Le multiple politique : Études sur le potentiel d’un médium, comme processus et mode d’action
Stéphanie Jeanjean
Nr 12 . 26 juin 2023
Table des matières
Texte rédigé à partir de notes d’une lecture (via Zoom, depuis les U.S.A.), intitulée « Les politiques du multiple. Réflexions sur le potentiel d’un médium, comme processus et mode d’action, » au Colloque des Journées Michel Journiac, à l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, Paris, le 19 novembre 2021.
Pour la présente édition, merci à Veronique Verstraete pour son invitation, à France Languérand pour tous ses conseils et son soutien, et aux artistes représenté·es dans ce texte pour avoir accepté de partager leur travail.
Introduction
L’objet de cette étude est l’usage développé et particulier du multiple dans les pratiques artistiques sociologiques (en France) et militantes féministes (en France et aux USA), entre la fin des années 1960 et les années 1990. À partir de ces exemples, mon argumentaire principal est de suggérer que dans les pratiques dites « engagées » (politiquement et socialement) l’usage du multiple est le plus efficace et/ou le plus prolifique (et aujourd’hui souvent le plus intéressant) à la fois comme processus, mais aussi comme mode d’action, comparé à d’autres médias plus traditionnels comme la peinture, par exemple. D’une part, dans les pratiques engagées, le multiple comme mode d’action bénéficie des capacités de répétition, de reproduction, et de circulation potentiellement à très grande échelle (d’une image, d’un message ou d’un processus), lesquelles s’inscrivent dans son principe même d’existence en tant que multiple, et dans sa nature même : multiple. Bien entendu, la répétition profite aussi à l’efficacité de la communication, à sa diffusion, par prolifération du message (et/ou du médium) : par réitération. Ceci est d’autant plus recherché dans le cadre de pratiques artistiques à contenu social ou politique, dont le message tend à être communiqué et reproduit autant de fois que possible. D’autre part, quand cette communication peut se pratiquer de manière unilatérale, dans le cadre des pratiques artistiques discutées ici, le message n’est généralement pas linéaire. Leurs multiples mettent en place des processus malléables divers, lesquels engagent souvent les destinataires mêmes du message dans la participation à la formulation et/ou production collective de celui-ci. Par ailleurs, les modes d’action inventifs et actifs (ou interactifs) qu’ils déploient sont encouragés à être réactivés.
Les observations suivantes ont été collectées à partir de projets de recherche, d’écriture, et d’expositions dont j’ai récemment fait le commissariat, lesquels nourrissent ces réflexions. La présente invitation de Plastik me permet d’envisager ce matériel et les pratiques artistiques qui y sont associées dans la perspective du multiple et dans le cadre d’une étude méthodologique d’un médium. Celle-ci va en premier lieu proposer une définition du multiple politique, et ensuite se concentrer sur l’usage du multiple dans l’art sociologique et dans le féminisme.
Définir historiquement le multiple politique
Au-delà d’exemples particuliers, les formes de multiples qui vont être discutées ci-dessous ont été dans les faits très largement pratiquées, dans un cadre artistique ou non. On les trouve au cours de la majeure partie du 20ème siècle jusqu’à aujourd’hui — par exemple les technologies de reproduction telles que le photocopieur — en ont grandement facilité les usages domestiques. Pourtant elles sont toujours assez peu abordées ou documentées, surtout quand elles abordent des questions politiques et sociales urgentes. En ce qui concerne l’objectif de la production ou de la répétition des multiples sélectionnés, il n’est pas commercial ; il est pratique, digressif, et/ou frontalement politique et même parfois idéologique. On les retrouve généralement à la marge des arts plastiques : dans les arts graphiques, la performance, les projets participatifs, ou même la vidéo. C’est sur ces domaines en particulier que ce texte va se focaliser. Par ailleurs, les exemples proposés suggèrent également que le multiple politique établit son propre rapport au temps — court et long : dans l’urgence de son action immédiate et dans sa répétition ou sa persistance dans le temps. Ici la répétition, au-delà de sa communication, peut aussi profiter à la préservation et à la conservation des éléments à la fois formels et sémantiques qui la constituent. Ainsi, le multiple politique crée sa propre relation à l’Histoire et à la mémoire, en intervenant aussi souvent sur ses conditions d’archivage, en créant des modes opératoires qui lui sont propres (une préservation indépendante, rarement facilitée par les cercles d’art, les galeries ou même les archives, surtout dans le cas de pratiques politisées qui sont souvent ignorées des initiatives institutionnelles et/ou étatiques). Que saurions-nous d’Honoré Daumier si son Gargantua, censuré par Louis Philippe en 1831, n’était parvenu jusqu’à nous par le biais d’une lithographie ? Et cela même aurait-il été possible si cette caricature avait été une œuvre unique plutôt qu’un multiple ? Toujours est-il que, si la dimension politique de cette gravure de Daumier était à l’époque explosive (le roi ordonnant la destruction des épreuves et envoyant l’artiste en prison, à Saint-Pélagie, pour 6 mois), elle est aujourd’hui démultipliée. Paradoxalement, la tentative de censure avortée dont elle fut l’objet a contribué à nourrir la signification historique de l’œuvre et à cristalliser l’engagement politique de l’artiste.
