Juste un souffle : une poésie fertile au cœur du blast
Anouck Durand-Gasselin
Nr 14 . 4 mars 2024
Table des matières
Comment vivre et créer sous la menace, dans le chaos de ce monde défait et en ruines ? Cette question posée de manière vive par le projet Blast engage à préciser les termes de nos engagements. Le titre Blast ne laisse aucune ambiguïté : c’est à la crainte du pire et à la menace d’explosions multi-causales que nous avons à faire. Les puissances d’agir les plus néfastes : pollutions, guerres, développements sans précaution provoquent la ruine d’écosystèmes entiers, abîment le monde et mettent en péril les conditions de vie sur terre pour humains et autres-qu’humains. Sans sombrer dans le catastrophisme encore moins dans la moralisation, il s’agit de trouver une voie qui nous permette de vivre au mieux dans ce monde usé. Promouvoir le vivant, se faire passeur·ses d’histoires et de connaissances, en développant du jeu et de la collaboration sont des voies de résistances actives, des manières humbles de préserver le vivant qui se perd.
[Figure 1]Depuis de nombreuses années, je collabore en création avec le règne des Fungi1. Je propose des récits dont le champignon est le héros. Ils offrent la riche perspective d’un décentrement et permettent de nous re-placer en tant qu’espèce au cœur du monde et des écosystèmes. Ainsi je propose de faire apparaître au cœur des ruines aériennes invisibles et microscopiques provoquées par le blast, d’autres particules fertiles et vivantes : les spores libérées par les champignons pour se reproduire. L’œuvre Juste un souffle, 2 créé pour le projet Blast, révèle la sporulation du champignon comme créatrice de formes et les images-sporées comme poésie fertile au cœur du chaos.
Invisibles et microscopiques
Le blast, entendu comme « le retentissement d’une explosion, comme l’ensemble des lésions organiques, traumatiques, dévastatrices provoquées par l’onde de choc3 », laisse des traces aériennes invisibles. L’explosion, l’effet de souffle projettent dans l’atmosphère des micro-particules toxiques qui nous invitent à penser le danger sous des formes microscopiques : ruines évanescentes et invisibles. L’explosion est localisée mais ses débris n’ont pas de frontières. Ils se déploient horizontalement à la surface de la terre et verticalement dans l’atmosphère par volutes élégantes, bien que dangereuses. Ces ruines invisibles, volatiles sont paradoxalement laissées de côté, peu théorisées. Il est pourtant central de penser ce qu’il reste d’infime et d’évanescent, car c’est un des enjeux du projet Blast. Pour ma part, je propose d’y associer les nuées fertiles. En effet, nuées toxiques et pollutions invisibles se mêlent à l’oxygène, aux bactéries, aux virus, aux pollens et aux spores que nous respirons. Produites par mousses, fougères, fleurs et champignons, spores et pollens sont disséminés en quantité. Ils germeront un peu plus loin : promesses d’un avenir. Certaines spores de champignons, celles qui m’intéressent particulièrement pour ce projet, se développeront en mycéliums, filaments souterrains, invisibles mais qui participent activement à façonner notre monde4.
Ces spores se déploient dans l’atmosphère par l’effet d’une projection tout à fait singulière qui nécessite de convoquer des notions mycologiques précises. En effet, pour se reproduire, les champignons historiques – le terme scientifique est eumycète5 – produisent un fruit, qui émerge à la lumière, composé d’un pied et d’un chapeau – un sporophore. De ce fruit, par nécessité de reproduction, sont libérés des milliers de spores. Dans de nombreux cas, le sporophore est un véritable bio-aérosol « un canon à spores » qui éjecte par une décharge explosive – phénomène appelé la sporulation, ses micro-particules fertiles dans l’atmosphère. En très grande quantité, elles se mêlent au monde des nuées. Beaucoup restent sans effet, certaines trouveront terrains fertiles, humidité, sous-bois pour développer de nouveaux mycéliums. L’effet d’explosion vitale produite par un organisme vivant fait écho à l’effet de souffle produit par le blast. Il est troublant de rapprocher ces deux dynamiques. Elles produisent dans les deux cas d’infimes et microscopiques particules qui se mêlent dans l’atmosphère. Les micro-particules que nos activités libèrent depuis l’essor de l’industrialisation et le développement du capitalisme mettent en danger les équilibres créés par les dynamiques du vivant qui permettent la vie sur terre. Ces dynamiques bien qu’invisibles, sont puissamment actives, qu’elles soient néfastes ou bénéfiques. Il s’agit au cœur du projet Blast de faire apparaître les nuées fertiles en convoquant des images qui sont à proprement parler des captures de spores. Créées en collaboration avec les champignons, je les appelle images-sporées.
