Henri Matisse l’art d’une guérison, l’invention d’un rapport au monde
Laurence Gossart
Nr 06 . 18 avril 2019
Table des matières
Résumé :
Il s’agit ici de montrer de quelle façon les questions inhérentes au care traversent la pratique d’Henri Matisse au lendemain de son opération des intestins en 1941. Nous montrons ici le changement de positionnement de Matisse face au monde qui l’environne et de quelle manière la poésie est source de soin, de renouvellement, de vie et de création. La poésie amoureuse de Pierre de Ronsard sera le vecteur d’un foisonnement de dessins et deviendra l’objet quasi exclusif de son attention durant sa convalescence. Soins biologiques et soins spirituels vont de conserve et produisent une approche plus libre, plus fine, plus sensible des émotions dont ce livre sera l’essence. Soixante-dix ans plus tard il ne perd rien de sa fraîcheur. .
Mots-clé :
care – cure – attention – sensible – réparation – soin – émotion – poésie – dessin – livre -– Henri Matisse – Pierre de Ronsard
Je vous envoye un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eust a ce vespre cuillies,
Cheutes à terre elles fussent demain.
Pierre de Ronsard, Continuation des Amours
Se révéler dans l’épreuve de la maladie, guérir ses sens lorsque le corps quant à lui est malade, naître au monde dans l’authenticité de ses perceptions, renaître dans l’exigence d’une acuité sans cesse épurée. C’est dans les creux de ces paradoxes apparents, dans ces lignes de vie qui inscrivent de nouvelles pages qu’Henri matisse rencontre la poésie amoureuse de Pierre de Ronsard. Quels liens alors avec l’idée de care ? L’attention certainement. L’attention à soi, à l’autre, un altruisme qui libère le vivant, ouvre à la vie. La philosophe américaine Joan Tronto définit le care de la façon suivante : « activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie [1]». Si les années 1980 ont vu émerger cette notion aux États-Unis[2], elle prend toute son ampleur en Europe à la charnière de la première décennie de notre siècle[3]. Mais ces réflexions si circonscrites dans le temps traversent pourtant bien les générations, se faisant parfois moins visibles mais pour autant essentielles. C’est ce que nous développerons ici au travers de la façon dont Henri Matisse s’est emparé de la poésie amoureuse de Pierre de Ronsard durant la convalescence qui suivit son opération de 1941.
Principe féminin, réparer le pli
La question du soin – mais aussi de la sollicitude, de l’attention à l’autre, à soi, au monde – si elle a été l’objet d’un travail de fond et de conceptualisation lui ayant donné ses lettres de noblesse au cœur des mouvements féministes, n’est pas une question exclusivement féminine. Devenu concept, le care a pris depuis un champ autonome de réflexion qui permet de penser de façon plus générale un rapport d’attention et de réparation du monde, de notre rapport au monde « déplié [4]». Si la pensée occidentale pense la relation en termes d’observation frontale du sujet vers l’objet, la pensée chinoise pense l’attention à l’unité du monde. Ce que François Jullien montre c’est la relation abîmée par cette distanciation, comme si le monde avait été plié à l’instar d’une feuille de papier qui en conservera à jamais la trace. Le care tenterait alors de réparer cette cicatrice laissée dans la profondeur de ce pli.
Nous aimons à penser que le care participe du principe féminin inhérent à la nature humaine au-delà du genre féminin. La question de l’anima jungien[5] comme le Ying chinois invitent à envisager particulièrement cette approche : « Dans son aspect positif cette force est absolument essentielle et fondamentale. C’est elle qui assure à l’être humain son enracinement dans les lois de la nature, celles qui assurent la santé et l’équilibre mental[6] ». La pensée asiatique nous éclaire aussi en ce sens d’autant plus que Matisse découvre le zen. Il s’intéresse à la relation à la nature, au mode de représentation de cette dernière dans les peintures asiatiques ce que manifeste par exemple la lettre à André Rouveyre écrite en 1942 sur le dessin de l’arbre[7]. Être humain et nature ne sont que des aspects différents de l’unité fondamentale qui constitue la pensée et l’esthétique chinoise.