Dans ces conditions, historiquement, les acteur·rices du multiple politique ont souvent créé leurs propres systèmes de diffusion et réseaux de distribution indépendants, lesquels ont aussi participé à leur préservation. Un exemple plus récent d’objet qui évite la censure par le multiple, moins illustre, mais à ma connaissance des plus éloquents, est la lecture enflammée par Jean Genet, devant les caméras de l’ORTF, d’un pamphlet qu’il a écrit en soutien à Angela Davis et aux autres Black Panthers persécuté·es et emprisonné·es aux États-Unis, dont l’enregistrement censuré à la diffusion par l’ORTF1 aurait disparu. Toutefois, le message de Genet demeure actuellement toujours disponible au travers des images de Carole Roussopoulos dans Genet Parle d’Angela Davis (sa première vidéo créée en 1970, de sept minutes trente secondes, en noir et blanc, utilisant un Portapak)2. Aujourd’hui cet enregistrement est accessible au Centre Audio-visuel Simone de Beauvoir à Paris, lequel avait été cofondé en 1982 par Roussopoulos, Delphine Seyrig, et Ioana Wieder, pour soutenir et perpétuer la production et diffusion audio-visuelle indépendante des femmes, comme la leur.
Aussi, une forme de censure plus insidieuse est l’oubli ; il peut être impromptu, consensuel et/ou arrangé. Dans ce cas aussi la production en multiple présente un mode opératoire qui peut aider à combattre une disparition ultime. Je souhaite donc évoquer un exemple encore bien moins connu, et pour lequel l’original multiple n’est à ma connaissance pas clairement localisé, et n’est peut-être même plus existant. Il s’agit d’une affiche qui à ce jour n’existe qu’à travers quelques reproductions dans des formats, sur des papiers, et utilisant des techniques d’impression modernes, lesquels sont erronés comparés à l’original multiple datant de 1914. Cette affiche intitulée « WHAT IS FEMINISM ?3 » [Qu’est-ce que le féminisme ?] annonçait deux réunions féministes publiques de masse à New York, organisées par The People’s Institute et le groupe féministe Heterodoxy, les 17 et 20 février de cette même année, dans le Great Hall de Cooper Union. Heterodoxy était un groupe ou club de femmes, fondé par Marie Jenney Howe, en 1912. Actif à Greenwich Village à New York, entre 1912 et les années 1940, le groupe organisait des débats et séances de conversations publiques et soutenait la parution de publications sur la condition des femmes. Heterodoxy est aujourd’hui considéré par les féministes radicales comme un pan important de l’histoire du féminisme américain mais le groupe reste inconnu du grand public. L’affiche (texte noir encadré sur fond blanc) ne présente qu’un contenu typographique minimum à base de texte, détaillant les informations relatives aux thèmes des réunions et listant les intervenant·es. On peut y voir que, contrairement au patriarcat qui domine à l’époque, dans le cadre de la première réunion publique, les femmes se sont octroyé une parité de temps de parole et, pour la seconde, elles occuperont l’ensemble des discussions en abordant des thèmes qui sont les leurs, lesquels cristallisent des points de tensions sociales (qui pour beaucoup perdurent aujourd’hui encore dans la lutte des femmes). Ces thèmes aussi attestent que notre recollection de ce qui constituait la première vague féministe est fausse ou simplifiée à l’extrême. Alors que le droit de vote (ratifié pour les femmes étasuniennes le 18 août 1920) n’est ici même pas évoqué, les thèmes discutés au titre des sujets jugés les plus urgents forment une liste de limitations que les femmes ressentent à l’époque, lesquels sont présentés par elles comme des droits et/ou des demandes qu’elles énoncent publiquement. Ces thèmes sont : « le droit de travailler », « le droit d’être mère et professionnelle », « le droit à ses opinions », « le droit à son nom », « le droit de s’organiser », ou même « le droit d’ignorer la mode », ou encore « le droit de se spécialiser dans l’industrie de la maison4 » (sans doute ici une demande anticipée de salaire pour compenser le travail domestique des femmes ?). Pour finir, quand le patriarcat n’est pas nommé, il est exprimé dans son ressenti par les femmes dans la formule éloquente : « BREAKING INTO THE HUMAN RACE » [S’imposer dans la race humaine], annoncée comme objectif général de la seconde réunion féministe. Ici, alors que les paroles n’ont pas été enregistrées ou préservées, l’affiche demeure informative dans toutes ses limites. Conscientes que « Herstory5 » l’Histoire des Femmes a été perdue, celles qui constitueront la deuxième vague féministe procèdent dans l’urgence à la reconstitution ce qui peut encore l’être… Par ailleurs, c’est aussi de cette prise de conscience que découle l’attentive et active documentation de leurs activités, par elles-mêmes, de manière constante maintenant depuis la fin des années 1960 (avec l’audio, la vidéo, les publications de tout ordre, et l’usage des médias de masse, etc…). Ainsi, malgré les matériaux souvent fragiles face à l’épreuve du temps (tels que le papier, la bande magnétique, l’action ou la performance de rue, etc…), c’est le nombre et la répétition des épreuves, et la possibilité de produire des copies (souvent potentiellement à l’infini) qui garantira la persistance du multiple politique face à la censure ou à l’oubli, ainsi que son succès comme multiple par la prolifération ininterrompue, ou non, des idées qu’il porte. En définitive, les multiples politiques, par leur capacité d’existence, contribuent à écrire l’histoire de la protestation, à corriger, reconstruire, et documenter des histoires oubliées, et aussi à activer ou réactiver des discussions importantes sur des problèmes sociétaux récurrents.
