féministe destinée à transformer moralement un public adolescent mixte, en montrant une jeune fille apparemment ordinaire, pourtant capable de se battre. La force morale de Buffy est bien dans sa nature de fille ordinaire en sus d’être une redoutable tueuse, et sa forte incarnation du care (pour ses amis, pour sa mère et sa sœur… pour le monde qu’elle sauve régulièrement). C’est ce qui lui permet d’être un « role model » y compris pour les garçons ; le care étant défini comme capacité partagée, commune aux deux sexes.
Qui prend soin de nous ?
Si l’on se souvient aussi que Dewey, dans The Public and its Problems, définit le public à partir d’une confrontation à une situation problématique où des personnes éprouvent un trouble déterminé qu’ils perçoivent initialement comme relevant de la vie privée, et où la réponse, jamais donnée d’avance, émerge à travers le jeu des interactions de ceux qui décident de lui donner une expression publique à leur tour – on se rend compte que la télévision hérite de l’enjeu d’éducation morale du cinéma populaire. Les personnages de fiction télévisées peuvent être « lâchés » et ouverts à l’imagination et à l’usage de chacun, « confiés » à nous – comme s’il restait à chacun d’en prendre soin (care) en prenant soin de soi, et d’en accepter parfois le caractère irrémédiablement inconnu quoique familier (c’est le cas des grands héros comme Jack Bauer).
Un téléspectateur qui suit une série depuis le début peut vivre avec ses personnages pendant 5 ou 7 années voire plus. C’est considérable : il y a peu de personnes, dans la réalité, que l’on accompagne aussi longtemps. Et quand arrive un nouveau personnage, notre première réaction sera le rejet, avant d’apprendre à connaître les différentes facettes de son caractère, à entrer dans sa temporalité, à découvrir ce qui est important pour elle, lui. C’est tout ce travail d’attention et de compréhension qui fait de la série une véritable éducation de soi, un apprentissage moral. Non pas au sens d’une leçon de morale, mais d’un progrès à faire sur soi-même.
Les séries doivent alors être analysées comme de véritables interactions sociales : les lecteurs, les auditeurs et les téléspectateurs les reçoivent en faisant usage de compétences de raisonnement pratique et de connaissances ordinaires du monde, ainsi que d’une compétence morale, donnée (ordinaire) mais aussi à éduquer à la fois par l’exercice d’une compétence de spectateur rompu à divers genres, et par la confrontation constante au réel, qu’illustrent par exemple les séries politiques.
La sensibilité morale permet de dépasser les conceptions morales classiques, par des approches morales différentes : manière d’être des gens, expressions et réactions naturelles, texture mouvante des personnalités, constitution des caractères dans la longue durée, expression d’une vision du monde par le discours et le style personnel, présentation et appréciation de l’ennemi dans 24, ou Fauda. Une telle approche doit être fondée sur une perception fine, sur l’expression adéquate et d’éducation de la sensibilité (spectateur et du public). L’attitude ou la compétence morale consiste à percevoir, non des objets ou situations, mais les possibilités et significations qui émergent dans les choses, et à anticiper, à improviser à chaque instant dans la perception– la possibilité de description et de mise en évidence pour le public ce qui est important, de ce qui compte. C’est dans l’expression morale (choix des mots, style de conversation, façon d’être) que s’élabore la vision morale d’une personne, ou d’un personnage, qui en retour travaille celle du récepteur.
