L’exposition « Prendre soin » comme déniaisement
Jean-Louis Déotte
Nr 06 . 18 avril 2019
Ce texte est issu de la journée d’étude consacrée à l’exposition « Prendre soin », qui s’est déroulée dans la Pharmacie, nouvel espace pour l’art contemporain situé dans le Pavillon Dormois de l’hôpital de Tonnerre (7 juillet 2017). Cette exposition avait pour commissaire Diane Watteau.
Comme vous le savez, Walter Benjamin a été un grand penseur de la narration (Écrits sur Leskov, Le Narrateur), un praticien de la radio, en particulier à destination des enfants, et il a laissé quelques éléments qui nous permettent d’élaborer une conception de l’exposition, plus spéculative qu’artistique.
Nous souhaitons former l’hypothèse selon laquelle ces fragments permettent d’établir un parallèle entre ce qu’il écrit de sa pratique radiophonique et sa conception de l’exposition. C’est lui que nous interrogerons pour aborder l’exposition « Prendre soin » proposée par Diane Watteau. Il semblerait que l’idée sur le « care », lancée il y doit y avoir quatre ans de cela, avait fait son chemin dans l’esprit du directeur de l’hôpital, Frédéric Roussel, et que ce dernier s’était demandé où cela pourrait avoir lieu. L’Hôtel-Dieu ne pouvant faire l’affaire, parce qu’en vérité il ne rend possible que des expositions « prise de site » – comme les installations antérieures de Caroline Coppey, Didier Guth et Germain Roesz – une ancienne salle réservée aux vieillards indigents, devenue la pharmacie générale, trop éloignée des actuels centres de soins, s’imposa. La Pharmacie sera donc désormais dédiée aux expositions temporaires.
Pharmakon est la racine grecque de pharmacie. C’est une sorte d’oxymore comme « obscure clarté » : médicament/poison.
Nous reviendrons avec Adolfo Vera sur l’essentielle duplicité du pharmakon chez Platon, mais avant cela nous nous demanderons ce qu’il y a de commun entre une exposition d’« évocation » chez Benjamin et une émission de radio telle qu’il en produisit à la radio d’État de Francfort avant son éviction par les nazis.
S’agissant de la narration radiophonique, il y a bien une technique de la narration, sinon tous les narrateurs auraient la même valeur. De la même manière, le producteur-réalisateur de radio doit-il tenir compte des impératifs du médium de communication comme de l’attente des auditeurs puisqu’il s’agit de leur donner « la certitude que leur propre intérêt possède une valeur réelle pour le sujet traité[1]. »
C’est dire que Benjamin n’attendait pas, en particulier avec ses jeux radiophoniques, que de passifs ses auditeurs deviennent actifs, selon la formule politique que reprend Rancière, mais qu’ils enrichissent le contenu objectif de l’émission. Benjamin en tant que producteur radiophonique s’identifiait à un donateur de cadeaux destinés aux auditeurs, donateur qui devait disparaître au moment du don. Comme il le dit dans ses écrits autobiographiques de 1928[2], c’était son côté grand-mère. C’est dire qu’il concevait l’espace-temps de l’émission comme un lieu d’échange-don au sens de Mauss : le producteur n’était pas conçu comme un professeur imbu de son savoir (la vulgarisation d’un savoir telle qu’on la conçoit habituellement), mais comme une sorte de défi lancé à l’auditeur et l’obligeant, en retour, à rendre, mais sur un mode amplifié, en tant que contre-donateur. On imagine ici l’ampleur de ce rendu puisque l’auditeur n’est pas un individu isolé, mais un public, donc un véritable milieu associé. En retour, on devait s’attendre à un enrichissement du savoir, à une revivification de la science.
Benjamin développe une conception de la vulgarisation (Veranschaulichung) à l’ère de la masse (nous parlerions aujourd’hui de public), ce qui le conduit à donner un autre rôle à l’illustration, ou plutôt à l’évocation (Vergegenwârtigung), qui doit être différente de ce qu’elle est chargée d’illustrer, qui ne doit pas être redondante, mais surprenante si l’on suit les exemples qu’il en donne : le Struwwelpeter d’Heinrich Hoffmann (Pierre l’ébouriffé) ou des faits divers. De nos jours, l’art de l’exposition « sociologique » (Musée d’ethnologie de Neufchâtel inauguré par J. Hainard) reprend ces préceptes qui donnent place à la parodie, aux chocs esthétiques, etc.
« Le schéma de la table d’anniversaire. Représenter les idées, les rapports comme des cadeaux, c’est-à-dire les représenter de telle façon qu’ils empruntent le chemin qui va de la table des dons au bénéficiaire du cadeau en passant par le donateur. Mais dans les expositions le donateur n’est apparemment pas là. Les choses doivent fuser à travers ce cercle avec la vitesse et la clarté de l’éclair au point que le donateur disparaisse dans la lumière. Lénine comme donateur.