Sensifier le monde
Le care serait-il une forme d’accès au sensible ? Le sensible senti, lu, saisi, le sensible révélé par le média, par le mot, par l’image. « Vivre, écrit Emanuele Coccia[8], signifie avant tout donner du sens, sensifier le rationnel, transformer le psychique en une image externe, donner corps et expérience au spirituel ». Comme si le care et le sensible ouvraient de conserve des champs de création et de perception, invitation à de nouvelles lectures du monde. Il s’agit bien ici de vivre, de découvrir le vivant par-delà les fonctions biologiques, de donner une existence et des traces, une corporéité et des images à des perceptions, sensations et intuitions du monde intérieur. Sensifier serait procéder à cette mue – et tout ensemble mutation – de l’intériorité vers le monde extérieur. Cultiver ce sensible et le donner à vivre, produire du spirituel et le donner à voir.
Déplaçant quelque peu la notion de care telle qu’elle est aujourd’hui définie dans le contexte médical, nous proposons ici de vérifier et révéler ce qui se développe dans la pratique d’Henri Matisse après son opération des intestins dans les années 1940. Comment cette expérience quasi initiatrice entre la vie et la mort génère, au-delà des soins réels, un autre soin, une autre sollicitude, un « emplissement » de la relation et de l’être au monde ? En effet, la poésie devient pour Matisse en cette période non pas motif, ni prétexte, mais ressource, source de vie. Un accès au sensible, quelque chose qui se situe à la fois dans le care et dans le cure[9]. Si le cure correspond aux soins médicaux réels locaux (opération, traitement, etc.) et a pour but de limiter la maladie, le care quant à lui touche à la continuité de la vie, aux fonctions du vivant. Or, cette double acception crée une articulation dont Matisse, bien avant la conceptualisation de cette notion, montrera la force par le renouvellement qu’elle opère dans son œuvre.
Matisse est opéré le 16 janvier 1941 d’une infection intestinale importante à Lyon. Le mal ayant été difficilement et tardivement diagnostiqué, les médecins considèrent la guérison de Matisse comme miraculeuse. Dans cette période singulière de sa vie, l’artiste semble découvrir le monde sous un autre angle, il revit, revoit, ressent à nouveau le monde qui l’entoure. Poésie, nature et amour sont pour Henri Matisse des ressources essentielles à sa guérison. Le care – le soin – semble s’opérer par un changement de perception de l’environnement. Ce qui était annexe, accessoire, périphérique devient le cœur de l’attention[10]. Matisse donne corps et expérience au spirituel. Une quête de toujours mais qui, en cette période post-opératoire, est particulièrement prégnante et présente. C’est ici la part la plus impalpable des sentiments qui agit en Matisse, qui répare son corps au plus loin de ses cellules : la poésie amoureuse de Pierre de Ronsard. En somme, l’amour.
[Figure 1]Du florilège au foisonnement, du fleurissement à la floraison[11]
Dans ces déclinaisons où s’effeuillent les sentiments et émotions, c’est la réparation du vivant par le sensible qui s’inscrit au fur et à mesure des pages choisies de son Ronsard. Dans le regard de Matisse qui relit Les Amours de Ronsard resurgit la fraîcheur tendre d’un amour délicat. Comment traduire en dessin cette si fragile émotion, la plus profonde aussi ? Le tracé léger, l’entaille de la gravure, le flottement du dessin dans la page, le caractère du texte qui fait dessin, tout cela est objet d’une quête[12]. Albert Skira raconte la précision délicate de chaque choix d’Henri Matisse, à commencer par le choix de vieux caractères Calson en 1943, puis quelques années plus tard, en 1947, après de nombreux déboires[13], celui du papier réalisé par les Papeteries d’Arches. Ces éléments à l’apparence factuelle sont en fait des facteurs déterminants dans l’aboutissement de ce livre. En réalité, sept années s’écoulent entre l’opération de Matisse et la sortie du livre au printemps 1948 dont nous fêtons aujourd’hui les soixante-dix ans. La fraîcheur du livre ne s’est en rien étiolée et la ligne de Matisse continue d’offrir un ravissement, emportant son lecteur dans les affres des baisers et tourments amoureux[14]. Matisse se répare, s’équilibre et se soigne dans la réalisation et la lecture de son Ronsard. Il lui redonne existence, il renoue avec sa part la plus fine, la plus sensible et cette dimension transcende encore aujourd’hui l’ouvrage. Il s’imprègne et s’empare des poèmes dont la savouration innerve son corps des ondulations amoureuses. Les mots, les signes, la langue – ce vieux français si touchant – ouvrent à Matisse un espace de création au point qu’il décide d’opérer un choix au sein des poèmes et non d’illustrer les trois ouvrages : c’est le résultat d’assemblage, d’invention et de production d’images qui se déclinent au fur et à mesure de sa lecture des pages de son Ronsard. Il prélève, sélectionne, agence, créé du sens et fait œuvre dans l’œuvre. Au cœur de ce travail s’opère au fond une libération qui procède au soin profond. Il se répare au gré des lignes d’amour dont il s’empare et qu’il pare. Il compose son florilège[15] comme Ronsard compose ses bouquets destinés à sa bien-aimée.