[Figure 2]
Formalisée en 1950 par l’entomologiste Willi Enig, la phylogénie étudie les liens de parenté et d’évolutions des espèces en considérant à part égale les donnés macro et microscopiques. Elle a bouleversé les anciennes classifications (Carl Von Linné, 1735) basées sur des ressemblances visuelles.
Images-sporées
Récoltées sur un support choisi (verre, papier, aluminium), l’ensemble des spores forment des sporées, images vivantes aux formes et aux couleurs aussi variées que la diversité d’espèces des champignons. Les spores sont collectées par les mycologues à des fins d’identification. Je me suis appropriée ce geste afin de développer un art de la sporée. Je capture les spores sans pour autant les fixer ni les stériliser : elles sont auto-agrippées. Elles sont rassemblées en co-présence, en concentration élevée. Ainsi je fais apparaître ces spores infimes, microscopiques sous la forme d’images. Les boites dans lesquelles je les conserve ne sont pas étanches. Les spores peuvent à tout moment à nouveau s’envoler, se disséminer et conquérir de nouveaux espaces. Ainsi ces images ont une vie avant et après leur participation à mon œuvre. Des écosystèmes s’y développent : multiples vers et drosophiles s’en repaissent et écrivent sur le support l’histoire de leur passage. Une collection de sporées se constitue que j’appelle sporothèque à la manière d’un herbier ou d’une grainothèque : vertige de l’entreprise de conservation et de collection héritée des pratiques naturalistes. Dès 1894, Nikolaï Vavilov, en Russie a déployé la première et la plus grande banque de semences au monde : l’Institut Vavilov. En 2017, le photographe Mario Del Curto témoigne de l’abandon dans lequel se trouve aujourd’hui cet institut faute de budget et de volonté politique6. Nous comprenons bien qu’à l’heure où Vladimir Poutine intensifie ces actes d’invasions en Ukraine, actualisant le danger nucléaire, il n’est plus question de conserver la biodiversité des espèces végétales domestiquées pour les générations futures. L’intensification des menaces et l’accélération des désastres m’engage à ancrer la poésie fertile de l’art délicat des sporées dans un engagement politique ferme.
[Figure 3]
L’engagement
Ma lutte se déploie aux côtés et avec les champignons. Le livre d’Anna Lowenhaupt Tsing Matsutaké, le champignon de la fin du monde, sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme7 confirme cette voie : J’aurai comme Youri Johnson ce que j’appelle l’effet Anna L.Tsing ou la révélation du mycélium. Au début du livre, Youri Johnson (pseudonyme de Romain Noël), semble se transformer lui-même en champignon8. Youri Johnson développe une poésie mélancolique et désenchantée tout en évoquant un mode de lutte et de résistance Queer très incarné. Dans cette résistance post-apocalyptique, les champignons rejoignent le lotus, les chiens et les mousses dans un monde en pourrissement et en totale transformation. Youri Johnson conclut en invitant à participer au grand banquet : manger des champignons et être mangé par des champignons ! Cette révélation du mycélium provoquée par le livre d’Anna L.Tsing nous a conduits, lui comme moi, à approfondir nos relations symbiotiques et poétiques avec les Fungi.