[…] La technique de l’illustration comme expérimentation scientifique, comme principe heuristique. En outre : la demonstratio ad hominem : un principe politique. Détacher la métaphore des choses, c’est découvrir leur noyau anthropologique, ce qui revient au même que représenter leur signification politique. Ce noyau anthropologique trouble la masse en tant qu’elle est bénéficiaire du cadeau. Et ce trouble tient au lien surprenant qui unit la métaphore découverte, dont il est précisément question, à la forme d’expression précisément donnée (image, langage, etc.) ; la métaphore devient finalement, à y regarder de près, la seule forme de manifestation possible de la chose. Le chemin qui permet de pénétrer jusqu’à elle : le jeu passionné avec les choses. C’est par ce même chemin que les enfants pénètrent jusqu’au cœur. »[3]
Une exposition, comme une émission, serait donc comme une donation sans donateur. La question que l’on peut alors poser à Benjamin est celle-ci : le bénéficiaire, la masse qui est dans la position de bénéficier, peut-elle rendre effectivement à un donateur sans visage ? Au contraire, le don contre-don que décrit Mauss ne suppose-t-il pas toujours de pouvoir identifier donateur et bénéficiaire ? Qu’est-ce qu’un don pur ? Une soumission absolue à celui qui donne dans l’invisibilité puisqu’on ne peut pas rendre ? La figure de Lénine comme pure grand-mère fait évidemment frissonner : une grand-mère Loup, celle du Petit Chaperon rouge puisqu’on est dans la littérature enfantine ?
La question de l’exposition est centrale chez Benjamin puisque c’est la question de la présentation en vérité des choses et des textes en eux-mêmes, pour une destination anthropologique, c’est-à-dire politique. Dans Paris, Capitale du xixe siècle, il opposera systématiquement l’exposition des choses à l’herméneutique des textes. Cette conception de l’exposition sera aussi celle de la traduction littérale opposée à la traduction selon l’esprit.
Prenons l’exemple de l’émission portant le titre La catastrophe ferroviaire du Firth of Tay
On pourrait penser à première vue qu’elle s’insère dans la série des émissions portant sur les catastrophes naturelles (de Pompéï à La Nouvelle Orléans) et donc qu’elle viendrait alimenter la théorie du messianisme. Nullement. Utilisant ses lectures sur l’architecture moderne de fer et de verre (de Meyer à Giedion), Benjamin confronte une édification métallique (cet audacieux pont écossais), qui reste au fond artisanale parce qu’elle n‘a pas intégré le principe du montage (les éléments étaient retravaillés sur place par une armée d’ouvriers), à un édifice totalement de son époque (la Tour Eiffel) parce que pleinement industriel (les éléments ont été fabriqués dans des ateliers éloignés mais avec une telle précision d’ingénieur qu’ils s’ajustent parfaitement sur place, le chantier étant parfaitement silencieux). En contrepoint de la narration d’une catastrophe, on trouve le plus bel éloge de la technique industrielle d’autant que l’édifice prévu à l’origine comme point d’orgue de l’Exposition universelle de 1889 devint le poste émetteur de Paris. Bref, la technique avait un sens, les télécommunications. La technique est essentiellement un pharmakon.
Le statut de ces textes radiophoniques mériterait une étude approfondie. Manifestement les fiches de Benjamin ont été utilisées pleinement. On sait que pour lui, la fiche, dans sa tridimensionnalité (la boîte à fiches), annonçait un stade supérieur du livre, venant après le codex. Si l’on se souvient des textes portant sur la crise de l’expérience, sur l’incapacité des modernes à narrer, sur la pauvreté du roman « bourgeois » du fait de son impuissance à transmettre une expérience collective, on peut penser que la technique radiophonique a dès lors consisté pour lui en un renouveau technologique de la transmission. Transmission qu’il ne limitait donc pas à une relation immédiate, entre le conteur et ses auditeurs. Et le message étant déterminé par le médium, la radio suppléant la narration, le contenu des émissions ne relèvera plus de la sagesse ancestrale. Ou alors il s’agit d’une sagesse adaptée à la duplicité de la situation. Il ne s’agit plus de répéter que l’effort au travail paye toujours, mais de présenter des situations d’indétermination qui laissent perplexes les auditeurs. Quand Benjamin fait un tableau du brigandage en Allemagne, quand il présente les Tziganes ou les procès en sorcellerie, il s’appuie sur des documents datés comme le ferait un historien classique et ne cherche pas à enrichir le dossier des « vaincus de l’histoire ». Ce sont plutôt des enquêtes ethno-historiques, présentant de véritables sociétés de hors-la-loi, des sociétés parallèles aux sociétés légitimes, mais exerçant un contre-pouvoir réel. Dans le cas des sorcières, il est évident que pour lui, ce sont les tribunaux de l’inquisition qui ont généré une sorte de fantasmagorie maléfique et que leur sort, comme celui des brigands, s’est amélioré à l’époque des Lumières.