Dans les séries TV, le care est multiplement care : objet (la série représente souvent le care comme attitude ou travail) mais aussi moyen (on suscite et provoque le care) et enfin action (la série exerce le care). Ni principe général, ni valeur morale abstraite, le care exercé par la vision d’une série n’a rien de spectaculaire, et fait partie de ces phénomènes vus mais non remarqués assurant l’entretien (en plusieurs sens, dont celui de la conversation et de la préservation) d’un monde humain. Les séries mettent à la fois en scène ce souci des autres et les conflits de care : Everwood – série dont le héros, interprété excellemment par Treat Williams, abandonne, à la suite de la mort de sa femme, son métier prestigieux de neurochirurgien pour devenir médecin dans une petite ville du Colorado où il s’installe avec ses deux enfants – met en scène, dans chacun des épisodes, les conflits de care qui travaillent le personnage central (entre s’occuper des enfants, des patients, et lui-même), dont la décision initiale est également motivée par le choix du care contre la carrière. Urgences évidemment, déjà mentionnée, articule en permanence les exigences de la vie privée et du travail, et les conflits internes dans les soins à apporter au patients (care moral ou médical). Dans un autre style, parfois plus loufoque, House MD (Docteur House) permet, par l’invention d’un personnage original et fort, l’émergence paradoxale d’un care qui s’exprime dans le refus même de se soucier des individus, mais n’en est pas moins efficace et bien réel. La série culte 6 Feet Under était aussi essentiellement une extension du domaine du care aux morts ordinaires ; comme l’est en un sens la série Cold Case. Les objets de ces séries, dans leurs styles divers, sont toujours liés au care qui est un sujet ou motif incontournable de la fiction quotidienne. Mais le care n’est pas seulement un sujet central : la série est également moyen de susciter le care (par éveil de l’affectivité, représentation de figures émouvantes, attachement) : ER avec des situations sensibles autour des figures de passage, mais aussi avec l’attachement réel éprouvé pour certains personnages par leur fréquentation régulière, ce qui fait qu’un temps fort de la série était souvent la maladie d’un des personnages (Jeanie Boulet, Mark Greene). Ces moments extrêmes mettent en évidence le type d’attachement que l’on a aux personnages de fiction, qui ne se comprend qu’en termes de care. Les préoccupations si fortes des spectateurs et fans pour le sort de personnages comme celui de Jon Snow dans la série culte Game of Thrones ne sont pas un phénomène marginal. Elles trahissent le véritable cœur des séries TV, l’attachement que l’on a pour des caractères construits au fil des années.
On connaît l’affirmation de Panofsky, si centrale pour Cavell, pour qui la matière du cinéma, c’est la réalité même. La matière des séries, c’est le réel, mais oserait-on dire la réalité humaine, des personnes comme réalité première. Le matériau humain des séries TV permet une contextualisation plus développée, une historicité de la relation publique et privée (régularité, durée), une familiarisation et une éducation de la perception (attention aux expressions et gestes de personnages qu’on apprend à connaître). La série TV fait ainsi partie indissolublement de la vie privée et du domaine public. Un tel matériau permet aussi de déplacer l’enjeu moral vers l’examen de la vie morale, avec ses difficultés et impasses comme dans la fameuse série Desperate Housewives, qui présentait un groupe (4, parfois élargi à 5) de femmes habitantes d’une banlieue assez chic et abstraite, aux prises avec des conflits de care extrêmes. En mettant en scène le rapport conflictuel au care (enfants, parents, maison) comme expression centrale du caractère moral du héros (héroïnes, en l’occurrence), les séries TV légitiment le care et lui donnent expression publique. Le premier épisode de la première saison d’Urgences, centrée sur la journée ordinaire de Mark Greene et les exigences diverses de soins aux patients, aux proches, à lui-même, l’ouverture de Desperate Housewives avec le récit de la journée de tâches ménagères de l’héroïne suicidée qui plane sur toute la première saison, ont probablement été des moments historiques de la publicisation du care et permettent des ouvertures aussi fortes aujourd’hui que celle de Better Things (sur la vie d’une mère seule avec ses 3 filles) ou le premier épisode de This is Us, qui parvient à verrouiller notre rapport aux personnages grâce à une construction scénarique exemplaire. Certains épisodes de The West Wing consacrés au soin à donner aux patients atteints d’Alzheimer ou à la nécessité – marquée dans plusieurs moments clés de la série – de porter secours aux populations du Sud sont des moments forts de l’expression du care pour le care.
Une tâche de la critique TV serait alors mettre en évidence, dans la lecture de l’expression morale constituée par les séries, les choix moraux, collectifs et individuels, les négociations, conflits et accords qui sont à la base de la représentation morale : choix et itinéraires des personnages de fiction, tournants de la narration, tournants dans les scénarios. On déplace la question de la morale vers celle de l’interprétation des choix publics et l’élaboration d’une sensibilité commune, à la fois supposée et éduquée/transformée par les médias. Le care du public dans tous les sens de l’expression, ou le public du care comme constitué par cette expression symbolique et l’éducation apportée par cette expression. Il y a une bonne et une mauvaise éducation, certes, mais une éducation qui prend au sérieux la capacité morale du spectateur est du bon care. La question se pose désormais de façon cruciale avec les séries politiques ou « sécuritaires » qui mettent en scène la lutte des démocraties contre le terrorisme, présentant à la fois les enjeux géopolitiques et politiques, les techniques de renseignement, mais aussi le point de vue de « l’ennemi », le plus souvent humanisé (24, Homeland, Fauda, Le Bureau des légendes).