Le multiple désintéressé et personnifié dans l’art sociologique
Tel qu’il a été pratiqué dans l’art sociologique, le multiple présente une valeur politique déterminante, laquelle réside en particulier dans l’activation et la réactivation des projets (ou des processus) permettant de constituer une archive de discussions ou d’opinions sur des problématiques sociétales courantes. Le Collectif d’Art Sociologique se distingue également quant aux modes opératoires ouverts, d’interaction avec le public, qu’il met en place.
Le Collectif d’Art Sociologique est fondé le 13 novembre 1974, par « Récépissé de Déclaration d’Association » à la préfecture de Paris du 13ème arrondissement, le 13 novembre 1974, par Hervé Fischer, Fred Forest, et Jean-Paul Thenot, et actif comme collectif constitué jusqu’en 1981— même si leur pratique sociologique dépasse largement ces dates — (comme le montrent les exemples ci-dessous). À sa constitution, bien que les membres du Collectif se soient réunis avec les artistes de la performance et du body art (Michel Journiac et Gina Pane participant à des réunions conjointes), ils décident pourtant de faire chemin à part6. La performance et le body art (déjà bien pratiqués à cette époque et programmés en France dans quelques galeries parisiennes, comme chez Templon et Stadler) présentent un rapport direct au spectateur souvent provocateur, intrusif, et même parfois agressif. Par ailleurs, quand la performance reste centrée sur l’artiste qui devient œuvre, le Collectif d’Art Sociologique plus généreux, peut-être, développe des propositions positives et participatives appelées « actions », qui sont proposées aux spectateur·rices invité·es à intervenir à différents niveaux de la composition et de la réalisation même des projets artistiques.
Dans ce contexte, Fred Forest conçoit et développe Space Media, une pièce centrale dans son œuvre qui fonctionne comme une forme d’action multiple que l’artiste décline et répète à de multiples occasions dans des pays différents — en particulier entre 1972 et 1978 —, mais aussi plus récemment. La première itération de Space Media est organisée par Forest dans le journal Le Monde, le 12 janvier 1972. Après seize mois de négociations avec le journal, Forest obtient un espace commercial gratuit dans la section « Le Monde des Arts » qu’il laisse vide, disponible à l’usage du·de la lecteur·rice. Sur la page de journal, l’espace vide est encadré et à son pied se trouve un message, signé par l’artiste, lequel explique : « Space Media : Ceci est une expérience, une tentative de communication. Le peintre Fred Forest vous offre cette surface blanche. Emparez-vous en par l’écriture, le dessin. Exprimez-vous, la page entière de ce journal deviendra une œuvre d’art. La vôtre. Si vous le souhaitez, vous pouvez l’encadrer, mais Fred Forest vous encourage à la lui renvoyer. Il l’utilisera pour créer un travail d’“art média” dans le cadre de son exposition de peinture qui aura lieu bientôt au Grand Palais. » Après la publication du journal et la distribution des épreuves, Forest reçoit plus de 900 réponses de participant·es qu’il archive dans l’ordre de leur réception. Éventuellement, il les expose dans des lieux d’exposition identifiés dans lesquels il a été invité, à titre individuel et/ou avec le Collectif d’Art Sociologique7. Intitulé 150 cm2 de papier journal, ce projet est présenté par Forest comme un multiple : au nombre de 435 000 exemplaires, correspondants au tirage du journal Le Monde à l’époque8.
Plutôt que de créer ses propre réseaux alternatifs, Space Media montre l’usage exacerbé et alternatif des médias grand public chez Forest, qui exploite leurs potentiels démesurés de diffusion de masse, au profit d’une expression et/ou d’une communication vers des publics les plus larges possibles9. Par ailleurs, dans le cadre de la critique de ces mêmes médias, le vide créé par Forest représentait aussi une interruption du flux continu d’information imposé au public, afin de proposer une invitation d’expression libre aux lecteur·rices. Ces modes d’ interactions actifs qui étaient rares ou totalement inexistants à l’époque, préfigurent bien entendu les pratiques participatives et autres initiatives citoyennes, aujourd’hui couramment adoptées ou abondamment encouragées dans les arts (incluant l’Esthétique Relationnelle et son succès international), les activités associatives, ou la vie publique plus généralement. Pour autant, à la fois dans les réponses des participant·es, ainsi que dans la réception critique du travail de Forest dans les années 1970, on ressent souvent une tension ambivalente et une incompréhension latente face à la proposition ouverte de l’artiste10.
