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De reproductible à multiple : (se) répéter dans les œuvres audiovisuelles contemporaines

De reproductible à multiple : (se) répéter dans les œuvres audiovisuelles contemporaines


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Table des matières

Introduction

Les œuvres audiovisuelles d’art contemporain disposent, contrairement à la plupart des supports évoluant au sein du marché de l’art, d’une propriété reproductible sans perte de qualité. Les différents exemplaires d’une même vidéo se valent les uns les autres en termes de qualité. Cette propriété technique, qui contredit le caractère à la fois rare, limité et exclusif de l’œuvre d’art telle qu’elle est perçue par ce système, a contraint le marché à réagir. Les galeries le commercialisent sous une forme qui gomme sa nature de multiple : l’édition limitée de 3 à 10 exemplaires, qui rend rare, voire unique, un objet au potentiel de reproduction illimité. La rareté artificielle des œuvres reproductibles ainsi construite par le marché répond à l’usage de satisfaire une clientèle qui, à défaut d’unicité, recherche le rare, le précieux quand le reproductible met l’œuvre – et son auteur- « en porte-à-faux avec le chérissement du marché d’objets d’art uniques et durables1 ». Ce processus de vente qu’on a pu qualifier de « quasi- unicité » ou de « quasi-aura2 » mérite de s’interroger à l’aune du processus de création d’une œuvre : « pour entrer dans le marché de l’art, un objet doit être unique ou, à défaut d’être unique, il doit être rare3. ». Si ces œuvres ne sont pas des multiples au sens strict mais des supports reproductibles, elles dialoguent avec la notion de multiple par l’impulsion de leurs auteurs. Nous nous proposons de considérer ceux de ces artistes qui s’appuient sur sa propriété reproductible pour disperser leur œuvre, en variantes et répétitions, insufflant de l’aléatoire, tout en prétendant par ailleurs faire œuvre cohérente, voire centrifuge, impliquant dans leur création des pratiques citationnelles et sérielles.