En vain pour vous je compose,
En vain pour vous ma Déesse il est fait :
Vostre beauté est bouquet du bouquet
La fleur des fleurs, la rose de la rose[16].
Si l’on peut trouver dans ses choix des poésies dont l’approche tout autant métaphorique que bucolique n’est pas sans évoquer des amours insatisfaites, Matisse ne se prive pas de textes aux évocations infiniment plus charnelles.
Quand je voy dans un jardin
Au matin
S’esclore une fleur nouvelle,
J’accompare le bouton
Au teton
De son beau sein qui pommelle[17]
C’est presque une synthèse des sentiments que tout un chacun traverse, un bouquet de ses émotions qu’il se sent à présent plus apte à exprimer et de fait à dessiner. Comme des tableaux d’autel, les figures couvrent de leur limpidité ces prières à l’amour. Cette petite tête de femme disparue, si délicate, dont les traits flottent dans la page, s’accroche de part et d’autre des marges, flirtant dans les pourtours du texte. Femme réelle ou mythe, c’est une synthèse de toutes ses amours rêvées comme idéelles qui se déclinent dans ces poèmes que Matisse revisite presque enivré de ces sentiments livrés par le poète avec lequel il communique par-delà les siècles[18]. Courbes, volutes, lignes sont parfois des corps qui s’enlacent puis deviennent visage, icône, feuille, fleur, rose puis à nouveau corps féminin, puis ligne pure déposée dans l’espace de la page. Des traces volées dans un temps suspendu gravées dans ce papier grammé à la coloration crème. Son Ronsard devient son intime. « Je suis toujours au lit mais avec Ronsard et je ne m’ennuie pas[19] », écrit-il. Il est son confident aussi, comme si le poète était venu là, par-delà les temps, à cet endroit, chercher l’émotion enclose du dessinateur, attirant toute sa vigilance sur l’amour qui affleure dans ce temps de maladie. Matisse s’interroge sur la pertinence de son approche et de son choix, il se demande comment ce livre sera ressenti. Un vieillard qui dessine les ébats de jeunes amoureux… Mais en réalité c’est vers la pureté d’une émotion qu’il se dirige, une émotion dépouillée de toute grivoiserie malsaine. Cette quête du sens participe du soin qu’il s’octroie. « Je suis donc toujours en tête à tête avec Ronsard dont le livre profite à ma maladie [20]», écrit-il. La réalisation de cette œuvre le soigne.
[Figure 2]Entre cure et care : toucher au cœur de la carence des sens
Dans la fine articulation entre le cure et le care, Matisse revit. Ici le cure est la condition du care : l’homme oscille entre les moments d’opération, de soin et de création mais son regard change. Son attention à lui-même modifie profondément son rapport au monde et son attention à celui-ci. Ce qu’il initie avec son Ronsard, il le poursuit et le déploie les années qui suivent au point de s’exclamer en 1942 : « Tout est neuf, tout est frais comme si le monde venait de naître. Une feuille, un caillou, tout brille, tout chatoie, tout est lustré, verni, vous ne pouvez imaginer comme c’est beau ! Je me dis quelque fois que nous profanons la vie : à force de voir les choses, nous ne les regardons plus. Nous ne leur apportons que des sens émoussés. Nous ne sentons plus. Nous sommes blasés. Je me dis que pour bien jouir, il serait sage de se priver. Il est bon de commencer par le renoncement, de s’imposer de temps en temps une cure d’abstention[21] ». C’est une seconde vie en effet, pas simplement celle d’un miraculé, celle aussi d’un homme dont l’attention au monde est à jamais éprise de vivant. Au cœur de cette renaissance – « comme si le monde venait de naître » écrit-il – Matisse inscrit les sens. Il distingue le voir et le sentir, privilégiant dans cette seconde phase de vie la question des perceptions sensorielles dont l’acuité semble se déplier, comme si ces perceptions avaient été froissées, laissant des traces mais offrant au monde une surface sensible vierge d’une lumière renouvelée. Une surface poreuse dont la condition d’existence et de révélation serait la privation dans un temps fait d’abnégation et de retrait.