Une sélection de réponses de participant·es à l’action dans Le Monde montre un pourcentage restreint de propositions créatives ou positives, ou de réactions enthousiastes à son l’invitation ; il y a bien quelques dessins référençant l’art moderne, ou montrant des collages inspirés du surréalisme, ou des configurations géométriques influencées par l’abstraction ou le néoplasticisme ; alors que d’autres utilisent cet espace pour communiquer un « Bonjour » un peu naïf. Cependant, on remarque une quantité plus visible de réponses qui partagent un intérêt pour une critique sarcastique du système à la fois médiatique et socio-politico-administratif, tel qu’il s’implantait au début des années 1970. Par exemple, dans cette catégorie, se trouvent de nombreuses critiques dirigées contre la télévision (massivement arrivée dans les foyers français lors de cette décennie) et signalant son rôle dans la passivité ressentie par les téléspectateur·rices et l’abêtissement qu’elle peut provoquer. Alors que d’autres réactions utilisent le texte et proposent des formules lexicales parfois cryptiques telles que : « Communiquer = Multiplier = Diviser » ou bien « Silence, Secret, Action, » pour exprimer un mécontentement ou un mal-être latent. Pour finir, et peut-être plus surprenantes aujourd’hui, sont les réponses présentant une incompréhension profonde face à la démarche artistique sociologique et à ce qui constitue l’« Œuvre », et qui se matérialisent parfois dans des attaques directes contre l’intégrité de Forest en tant qu’artiste. Dans ce genre, on trouve quelqu’un qui écrit sur la page, à la main au marqueur bleu, la mention « 38mm2 de » et entoure le nom Fred Forest, imprimé en bas du cadre, suggérant que l’artiste (Forest) s’approprie le travail des participant·es au projet. Du même ordre, et alors que la plupart des contributeur·rices renvoient des réponses anonymes, le lettriste Maurice Lemaître est l’un des rares à révéler son identité pour accuser Forest de plagiaire.
De la même manière, dans la presse artistique française, la réception initiale du projet de Forest est plutôt sévère et remplie d’incompréhension. Ainsi en 1978, Liliane Touraine, dans une critique de Art Press remarque : « L’attitude de Fred Forest par rapport à son travail me rappelle souvent celle d’un entomologiste qui collectionne les moustiques, les met dans des bocaux, et commence à les agiter, pour les pressurer, juste pour observer leurs réactions et leurs comportements11 ». De par sa réponse, l’autrice n’est visiblement pas au courant des principes postmodernistes naissants qui inspirent Forest, lesquels, en particulier au début, s’attaquent à la remise en cause de la figure de l’auteur, de son statut, et de son autorité (ces mêmes théories postmodernistes seront pourtant défendues par Art Press et caractériseront l’orientation philosophique du contenu de la revue au cours de l’ensemble des années 1980 et 199012 . Ainsi quelque dix ans plus tard, en 1987, quand Catherine Millet (fondatrice et rédactrice d’Art Press) parle de l’art sociologique et de Space Media dans son livre L’Art contemporain en France, elle explique : « Lorsque l’artiste loue [sic] dans un grand journal (1972) un espace publicitaire qu’il laisse vierge, invitant seulement les lecteurs à occuper cet espace en écrivant ou en dessinant dessus, que leur propose-t-il, sinon de s’exprimer (de se défouler peut-être) à l’intérieur de ce qui d’habitude leur impose l’autorité de ses connaissances ? Forest a aussi réussi à obtenir “60 secondes de blanc” dans un journal télévisé. Jolie percée à travers la coercition médiatique. Quand on pense à l’énergie qu’il faut dépenser pour obtenir la moindre autorisation administrative, afin de réaliser de telles actions […]13 » Visiblement plus positive, l’évaluation de Millet a maintenant intégré que la fonction d’auteur·rice a été substituée de l’artiste aux participant·es, alors qu’elle souligne en particulier le succès du travail de communication et de piratage de réseaux médiatico-administratifs généralement totalement clos. Toutefois, quand elle suggère des limites à l’espace concédé aux participant·es par Forest, elle semble sous-évaluer les capacités politiques des modes opératoires des multiples qu’il déploie. Ceci est évident dans l’analyse des moyens mis en place, leur réception et leur portée, en particulier dans le contexte de dictature politique au Brésil, dans lequel Forest est ensuite invité à présenter son travail.