Du reproductible au multiple : construire un corpus

Old Food est une installation audiovisuelle évolutive de l’artiste britannique Ed Atkins réalisée pour la première fois en 2017 et réactivée plusieurs fois jusqu’en 2019. Il s’agit d’un ensemble d’œuvres fonctionnant ensemble, parmi lesquelles neuf œuvres audiovisuelles. Présentés sur des écrans, quatorze panneaux en bois ou en métal gravés, tous accrochés aux murs, et deux pendants, sur lesquels sont disposés des vêtements, installés dans l’espace d’exposition. Le dispositif voit son contenu renouvelé à chacune de ses expositions, car les panneaux et les vêtements utilisés sont réalisés à l’aide de matériaux de récupération ou issus de lieux d’archives de la ville où se tient l’exposition. Lors de l’exposition consacrée à l’artiste en 2019 par le Kunsthaus de Bregenz, qui comprend l’œuvre Old Food, Atkins a recours à des costumes de l’opéra de Bregenz qu’il suspend aux pendants, et déconstruit le mobilier usuel du musée (guichet d’accueil, commodes de rangement du vestiaire) pour réaliser les panneaux gravés. L’itération fait corpus d’expériences singulières, ébranlant au passage le caractère reproductible à l’identique de l’œuvre audiovisuelle : certes, celle-ci, digitale, est parfaitement identique d’une exposition à l’autre, mais les objets et le discours qui l’accompagnent en modifient la perception et constituent en ce sens œuvre de multiples à  œuvre à multiples variations. Ces panneaux gravés déploient des textes rédigés par le collectif de critiques d’art Contemporary Art Writing Daily (CAWD) à la demande de l’artiste. Les auteurs n’ont pas vu les œuvres physiquement et n’ont accès qu’à des descriptions : ils en jouent parfois avec humour et renouvellent leurs textes à chaque exposition, non sans produire des effets d’écho ou d’autocommentaire, de continuité discursive dans une diffraction d’œuvres posées comme singulières. En outre, Ed Atkins publie des recueils de poésie ayant le même titre que l’œuvre audiovisuelle, comme Old Food en 2011 et A primer for cadavers en 2019. Il y a constitution d’un corpus avec variations et déclinaisons en nombres, supports, auteurs et contenus, des propriétés qu’on peut traditionnellement prêter à un médium multiple. La lecture de son livre est à articuler avec la mise sur le marché explicitement voulue par l’artiste. L’œuvre est proposée à la vente sous sa forme complète réunissant la somme de toutes ses composantes, mais peut voir une de ses parties, comme l’un des quatorze panneaux ou une seule des neuf œuvres audiovisuelles, désolidarisée et vendue individuellement. La structure de l’œuvre permet sa décomposition, et son orientation commerciale vers différents publics et différents types de collectionneurs, sensibles à différents types d’objets, audiovisuels ou sculpturaux. Il en va de même d’une exposition comme BAD LAND, de l’artiste américain Alex da Corte, organisée en 2017. Il y présente une vidéo et une sélection d’objets liés à elle, dont une sculpture à l’effigie du personnage qu’il y incarne, un jeune homme aux cheveux blonds assis devant une table. Sur une autre table, se trouvent les différents objets, des produits ménagers, chaussures, cannettes de soda qu’il manipule dans la vidéo. L’audiovisuel est le catalyseur d’un univers plus large, comme Old Food d’Atkins est autant le creuset que la synthèse de son corpus. Da Corte réutilise pour The Superman, en 2018, la part audiovisuelle de BAD LAND ainsi que des œuvres antérieures réalisées en 2013 : 1OOOISLAND et CAR WHORE. Ces trois œuvres forment une trilogie et ont chacune été présentées dans des expositions, individuellement. Revenir sur son travail comme le fait da Corte peut émaner de la simple volonté de résoudre une contrainte posée initialement. Peut-être la forme d’installation était-elle celle qu’il souhaitait donner à cette œuvre mais qu’il n’avait pas les moyens de la lui donner au moment où il l’a initiée. Le retour sur un travail déjà réalisé peut témoigner d’une volonté de corriger son propre regard, comme la sortie director’s cut d’un film, comprenant un nouveau montage et éventuellement de nouvelles séquences, longtemps après la sortie en salle. Da Corte présente des images déjà connues de son public mais agencées différemment.

 

[Figure 1]

 