S’il s’agissait de donner des leçons à ses jeunes auditeurs, ces dernières consisteraient davantage à rendre imprécises les normes de la conduite éthique, à tracer son chemin sans véritable boussole, à ne pas prendre pour argent comptant les propositions les plus alléchantes. C’est peut-être ce qui rapproche le plus Benjamin de certains films de Pasolini.
On peut donc suggérer qu’il s’agissait pour lui de déniaiser ses jeunes auditeurs : les choses de la vie sont ambivalentes et ambiguës, ceux qui subvertissent la loi sont peut-être au fond ses meilleurs zélateurs, les hommes sont des fétus de paille devant les cataclysmes. On y retrouverait la pratique du pouvoir des princes baroques, le sublime kantien, sans oublier Kafka. Mais ces textes sont-ils à interpréter ? Ne s’agit-il pas plutôt de faire bouger les frontières, d’estomper les lignes de bordure, de faire sentir des mouvements imprécis ?
La formation de l’enfant est comme le geste de l’artiste : l’un et l’autre se trouvent confrontés à l’immense muraille de la culture instituée. Par où commencer ? Par où passer ? Si la tâche de l’artiste antérieur a consisté à donner forme en nommant, l’acte artistique actuel consiste à dissoudre, et non à nier ou détruire, la forme héritée. Cela peut consister à remettre en mouvement sans tenir compte du nom initial. Or comme la donation du nom était à la ressemblance de la création divine, la déformation artistique est forcément hérétique, elle est du côté de la mimesis et non de la mêmeté. Au minimum, elle ne s’inscrit pas dans la tradition des vainqueurs qui institue la culture. On a un bon exemple de cela dans Les thèses sur le concept d’histoire et en particulier dans la Thèse 9. D’une certaine manière, Benjamin présente le joyau de sa propre collection, son tableau fétiche : l’Angelus novus de Klee. Si l’on met en regard le tableautin de Klee et le texte de Benjamin, dans une perspective herméneutique (Panofsky, Gadamer ou autres), on est frappé par le côté totalement arbitraire de la métaphore politique benjaminienne. Ceux qui pratiquent Benjamin en recherchant partout les traces de passage des anges sont ravis : un ange de bonne facture qui permet de critiquer le progrès entendu comme sens de l’histoire. Mais où sont les ruines censées s’amonceler devant lui ? Qu’est-ce qui indique que le vent s’est pris dans ses ailes ? Qu’il s’agit du progrès qu’il faudrait distinguer de l’émancipation ? Et qu’il recule avec effroi ? Ce texte n’est pas une description de critique ou d’historien d’art, c’est un enchaînement poétique. Hermès n’est pas ici convoqué, mais l’exposition comme évocation destinée à jeter le trouble. Une seule chose est certaine : Benjamin introduit dans un double mouvement une forme figée par son support. Angelus novus est le nom de ce mouvement, comme la dépose du geste du peintre chinois sur la coulée de peinture. Sinon, quand on croit y lire le testament de Benjamin, on retombe dans cet angélisme qu’il a toujours critiqué et qui se nomme symbolisation (le symbole s’interprète, la métaphore s’expose). En fait, il faut prendre le texte comme une mise en mouvement littéral d’une forme qui sinon resterait figée. On sait que la littéralité est le concept clef de sa conception de la traduction. En mettant en mouvement l’ange, Benjamin crée une métaphore qui vaut pour elle-même : un mouvement destiné à troubler le lecteur. Ce n’est pas ce qui est dit (le mouvement régressif de l’histoire) qui importe, mais la libération d’une apparition enkystée dans la forme-tableau.
Pour conclure, on dira qu’il n’y a pas chez lui d’herméneutique, mais une nécessité de l’exposition de la chose en elle-même, parce qu’il n’y a pas de noyau de vérité sous les apparences, pas de sens caché, mais une cinétique généralisée.
1 Walter Benjamin, Trois pièces radiophoniques, Paris, Christian Bourgeois, 2011, p.117.
2 Walter Benjamin, Écrits autobiographiques, 1985-1990, Paris, Christian Bourgeois, 1994, pp.163-164.
[3] Ibidem, pp.163-164.
Citer cet article
Jean-Louis Déotte, « L’exposition « Prendre soin » comme déniaisement », [Plastik] : Quand l’art prend soin de vous. Les tropismes du care dans l’art aujourd’hui #06 [en ligne], mis en ligne le 18 avril 2019, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2019/04/18/lexposition-prendre-soin-comme-deniaisement/