Convié à la 12ème Biennale de São Paolo en octobre 1973, par le philosophe Vilém Flusser (alors Professeur en Communication à l’Escola Superior de Cinema de São Paulo), Forest reproduit et développe son principe Space Media en un projet complexe qui combine la presse écrite et les radios locales, afin d’offrir une variété d’espaces d’expression aux spectateur·rices14 . Il communique également dans ces mêmes médias un numéro de téléphone où enregistrer des messages vocaux anonymes (de deux minutes maximum), lesquels sont collectés par des répondeurs téléphoniques et diffusés par haut-parleurs placés dans l’enceinte de l’exposition. Également, dans l’exposition, une douzaine de téléphones alignés sur des socles permettent aux visiteur·euses de la Biennale de laisser des transmissions orales. En plus de ce réseau tentaculaire, Forest propose un ensemble d’actions de rue consistant à trouver d’autres participant·es en dehors du musée et au-delà des espaces médiatiques déjà occupés. Dans la documentation photographique et vidéo qu’il condense, on y voit l’artiste distribuant des stylos et des feuilles blanches (à entête de la Biennale) aux passant·es, rencontré·es dans les parcs, les supermarchés, les stades, ou encore dans les écoles de samba de la ville. C’est aussi à cette occasion qu’il réalise Le blanc envahit la ville, une action de rue sous forme de manifestation ou de protestation politique silencieuse, pour laquelle il embauche une dizaine de Paulistes à déambuler dans les rues de São Paolo en portant des panneaux blancs — des panneaux publicitaires vides —, au lieu des messages commerciaux qu’ils porteraient habituellement pour la même indemnité. Résultant en un large attroupement perturbant la circulation, Le blanc envahit la ville sera interrompu par l’intervention de la police militaire ; Forest sera interpellé et interrogé, avant d’être relâché. La répression d’état interviendra ensuite dans l’enceinte de l’exposition, dans le but d’intimider et de décourager la participation du public, allant jusqu’à détruire des réponses de participant·es ; comme le montrent des photographies de l’installation de Forest dans les locaux de la Biennale, où une majorité des réponses du public ont été arrachées des cimaises lors du passage de la police.
Dans ce contexte oppressant de restriction des libertés subi par les Brésilien·nes (avec l’établissement de dictatures militaires successives depuis 1964), Forest se souvient d’une participation importante et enthousiaste à São Paolo, ainsi que de la nature hautement politique et contestataire des réponses ; bien plus engagées et urgentes, en comparaison de celles qu’il avait reçues avec Space Media en France quelques années auparavant15. Les modes d’actions alternatifs qu’il met en place permettent non seulement de détourner les moyens de communication, mais aussi d’en partager les outils pour permettre l’expression d’une parole plus libre, plus large, — et plus diverse —, ceci d’une manière relativement sécurisée, au vu des conditions politiques. Durant la dictature militaire au Brésil, les opposants au régime risquaient la déportation, l’emprisonnement et/ou l’exécution (ce climat étouffant persistera jusqu’en 1985). Les rassemblements conséquents qui sont documentés autour des processus que Forest met en place montrent l’efficacité de ses modes d’action et suggèrent, dans l’exaltation des participant·es, une compréhension sans ambiguïté de l’objet de l’invitation et de la nature altruiste du projet artistique, les participants voyant là une rare opportunité d’expression personnelle sans restriction, ni contrôle.
En définitive, on observe que Space Media propose un modèle alternatif de multiple ouvert — à l’opposé de formes fermées —, étant donné les cadres habituels stricts de répétition à l’identique du multiple, le tirage fixé et numéroté, la prise en compte du grammage, de la blancheur, ou des tailles non-usuelles des papiers utilisés pour les épreuves, ou encore l’importance donnée (aussi dans l’évaluation de la valeur commerciale de l’œuvre) à la présence ou non de la signature de la main de l’artiste… À l’inverse, le multiple de Forest, en procédant aussi comme mode opératoire expansif, propose un contenu évolutif et potentiellement politique, façonné au gré des circonstances et en fonction des intervenant·es, lesquel·les produisent le contenu et donnent la valeur ajoutée à l’œuvre (selon Forest). Par conséquent, contrairement à une formulation individuelle et fixe, avec Space Media, l’artiste propose d’étendre la forme du multiple à une expression collective qui présente, ou représente aussi une multiplicité de voix, de billets d’humeur, de positions, et d’opinions de participant·es, et constitue une multitude d’identités et/ou un ensemble d’individualités multiples. Ceci m’évoque la formule de l’artiste contemporain Jean-Christophe Nourisson qui parlait dans son travail de multiple d’une « bascule de l’identique à l’identité » (dans le cadre de ce séminaire de la Sorbonne). Je la trouve particulièrement appropriée rétroactivement pour aborder Space Media de Forest, de même que les travaux d’ Hervé Fischer et Jean-Paul Thenot, autres membres du Collectif d’Art Sociologique, dont il est question ensuite.
[Figure 2]
C’est aussi à base d’interactions avec le public que Hervé Fischer développe le contenu des actions performatives qu’il organise en série, et qu’il intitule Pharmacie Fischer & Co. Fischer présente sa première pharmacie en 1974, dans le cadre d’une collaboration avec la Galerie Hervé Alexandre, à Bruxelles (en Belgique) ; il réactivera ensuite ce type d’actions sociologiques à de nombreuses occasions, en particulier tout au long de l’année 1975. Souvent documentées avec la photographie et/ou la vidéo, ces actions capturent un ici et maintenant nourri des contextes et situations géographiques et politiques variés qu’il rencontre (entre la France, la Hollande, l’Allemagne, et également au Brésil — dans les mêmes conditions politiques que celles discutées précédemment — 16. La dernière réalisation de la Pharmacie Fischer & Co était au Centre Pompidou, en 2017, lors de son exposition personnelle : Hervé Fischer et l’art sociologique. Pharmacie Fischer & Co est une parodie d’acte médical et pharmaceutique sous forme d’une rencontre et d’une conversation improvisée entre un·e participant·e et l’artiste. Au cours de l’action, Fischer est présent en blouse blanche à une table, dans un espace devenu « pharmacie » par le biais d’une bannière servant d’enseigne, accrochée derrière lui. Il est assis face aux visiteur·euses qui sont assis·es de l’autre côté de la table. Il initie alors une conversation guidée par ses questions, vastes et ouvertes, alors qu’il écoute attentivement les réponses. Souvent la conversation se déroule dans la langue native des participant·es, Fischer faisant usage de ses capacités de polyglotte (il est documenté que Fischer consulte en français, anglais, espagnol, portugais, ou allemand), pour faciliter le confort, la confiance et agrémenter la diversité des visiteur·euses qu’il rencontre, alors qu’il les interroge sur leur bien-être, la raison de leur visite, ou encore les invite à partager avec lui des difficultés personnelles rencontrées dans leur quotidien.