Expositions (et) multiples

L’articulation de la permanence et de la variation place ainsi l’œuvre audiovisuelle reproductible au cœur d’une œuvre composite : si chaque panneau en bois d’Old Food est renouvelé à chaque exposition, les neuf vidéos, demeurent les mêmes et restent distribuées en une édition de huit exemplaires chacune, même si l’œuvre est exposée cent fois. Aussi, alors qu’on pourrait s’attendre à l’inverse, c’est la part audiovisuelle de cette œuvre qui est la plus rare et non sa part matérielle sculpturale plus traditionnelle, puisque les panneaux et les vêtements pourront connaître une version Venise, une version New York etc. Ce sont ces mêmes variations d’une œuvre audiovisuelle qui font d’elle un multiple. Ed Atkins implique de la sorte ouvertement le spectateur dans une réflexion sur le même et la variable, sur l’aléatoire et le fragment sans faire d’Old Food une série. En effet, chez lui s’articulent « une volonté de maîtrise dans l’œuvre sérielle, et de dépossession dans le travail répétitif, qui peut être perçu, vécu, comme tentative de réification de cette dépossession4. » Old Food ressemble à une série, et évoque le poncif de ce modèle en Histoire de l’art (les variations météorologiques des cathédrales de Rouen de Claude Monet par exemple). La maîtrise échappe à l’artiste car il délègue volontairement l’écriture des textes à des tiers et s’accommode des matériaux de récupération qu’il trouve selon les villes, mais l’insertion d’une matérialité lui rend une part d’auctorialité. Avec Refuse, en 2019, l’artiste installe deux immenses écrans verticaux s’élevant du sol au plafond sur deux niveaux d’une galerie newyorkaise. On y voit se succéder plusieurs objets de matières diverses (du mobilier, des briques, des plumes, des coussins, des ossements, des feuilles mortes), chutant verticalement et passant d’un écran à l’autre pour finalement s’écraser, se fragmenter sur le sol dans un fracas assourdissant sur le premier écran situé au rez-de-chaussée. Cette œuvre, réalisée à l’aide d’une version personnalisée d’Unreal Engine, un moteur graphique usuel dans le développement de jeux-vidéos, comprend une formule aléatoire, de sorte que chaque présentation de l’œuvre déploie un ordre différent de succession de ces objets chutant. Le programme algorithmique est modifié dès allumage, et ne peut jamais être le même que le précédent ou le suivant, de sorte que le spectateur ne voit jamais la chute d’objets dans le même ordre. Ce faisant, l’artiste met en place une « structure de répétition5 ». Refuse repose tant sur un principe d’une répétition intégrée, « opératoire par nécessité technique » (par entrainement et intégration des répétitions antérieures), que sur celui d’une répétition structurale, soit « une répétition interne à l’œuvre, présente au niveau de sa structure », puisque la variation et la règle de ne pas réitérer un schéma identique sont incrémentées dans le programme de l’œuvre6. Cette nouvelle œuvre confirme l’inscription du travail d’Atkins dans la répétition plus que dans la série puisqu’il la présente comme une « simulation », jouant sur le double sens de la simulation déclenchée par un programme informatique et de « la simulation qui s’opposerait à la représentation et au principe d’équivalence au réel7 ». Atkins montre des objets générés par ordinateurs  dont la chute est également simulée par un ordinateur et dont l’ordre de chute n’est jamais le même (comme pour « simuler », tester un nouveau schéma de chute). C’est précisément l’inlassable exécution de l’ordinateur qui inscrit cette Refuse dans un travail répétitif, avec une part aléatoire quoique d’un nombre fini de possibilités, en lien avec le nombre limité d’objets. Là où Old Food présentait une variation à chaque exposition, Refuse est modifié chaque jour d’exposition. Le multiple rattrape l’œuvre reproductible : même si l’œuvre est diffusée à travers une édition de trois exemplaires, ceux-ci n’auront jamais la même existence physique s’ils sont activés simultanément ou non, à différents endroits du globe, contrairement à la plupart des œuvres audiovisuelles qui existent selon la même intégrité plastique et visuelle, quelle que soit leur situation géographique. L’artiste fait échapper son œuvre à la limite quantitative et lui donne l’ampleur poétique d’un jeu sur la variante, ce qui en fait un pseudo-multiple. En lui confiant cette existence, Atkins conçoit un travail répétitif rompant explicitement avec la répétition vue comme « ressemblance extrême ou d’une équivalence parfaite8 ». 