D’une part, le livre d’Anna L.Tsing est lui-même tissé de relations et déplie une nouvelle manière de penser en mycélium. Il semblerait qu’elle ait subi, elle aussi, la révélation du mycélium. Elle avoue avoir été dépassée par son sujet. L’étude du voyage du champignon matsutaké l’a emmenée bien au delà de son objectif : « Je cherchais un être vivant transformé en objet capitaliste participant au commerce globalisé afin d’étudier son parcours à travers le monde ou les mondes9. » L’étude du matsutaké l’a conduite à mêler sciences naturelles et sciences humaines, à critiquer l’hégémonie des sciences dites dures sans pour autant y renoncer. Anna L.Tsing introduit des approches sociologiques, politiques, anthropologiques, sensibles et culturelles pour raconter la complexité. Elle ouvre une méthode, une manière jubilatoire et collective d’explorer les écosystèmes nouveaux qui naissent sur les ruines créées par l’anthropocène. En 2021, accompagnée de trois autres chercheuses de l’université de Stanford, la plateforme collaborative Feral Atlas invite les chercheur.ses du monde entier à partager leurs découvertes sur la troisième nature : ces écosystèmes dans lesquels de nouveaux êtres prospèrent, s’inventent sur les infrastructures provoquées par les effets de l’anthropocène10. Prendre conscience de cette troisième nature nous aide à appréhender la complexité et l’hybridation du monde dans lesquelles nous sommes projetés sans transition, de manière si brutale. La fertilité apparaît sur les ruines, en effet, mais nous devons nous demander de quelle manière et constater qu’elle n’est pas forcément bénéfique à l’équilibre du vivant.
D’autre part, le matsutaké a la particularité de ne se développer que dans des forêts en ruines, sur-exploitées par des mono-sylvicultures intensives. En ce début du XXIe siècle, les Fungi semblent incarner une sorte d’espoir et de promesses. Le règne des champignons, jusqu’alors assez confidentiel prend des allures de sauveur : alimentation hors-sol, transformateur de déchets et dépollution des sols, nouveaux matériaux écologiques, soins médicinaux et psycho-thérapeutiques. En 2017, la traduction et la parution en France du livre d’Anna L.Tsing vient conforter ce sentiment. Le livre a insufflé une forme d’optimisme. Il faut se rappeler le contexte catastrophiste des années 2010 en France : la collapsologie est en plein développement. Bien qu’Anna L.Tsing étudie le développement de nouvelles formes de vie sur les insfrastructures que nous construisons et sur les ruines que nous créons, ce n’est pas pour autant qu’elle en justifie les causes. Elle s’est exprimée très clairement sur ce sujet lors d’une conférence donnée à la Gaité Lyrique en 201911. Son positionnement politique est bien celui de combattre le libéralisme dévastateur.
Je ne souscris pas à ce sentiment d’optimisme un peu naïf qui souffle en ce moment sur le règne des Fungi. Il y a tout lieu de penser que lorsque l’espèce humaine aura sérieusement mis au point des procédés pour utiliser comme ressources diverses espèces, elle les exploitera à grande échelle. Et c’est justement pour cette raison que je propose de suivre la voie des champignons dans le champ qui est le mien, c’est à dire en poésie, plus précisément en sympoïèsie. La sympoïèse est un concept développé par Donna Haraway12, il signifie faire-avec, construire-avec dans des systèmes complexes, dynamiques, réactifs et situés. Il s’agit de porter attention, de faire commun dans le jeu et la collaboration. Cette manière incarne en soi une alternative et une forme de résistance.
Avec Anna L.Tsing et Donna Haraway, je comprends l’ampleur des liens que nous avons tissés avec le vivant. Nous ne pouvons considérer aucun être vivant isolé, déconnecté de son écosystème. De nombreuses interactions avec d’autres espèces sont vitales dans un jeu d’échanges et de prédations permanents. Je décide de déplier dans mes récits la complexité de ces liens. Il est dorénavant évident que ce sera avec les Fungi. Je me consacre à l’étude de nos relations à travers les pratiques de sporulation, de mycicultures, de cueillettes et d’apprentissages médicinaux et culinaires. De nouveaux gestes de création s’organisent pour élargir le champ de récits à venir : cueillir, sporuler, collectionner, sécher, cuisiner, manger, cultiver.