Toujours plaisant et utilisant souvent l’humour dans ses répliques, Fischer pose souvent plus de questions qu’il ne propose de réponses, et ne semble pas en mesure d’offrir des solutions « réelles » à l’ampleur des problèmes qui lui sont présentés. L’impossibilité de sa mission est, par exemple, évidente devant l’étendue des maux (personnels, familiaux, professionnels, sociaux, politiques ou environnementaux) qu’il a ciblés dans la longue liste de médicaments qu’il a confectionnés pour soulager ses patient·es. Dans cette liste, on trouve : des « pilules familiales », « pilules pour l’amour », « pilules pour la conversation », « pilules pour s’oxygéner» ou « … être calme », « … pour prendre le métro », « pour travailler », ou « … pour changer d’ADN » ; ou bien encore des « pilules pour l’intelligence », « … pour penser », « … pour voter », « … pour croire », ou des « pilules idéologiques » ; ou même des « pilules pour être original », « … pour les artistes », « … pour les critiques », ou « … pour les collectionneurs. » Ensuite, dans la mise en scène de sa performance (et comme on pourrait s’y attendre dans une pharmacie), Fischer est entouré d’une quantité impressionnante et intimidante de médicaments, souvent empilés sur la table tout autour de lui, ou parfois même répandus sur le sol. Les médicaments se présentent généralement dans des grandes jarres en verre ou dans des boîtes et/ou des sachets individuels en plastique transparent étiquetés « Pharmacie Fischer & Co, » où l’artiste écrit à la main la fonction et la posologie du traitement. Également, sur l’étiquette se trouve un slogan parodiquement publicitaire indiquant : « Les Pilules c’est la vie ». Les boîtes et les sachets contiennent des centaines de pilules toutes similaires (en forme, taille, et couleur : petites, rondes et blanches). Toutefois elles sont censées soulager des maux divers et particuliers. À l’issue de la consultation, Fischer écrit une prescription sur une feuille de papier à entête « Pharmacie Fischer & Co », qu’il date, signe, et tamponne pour « officialiser » la procédure (avec un tampon de sa production, un type d’œuvre qu’il conçoit régulièrement dès 1971). Ainsi, les participant·es repartent de la Pharmacie Fischer & Co avec leur prescription, ainsi qu’une boîte ou un sachet de pilules lesquels, définis sur la base de la nature de leur conversation avec l’artiste, constituent un multiple alternatif, individualisé ou personnalisé en fonction de l’intervenante·s qui collabore à l’œuvre.
La forme artistique sérielle la plus représentative de la contribution de Jean-Paul Thenot à l’Art Sociologique est le questionnaire ; il sert de base à des sondages souvent exécutés par art postal. Chez Thenot le questionnaire devient une forme interrogative de multiple alternatif à contenu variable, qui est aussi personnalisé et/ou personnifié du fait de la participation du public à la production des réponses. Pour Thenot, psychothérapeute de formation (une activité qu’il conduit parallèlement à son travail artistique avec le Collectif, et qu’il poursuit quand ses membres se séparent en février 1981), les questions permettent d’engager les participant·es dans des modes de réflexions actifs ou introspectifs. Subtilement aussi, Thenot encourage une mise à distance critique des outils d’analyse, suggérant sa crainte de l’engouement grandissant pour la discipline Sociologie au début des années 1970. Assurément, une dimension parodique existe lorsqu’il utilise des procédés similaires à l’étude sociologique scientifique mais en en détournant les outils et les objectifs, comme pour relativiser la portée des conclusions et généralisations qu’elle produit. Quand elles sont assimilées, ces généralisations sociologiques peuvent, au pire, désorienter et/ou instrumentaliser les comportements individuels et/ou sociaux ; si l’on prend en compte, par exemple, l’impact de la normalité physique ou psychologique sur l’image de soi, ou l’influence aujourd’hui attestée des sondages d’opinions sur les élections (quand bien même elles sont menées démocratiquement…). Toujours est-il que Thenot crée ses premiers questionnaires en 1972, et continue avec des processus similaires tout au long de son implication avec le Collectif d’Art Sociologique. Sous son impulsion, Forest et Fischer, individuellement ou collectivement dans le cadre du Collectif, constituent pareillement des projets à base de questionnaires, ce qui en fait un mode d’action particulièrement exploité dans l’art sociologique. Formellement, les questionnaires d’art sociologique ressemblent à des formulaires bureaucratiques administratifs de base (déjà omniprésents pour réguler la vie quotidienne dans les années 1970) ; visiblement tapés à la machine à écrire, ils sont reprographiés sur feuilles de papier standard en un nombre d’exemplaires suffisant pour le bon déroulement de l’action.