Par ailleurs, l’expérience du spectateur s’en trouve modifiée. Lorsqu’on revoit un film qu’on a déjà vu, on ressent une familiarité en retrouvant une narration, une scène ou des dialogues déjà connus. Refuse dérange cette familiarité, cette appropriation de la narration par le spectateur et le fait sortir de sa zone de confort. Le pseudo-multiple d’Atkins joue de la variation mais donne aussi l’impression de n’avoir toujours vu qu’un possible, qu’un fragment de l’œuvre. Le principe actif de cette multiplication est l’exposition. Dès qu’elle est exposée, l’œuvre mute et lui sont assignés des éléments matériels ou théoriques propres au site. Ce n’est pas là chose nouvelle : on peut considérer qu’Ed Atkins s’inscrit à la suite d’un artiste comme Philippe Parreno estimant qu’en art contemporain « […] les expositions sont des multiples qui fonctionnent comme des constellations9 ». Parreno inscrit ses expositions comme Hypothesis à Milan, au Pirelli Hangar Biccoca en 2015, ou H{N)Y P N(Y}OSIS à New York au Park Avenue Armory en 2016, à la fois dans une continuité entre elles et dans une référence à d’autres dispositifs similaires. Ces deux expositions se suivent chronologiquement et fonctionnent par effets d’échos et de mémoire, jusque dans leurs titres. L’artiste réutilise les mêmes œuvres dans les deux expositions mais les présente différemment d’un lieu à l’autre, attachant une grande importance aux propriétés de chaque site. Dans cette dynamique de variation, chez Atkins comme chez Parreno, c’est l’exposition qui est un multiple et non à proprement parler l’œuvre (il y a peu de multiples purs dans leurs corpus). Les œuvres, qu’elles soient uniques, reproductibles ou évolutives, entretiennent une relation avec le multiple, intensifiée également par la sur-présence de leur auteur dans divers lieux d’exposition. Ed Atkins participe au festival de performance Performa à New York en 2019 et présente à Copenhague en 2022 Sorcerer, une pièce de théâtre en collaboration avec le dramaturge Steven Zultanski. En arts vivants, chaque représentation est « unique » puisqu’elle ne peut physiquement être exactement identique à la précédente ou à la suivante. Ce faisant, la répétition est permanente au théâtre et constitue même une part de son essence. Cette approche du spectacle vivant par un artiste d’œuvres numériques reproductibles à l’identique revient à le considérer comme un médium de répétition au potentiel de variation, soit en somme comme un médium multiple, sinon que son instrument ne serait pas la caméra enregistreuse ni la presse à estampes mais les planches de la scène, les comédiens qui l’occupent, leurs costumes et leur diction, leur gestuelle et leurs interactions, tous ces éléments pouvant présenter une variation, même minime et imperceptible, d’une représentation à l’autre.

 

[Figure 2]

 

De fait, le corpus audiovisuel d’Atkins présente des références à la scène par le recours à des costumes de théâtre et d’opéra dans Old Food et développe dans l’ensemble une réflexion sur l’usage du corps humain, activé, parfois manipulé comme un pantin, répétant les mêmes gestes, jusqu’à l’absurdité et la désincarnation. Les personnages d’Old Food, créés à l’aide de la technologie de capture de mouvement, compenseraient, de l’aveu d’Atkins, l’absence de comédiens vivants10. Selon cette lecture de son travail, la performance et le théâtre sont des multiples qui restituent de l’épaisseur, de l’aléatoire, voire de l’erreur au médium lisse et parfaitement prévisible, puisque, dans tous les sens du terme, programmé, que serait l’art numérique. Modifier chaque jour un algorithme, jouer chaque jour un peu différemment : ainsi se construit, non seulement une œuvre de possibles variations et de multiples, mais également une réflexion continue de l’artiste sur des enjeux qui assurent à l’œuvre une cohérence.