À l’image d’une caverne, ce temps de maladie apparaît comme un temps de médiation, d’épuration, de réappropriation de ses propres sens dont on comprend combien ils sont le vecteur d’une relation renouvelée au monde, à l’art, à la nature, à l’autre, mais avant toute chose à lui-même. Un recul nécessaire pour adhérer à la vie .En somme c’est lui qui renaît. Si le cure est la condition de la réparation des carences du corps, le care est celle de la perpétuation d’un vivant amplifié : medicus curat, natura sanat.[22] Et en effet, c’est bien un rapport totalement renouvelé à la nature qui emporte Henri Matisse dans une seconde vie.
[Figure 3][1] Joan Tronto, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009, p.13.
[2] Carol Gilligan, Une si grande différence, Paris, Flammarion, 1986.
[3] Voir à ce sujet Fabienne Brugère, L’Ethique du “Care”, Paris, PUF, 2011.
[4] Sur la question du pli, voir François Jullien, Vivre de paysage ou L’impensé de la raison, Paris, Gallimard, 2014.
[5] Carl Gustave Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1973. Dans ce livre Jung fait état de la dimension androgyne de l’inconscient : l’anima, la part féminine de l’homme, et l’animus, part masculine chez la femme.
[6] Raynald Valois, “C.G. Jung et le féminin”, Philosophiques 21 (2), Société de philosophie du Québec, 1994, p 398.
[7] Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, pp.166-170.
[8] Emanuele Coccia, La Vie sensible, Rivages, Paris, 2018 p.75.
[9] Voir à ce sujet Jean-Pierre Lehmann, « Ce que “ prendre soin ” peut signifier », in Le Coq-Héron, n°180, no. 1, 2005, pp.50-54.
[10] Dans ses correspondances – donc dans des écrits intimes et non dans des propos publics Matisse se rend compte du changement qui s’opère en lui. Il écrit à André Rouveyre en juillet 1942 : « J’ai piqué au mur devant moi toutes les illustrations avec lesquelles je vis nuit et jour. J’ajoute, je retranche et je crois que rarement les circonstances ont favorisé ainsi la naissance du travail qui de secondaire par essence, devient une chose essentielle, principale. », Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, pp.221-222.
[11] Ibidem, “Depuis un an j’ai fait un effort énorme en dessin. Je dis effort c’est une erreur, car ce qui est venu c’est une floraison après cinquante ans d’effort”, p.190.
[12] Albert Skira, “Albert Skira raconte… Histoire d’un livre”, in Matisse, Florilège des amours de Ronsard, Genève, Skira, 1993, pp.189-191.
[13] Il y eu de nombreux aléas qui retardèrent la publication du livre : difficulté à trouver le bon papier, papier abîmé, caractères épuisés, situation de guerre qui empêcha les déplacements entre la Suisse et la France, changement d’imprimeur, etc.
[14] “Dimanche dernier j’ai dû supporter une nouvelle crise hépathique. Ca fait quatre en deux mois. Aujourd’hui, jeudi, j’en suis à peine remis et pour chasser l’ennui je me suis remis au Ronsard. Il m’aide à reprendre mon équilibre moral car j’ai, d’après les dessins que j’ai fait dernièrement la semaine avant ma dernière crise, enfin il y a huit jours (ça me semble si loin, une autre année !), j’ai la conviction de faire un bon livre. Cette idée me fait oublier ma faiblesse.” Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, Paris, Hermann, 1972, p.221.
[15] Matisse-Rouveyre 2001, Correspondances, édition établie par Hanne Finsen, Paris, Flammarion, 2001, “Florilège ça évoque déjà moitié poésie, moitié image dans une sorte d’impression de l’un à l’autre…”, pp.81-82.
[16] Matisse, Florilège des Amours de Ronsard, Genève, Skira, 1993, p.110.
[17] Ibidem, p.121.
[18] “Ce qui importe, écrit André Rouveyre, c’est cela, l’étincelle entre toi et lui et que cela éclate sur le papier.” propos rapportés par Claudine Grammont in Matisse, Une seconde vie, Paris, Hazan, p.84.
[19] Henri Matisse, Ecrits et propos sur l’art, op. cit., p.223.
[20] Ibidem, p.222.
[21] Ibidem, pp.289-90.
[22] Le médecin soigne, la nature guérit
Citer cet article
Laurence Gossart, « Henri Matisse l’art d’une guérison, l’invention d’un rapport au monde », [Plastik] : Quand l’art prend soin de vous. Les tropismes du care dans l’art aujourd’hui #06 [en ligne], mis en ligne le 18 avril 2019, consulté le 03 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2019/04/18/henri-matisse-lart-dune-guerison-linvention-dun-rapport-au-monde/