L’une des premières actions de Thenot sous forme de questionnaire est Catégories d’identifications, en 1972. Dans ce projet, Thenot propose des questions improbables ou arbitraires sur l’identification des personnes (ou leur personnification) avec un animal, un objet, une plante, une partie du corps humain, une couleur, un vêtement, une œuvre d’art, etc. Les questions sont formulées ainsi : « Si vous aviez la possibilité d’être transformé(e) immédiatement en un animal, quel animal aimeriez-vous être ? Pourquoi ? » Sur la deuxième page, les mêmes questions sont abordées dans la négative : « Et maintenant, si on vous donne la possibilité de dire ce que vous ne voudriez pas être. Quel animal ne voudriez-vous surtout pas être ? Pourquoi ? ». Finalement ici aussi, Thenot présente les résultats sans jugement ni interprétation. Ainsi, parmi les réponses, une personne indique qu’elle ne voudrait pas être : « Une taupe, parce qu’elle est aveugle, » mais accepterait volontiers d’être transformée en bougie (« parce que sa vie est un sacrifice permanent et inutile »), en algue marine (« pour la souplesse de chacun de ses gestes »), ou même en chaussures… À l’issue, l’étude de Thenot ne semble pas en mesure (ou même tenter) de proposer un portrait cohérent des participant·es et/ou une analyse rationnelle de la société. Apprend-on véritablement quoi que ce soit quand on sait, d’après les résultats compilés de Catégories d’Identifications avec les animaux, que la plupart voudraient être un oiseau et non un rat ? En fait, concernant l’interprétation ou l’analyse sociologiques des résultats, les membres du Collectif d’Art Sociologique ont toujours considéré que ceci n’était pas leur fonction ; leur rôle étant de créer des processus d’activation (et parfois d’agitation) de la société permettant de collecter des réponses, qui sont à disposition de quiconque souhaiterait en faire une analyse pertinente ou une interprétation sérieuse.
Le multiple vidéo et imprimé dans le féminisme militant
Maintenant, la considération d’une conception ouverte, désintéressée, et individualisée du multiple politique, comme mode participatif ou collectif de production de contenu, nous invite à aborder les nombreuses propositions qui jalonnent l’histoire des groupes féministes et le type de réalisations qu’ils proposent, leur distribution, ainsi que leurs intentions magistrales. Sans les nommer comme tels, internationalement, les féministes produisent sans doute une majorité des multiples politiques conçus dans la seconde moitié du 20ème siècle, en particulier en utilisant la vidéo et les arts graphiques — médias sur lesquels je vais me concentrer ici. Comme dans les exemples précédents, les féministes utilisent, tout en les détournant, des moyens et des espaces d’expressions existants (indépendants ou médiatiques), pour permettre l’expression d’une parole à la fois personnelle et/ou collective de femme, une parole libre et genrée, dans le but de faire aboutir leurs revendications identitaires, et par conséquent politiques.
En France, dans les années 1970, c’est avec le Portapak (une nouvelle caméra vidéo portable, publicisée par Sony pour que les femmes enregistrent leurs activités quotidiennes et familiales), que des féministes vont comprendre la capacité qui leur est offerte de produire avec la vidéo leurs propres contenus en se libérant des formats, règles, et stéréotypes patriarcaux du cinéma et de la télévision. Pour certaines, qui s’organisent en groupe d’action (comme les collectifs Les Insoumuses, Video Out, ou Vidéo 00), cette pratique débouche sur une production vidéographique indépendante, qui constitue une forme de contre-information abordant frontalement des sujets qui semblent intouchables (rarement discutés socialement à l’époque et jamais abordés par les médias de masse, et, dans une grande majorité, encore tabous aujourd’hui), comme par exemple : les inégalités de genre au travail ou dans la vie sociale, les violences faites aux femmes, leur santé, l’avortement ou la prostitution, etc…. Figure centrale à cette période, Carole Roussoupoulos (évoquée plus haut pour son rôle dans la préservation de l’histoire contestatrice de Jean Genet) a, au cours de sa production vidéographique colossale (avec plus de 50 vidéos signées ou cosignées dans les années 1970), répété son intention primordiale d’utiliser sa caméra pour donner la parole à celles et ceux qui s’exprimaient rarement (les femmes en particulier, mais aussi d’autres groupes discriminés, comme les opposant·es politiques, les immigrant·es, ou les homosexuel·les, etc…) C’est donc dans une approche collaborative similairement basée sur la confiance établie entre les participant·es que les contenus se décident, alors qu’ils se construisent collectivement sous forme de témoignages ou de conversations. Ainsi, Roussopoulos répète, dans ses productions, un format particulier que j’ai qualifié dans un autre texte de « portrait vidéographique », qui est une sorte de long micro-trottoir non scripté ni édité, sans filtre ni montage ; il est souvent entrecoupé par des enregistrements de manifestations de rue, ou des images de conflits sociaux17. Ainsi, Roussopoulos semble renvoyer à la formule : « The Personal Is Political » [Ce qui est personnel est politique], et suggérer formellement que la lutte personnelle est aussi collective, tout en insistant sur