Multiple et citation

Dans cette constellation sémantique jouant à l’envi de la mémoire et du hasard, Atkins et Da Corte font œuvre autour de la notion de multiple : d’une œuvre à l’autre, on observe des références et des appels à d’autres de leurs travaux. Ils construisent un corpus comme un univers partagé au sein duquel le spectateur peut relever des points de variation ou de récurrence formelles et textuelles. Les similitudes de titre entre les recueils de poésie et les œuvres (Old Food) produisent de premiers effets d’échos et de reconnaissance par le spectateur/lecteur, prolongés par l’articulation entre publication et performance. Le monologue récité par le personnage de la vidéo X, Unliked, réalisée en 2015 a été publié dans le recueil de poèmes Old Food en 2011. Le costume en pourpoint rouge bordeaux que porte l’un des personnages de la vidéo Old Food a été créé matériellement sous la forme de l’œuvre Young Doublet, en 2019. Dans le cadre de son exposition au KUB, à Bregenz, l’artiste fait réaliser vingt-cinq exemplaires de cette veste, qui n’existait jusque-là qu’exclusivement sous une forme audiovisuelle dans Old Food. Réalisées à la main par un atelier de couture dépendant du musée, les vestes témoignent de l’intérêt d’Atkins à introduire des motifs d’inexactitude, de la lenteur et du geste humain impliquant de ne pas avoir d’exactes copies conformes. Dans The Superman, Alex da Corte se met en scène, prend par exemple les traits du rappeur américain Eminem, et fait face à la caméra en effectuant une suite d’actions quotidiennes et parfois absurdes comme manger, puis renverser son repas, décomposer minutieusement un contrôleur ou une console de jeux-vidéos, le tout dans des tons de couleurs très vives et très claires, dans un style rappelant le Pop Art ou les dessins animés, avec de multiples références à la culture populaire américaine. Ces quatre vidéos sont diffusées chacune par un moniteur individuel, un imposant cube occupant un volume très important dans un espace d’exposition s’élevant du sol au plafond. Le sol est pavé d’un dallage en damier, et les murs peints des mêmes couleurs que celles déployées dans les vidéos. Si l’œuvre a pu être présentée par l’artiste selon cette codification à plusieurs reprises, sa particularité est néanmoins d’exister en une seconde « version », simplifiée. A la différence d’Old Food d’Atkins, renouvelée à chaque exposition, The Superman est toujours exposée de la même façon mais peut l’être sous deux formes. La forme plus élémentaire comprend un dispositif modeste de quatre télévisions à écran plat disposées côte à côte. Chez l’un comme l’autre des artistes, il s’agit de conjuguer une composante audiovisuelle à une composante matérielle plus traditionnelle, un principe de reproductibilité à un principe de variation, un principe d’exactitude à un principe d’aléatoire ; en d’autres termes, de bousculer le caractère reproductible implacable et intransigeant de l’art vidéo par l’intrusion du choix et de différences. L’un comme l’autre fait, à partir de variations, œuvre cohérente de même qu’en musique tonale, « s’il y a rythme, il y a obligatoirement répétition de rythme11 ». Da Corte rassemble trois œuvres en une seule structure matérielle dans The Superman, agissant de la même manière qu’une rétrospective consacrée à un cinéaste se déroulant dans la même salle de cinéma. L’écrin matériel est nouveau et commun aux trois, mais les œuvres existent indépendamment sous leur forme initiale et séparément des autres, aboutissant à la création d’un univers visuel autour de ce groupe d’œuvres, marquée par un style. En agissant ainsi dans The Superman, Alex da Corte porte aussi un regard vers cinq ans de création audiovisuelle et revient à cette trilogie qu’il a désormais achevée en en proposant une version augmentée, ainsi qu’une expérience augmentée : les œuvres deviennent une installation audiovisuelle. En leur donnant une nouvelle configuration, une nouvelle existence, il procède comme quand un disque de musique connaît une réédition qui comprend éventuellement de nouveaux morceaux, mais en tout cas un nouvel écrin. Cette démarche peut évoquer la notion de « belle épreuve » dans le domaine de la numismatique qui implique une autre technique que la numismatique classique, et donne lieu à une épreuve de meilleure qualité. En outre, la citation de son propre travail implique réorganisation, espace critique, ou dans tous les sens du terme, espace de jeu. Da Corte ne conçoit ainsi ouvertement pas la citation « comme un seul énoncé répété12 » mais comme un travail