Ce sont, dans la tradition de Dewey, des formes publiques parce que démocratiques de production culturelle : le care permet de mettre en œuvre concrètement une réflexion sur la notion de public, et son articulation au privé, telle que Wittgenstein l’avait formulée (le privé a son expression dans le public) ou Dewey, dans The Public and its problems, qui définit le public à partir d’une confrontation à une situation problématique où des personnes éprouvent un trouble déterminé qu’ils perçoivent initialement comme relevant de la vie privée.
[Figure 4]Les personnages de fiction TV sont si bien ancrés, moralement dirigés et clairs dans leurs expressions morales, sans être archétypaux, qu’ils peuvent être « lâchés » et ouverts à l’imagination, l’affection et à l’usage de chacun. On s’attache à ces personnages parce qu’ils nous affectent. Parce que nous sommes affectés et concernés par ce qui leur arrive, même si ce n’est pas notre vie. Cette affection a toutes les dimensions de l’attachement. Mais le véritable enjeu de cette affection est un lien moral, le partage et l’émergence de ce qui compte. On prend soin des personnages qui en retour prennent soin de nous, en restant inscrits en nous après la fin de la série. Les dernières scènes de Lost sont une réflexion sur cette façon dont l’expérience d’une série reste en chacun – tout comme l’expérience oubliée de l’île est présente au fond des personnages qui, dans cet épisode, ont vécu une toute autre vie où ils ne se connaissent pas. Plus généralement les grandes séries nous éduquent à nous séparer des personnages auxquels on s’est profondément attachés par leurs défauts mêmes (que l’on pense à The Wire, 6 Feet Under, Mad Men)… et la façon dont elles se terminent, souvent longuement préparée (voire pensée depuis le début) témoignent aujourd’hui de la centralité de la relation aux personnages dans ce que nous apportent les séries.
[Figure 5]La fin d’une série est en effet toujours une difficile séparation, surtout quand nous quittent des personnages aussi forts que ceux de The Americans, une des meilleures séries du siècle, par sa capacité à nous transformer en nous prenant par surprise – en faisant aimer par les Américains ces Americans, espions et assassins du KGB, et trembler pour eux durant 6 saisons. The Americans n’a jamais été un blockbuster, et aura eu pour public celles et ceux qui se sont attachés à ces personnages et à leur histoire. La séparation finale et nécessaire avec les personnages, Elizabeth et Philip, se traduit par une dernière subversion, l’abandon de leurs enfants – et des héros par leurs enfants. Elizabeth et Philip abandonnent leur fils à une vie qu’ils savent meilleure… Et seront abandonnés par leur fille sur un quai de gare, dans une des scènes les plus bouleversantes de la série ; et pour moi des séries contemporaines en général. C’est à cet instant, et dans la scène clé précédente, les 11 minutes d’échange dans un parking entre Stan, leur ami agent du FBI qui va les arrêter, et Philip, que la série constitue notre capacité de spectateurs à nous séparer des personnages, et de l’œuvre même. Stan laisse partir Elizabeth et Philip, comme pour nous apprendre nous aussi à les lâcher (let go), et à continuer, sans eux, eux aussi désormais sans nous, mais en nous, prenant soin de nous de la façon tordue qui nous a attaché à eux.
[1] Stanley Cavell, Dire et vouloir dire, tr. fr. S. Laugier et C. Fournier, Paris, Le Cerf, 2009, ch. 3 [1969].
[2] Sabine Chalvon-Demersay « La confusion des conditions : une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, 95, 1999, p.235-283, (Esprit, 10, octobre 2000, p.21-38).
Citer cet article
Sandra Laugier, « Comment les séries TV prennent soin de nous », [Plastik] : Quand l’art prend soin de vous. Les tropismes du care dans l’art aujourd’hui #06 [en ligne], mis en ligne le 18 avril 2019, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2019/04/18/comment-les-series-tv-prennent-soin-de-nous/