[Figure 4]Le geste sporuler est apparu dans ma pratique en 2007, alors que mon compagnonnage avec les champignons ne faisait que commencer. Je recherchais alors une manière de faire image sans appareil et au plus près du vivant. Depuis, j’invite le champignon à sporuler sur des supports choisis en relation avec l’histoire de la photographie : papier photosensible, verre, métal. Le chapeau cueilli à maturité éjecte ses spores dans ce mouvement de sporulation, qui est réellement une projection organique. L’ensemble des spores déposées sur le support forme une image abstraite faite de cette matière encore vivante, non fixée, qui pourra germer à nouveau ou plutôt mycéliser à nouveau. J’invente ensuite le dispositif de mises en expositions de ces résultats abstraits et vaporeux. Le champignon m’offre son dernier souffle en éjectant l’ensemble de ses spores, semences cosmiques, que je recueille. C’est ainsi que l’œuvre Juste un souffle sera réalisée cet automne 2023 pour l’exposition Blast. Les sporées recueillies sur des plaques de verre de différents formats : de 20×25 cm à 60×75 cm, seront agencées sur de fines étagères. Subtilement éclairées, elles joueront avec la limite du visible. L’oblique des supports permettra de faire exister leurs ombres ainsi délicatement dédoublées. Leur exposition à nos yeux ne sera qu’un bref instant dans leur parcours : les spores resteront vivantes et se dissémineront à nouveau dans l’atmosphère. Ce principe de dissémination a inspiré ma proposition d’accrochage dans l’espace de l’exposition. Trois ensembles de sporées seront scénographiés en dialogue avec les autres œuvres. L’installation fera écho aux principes actifs de ces particules à la limite du visible : l’oeuvre Juste un souffle fertilisera métaphoriquement l’exposition Blast.
[Figure 5]Ma démarche d’autrice s’inscrit dans un cycle vivant où mes gestes sont producteurs autant que consommateurs en responsabilité et en réciprocité. Suite aux récits d’anticipations de Donna Haraway et Vinciane Despret – qui imaginent des enfants vivant en symbiose avec des papillons ou des poulpes13, je me prends à imaginer des symenfants en symbiose avec un champignon ou encore des communautés fongiques qui cultiveraient des Fungi et apprendraient à lire la langue des sporées. Dans cette attention, se trouve peut-être le secret d’une vie commune partagée et fertile, possible pour tous.tes humains et autres-qu’humains.
Du blast, j’ai particulièrement retenu le souffle dévastateur mis en relation avec un autre souffle produit celui-ci par les champignons. Ces dynamiques m’ont conduite à considérer leurs émanations toxiques d’une part et vivantes d’autre part mêlées dans cette atmosphère qui créée la vie. Le livre d’Anna L.Tsing nous a permis d’appréhender la dimension fertile dans la ruine, dans toute sa complexité biologique et anthropologique. Cette puissance du vivant à se développer ou à recréer des nouvelles formes de vies sur nos ruines est à reconnaître mais en aucun cas ne peut justifier la destruction massive et fulgurante de milliers d’autres-qu’humains présents sur terre bien avant nous. Ainsi en approfondissant mon intérêt pour les champignons eux-mêmes intimement connectés à d’autres êtres pour leur survie, je cherche à offrir de nouveaux récits en prise avec ce monde complexe et chaotique dans lequel nous sommes propulsés. Je propose de suivre la voie des champignons, comme voie de résistance active. En captant les spores libérées par les champignons, l’œuvre Juste un souffle offre une poésie vivante au sein de l’exposition Blast en portant tout particulièrement attention à l’infime et à l’éphémère.
Citer cet article
Anouck Durand-Gasselin, « Juste un souffle : une poésie fertile au cœur du blast », [Plastik] : BLAST #14 [en ligne], mis en ligne le 4 mars 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2024/03/04/juste-un-souffle-une-poesie-fertile-au-coeur-du-blast/