sur la citation, « qui lui donne sens, forme, et qui la fait jouer13 ». Réinsérer une ou plusieurs œuvres dans une autre appelle une esthétique du découpage, du collage numérique : on replace des œuvres ou des sections d’œuvres dans les suivantes en y faisant référence, directe ou non. L’artiste canadien Michael Snow propose ainsi en 2003 une version réduite de son film de 1967 Wavelength. Intitulée Wavelength for those who don’t have the time, l’œuvre dure quinze minutes au lieu des quarante-cinq pour l’œuvre source. Teinté d’autodérision sur le phénomène du passage au numérique, le geste de Snow consiste à revenir sur une œuvre passée et à se saisir de l’occasion d’estimer si celle-ci survit à l’épreuve du temps. Ce regard rétrospectif a généralement lieu dans le cadre de l’exposition, lieu privilégié pour un artiste de voir toutes ses œuvres rassemblées au même endroit : il s’accompagne ici d’une forme de mélancolie et de réflexion sur soi. Si l’exposition rétrospective constitue toujours un moment où l’artiste peut s’observer, mesurer les liens conscients ou non entre ses œuvres, cheminement intellectuel et artistique qui est aussi introspection artistique, le travail mené par ces artistes numériques a en quelque sorte anticipé, programmé ce regard en arrière en l’insérant dans un médium réputé indestructible et éternel. L’artiste écossais Douglas Gordon en 1999 réalise Pretty much every video work from 1992, soit, comme son nom l’indique, le rassemblement en un même lieu de toutes ses œuvres audiovisuelles réalisées depuis 1992. Continuellement mis à jour en intégrant les nouvelles œuvres, ce projet présente toutes les œuvres selon le même dispositif, des téléviseurs analogiques, qui ne sont, pour certaines des œuvres, pas leur moniteur original. La somme constituée fait aussi collection, amenant le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris qui acquiert l’œuvre en 2016 à se dire « le plus grand dépositaire du travail vidéo de Douglas Gordon14 ». Le dispositif fonctionne donc à la fois comme une œuvre-corpus, une œuvre-exposition et une œuvre-rétrospective, mais sans présence d’un tiers curateur ou critique. Son titre fait d’ailleurs penser à ce que serait celui d’un catalogue raisonné de l’œuvre filmé de l’artiste, mais peut aussi être lu de façon plus ironique : Gordon s’amuserait de l’effet de cacophonie et de l’illisibilité produites par l’œuvre, qui rend chacune de ses composantes imperceptibles de façon individuelle. Chaque œuvre est identifiable mais son expérience est différente, brouillée par la présence des autres. Exposée dans une salle obscure qu’illuminent les dizaines de téléviseurs qui clignotent et parsèment un espace obscur, l’œuvre reformule avec autodérision l’assertion de Philippe Parreno selon laquelle les expositions seraient des multiples agissant comme des constellations. Les auteurs de ces différentes propositions s’emparent des principes techniques de leurs supports audiovisuels et numériques, impliquant la reproduction illimitée à l’identique, pour la contrarier par l’ajout d’objets matériels ou tout simplement la limitation du nombre d’œuvres, d’une part, pour tisser, d’autre part, des questionnements entre le même et la variable, l’aléatoire et le fragment, la différence et la répétition. Ce faisant, ils s’impliquent avec leur public dans une réflexion sur la nature identique des œuvres exprimées sous un format numérique : ce qui est multiple, ce n’est pas l’œuvre réitérée plusieurs fois, c’est la multiplicité programmée des expériences muséales possibles, leur éparpillement volontaire et pensé. Que les variations de ces œuvres proviennent de la délégation à des algorithmes ou de l’intervention directe de leurs auteurs, elles mettent à l’épreuve la mémoire visuelle du public et font naître chez lui un sentiment de déjà-vu. Il s’agit de sculpter le regard et de l’entraîner à déceler dans une succession d’images mobiles, présentées dans différents lieux avec le même titre et parfois le leurre d’une impression de rétrospective conclusive, les formes disparues, revenues, persistantes ou perdues qui font œuvre et qui font auteur.

Citer cet article

Adrian Fix, « De reproductible à multiple : (se) répéter dans les œuvres audiovisuelles contemporaines », [Plastik] : De multiples à multiple #12 [en ligne], mis en ligne le 26 juin 2023, consulté le 12 octobre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/06/26/de-reproductible-a-multiple-se-repeter-dans-les-oeuvres-audiovisuelles-contemporaines/

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