les rapports entre les entraves personnelles et leurs origines politiques et sociales18. Ici, contrairement aux processus parodiques favorisés par le Collectif d’Art Sociologique, ou au pouvoir symbolique des pratiques artistiques, le but premier de la vidéo militante est d’organiser et de documenter une résistance sociale active. Pour ce faire, la vidéo militante et le portrait vidéo féministe, en particulier, communiquent un message crédible et authentique, basé sur des expériences personnelles réelles verbalisées, lesquelles peuvent aussi être traumatiques. Ici, pareillement, l’atout principal de la vidéo portable, au-delà de l’enregistrement relativement aisé du réel, réside véritablement dans les possibilités de duplication du medium (la bande analogique), potentiellement à l’infini par le biais des cassettes vidéo. Ainsi des multiples, des copies des productions circulent largement entre les groupes (en particulier dans des réunions syndicales, des grèves professionnelles et des manifestations, ou dans des réunions féministes), dans le but primordial de partager leur contenu, nourrir des réflexions communautaires, informer d’actions passées, et motiver les mobilisations futures. Toutefois dans l’urgence de leurs causes, tout n’est pas enregistré et conservé ; en fait une des caractéristiques des débuts de la vidéo (en particulier militante), était le fait de réenregistrer sur les bandes et donc d’effacer des contenus après leur diffusion, afin de produire de nouveaux contenus. Cependant, malgré la censure et l’oubli, et même si à ce jour beaucoup de ces vidéos ont potentiellement été perdues, leurs causes, leurs engagements, et leurs messages continuent et se retrouvent éventuellement, au moins partiellement, dans les luttes d’aujourd’hui.
Garder la conversation active est aussi au centre des stratégies et des objectifs du collectif féministe new-yorkais Redstockings, qui s’établit en 1969 — c’est aujourd’hui une des rares organisations féministes de la deuxième vague toujours active —, il s’agit maintenant d’un groupe multigénérationnel continuant à se réunir régulièrement autour de projets d’actualité, pour maintenir une pression constante contre l’oppression des femmes. Dès les années 1970, les membres de Redstockings se sont identifiées par l’usage de formes d’expressions orales comme le Speakout [Déclaration] ou la pratique du Consciousness Raising [Sensibilisation par prise de conscience] qui est une forme de réunion de groupe (de moins de dix personnes), basée sur des questions auxquelles chacune des participantes doit répondre en moins de 15 minutes (sans interruptions, sans commentaires, ni critiques des autres participantes), en partageant avec le groupe ses convictions ou ses expériences personnelles. Le type de questions posées est le suivant : « Comment vous sentez-vous en présence d’autres femmes ? » « Quels sentiments avez-vous à l’idée de devenir mère ? » « Quels sentiments avez-vous à propos de votre propre mère, père, à propos de la passivité ? » « Si quoi que ce soit, de quoi avez-vous besoin de la part d’un homme ? » ou bien, encore, « Avez-vous été encouragée à devenir une artiste/créative ? découragée, par qui ?19 ». Ce partage d’expériences entre femmes est arrangé en vue d’élever leurs consciences d’elles-mêmes, en tant que femmes dans un monde d’hommes, mais aussi pour permettre d’observer et tirer des conclusions d’ordre politique sur leurs conditions ; en conséquence il est établi que ce qui est personnel est politique20. Le mode organisationnel en collectif permet ainsi aux membres d’apprendre ensemble, de prendre des décisions en commun, et de collaborer à l’organisation et à la production des projets et actions du groupe, c’est aussi sur la base de ces partages d’expériences que les priorités de Redstockings sont décidées collectivement. Une fois formulés, les principes féministes de base (ceux qui constituent les prémisses de ce que l’on qualifie aujourd’hui de Théorie Féministe américaine) sont partagés en particulier par le biais de publications, matérialisés en pamphlets, journaux, magazines ou livres qu’elles écrivent, éditent, et publient ou re-publient elles-mêmes21. Toutefois, tout aussi importantes pour la diffusion des principes féministes, même si bien moins identifiées dans la production de Redstockings que leurs écrits, des propositions visuelles ou des formes d’écritures courtes sont exploitées dans les arts graphiques et les arts imprimés. Ainsi, je propose le logo féministe (le poing serré dans le symbole féminin) créé par Robin Morgan en 1969, ainsi que le slogan de Kathie Sarachild « Sisterhood is Powerful » [La sororité est puissante] également en 1969, comme multiples politiques par usage — du fait de leur diffusion large et variée —, en particulier leur multiplication, quand ils sont imprimés sur des supports divers tels que : des tee-shirts, des badges, des pins, des autocollants, etc… Ceci compose toute une gamme de produits dérivés autorisés qui sont distribués par Redstockings ; cependant plus récemment, avec l’appropriation du logo de Morgan ou du slogan de Sarachild quasi-universellement, ces multiples et les idées qu’ils portent semblent maintenant sur le point de forcer leur entrée dans le domaine public.
Une autre tactique expérimentée par Redstockings pour garder les conversations féministes actives face à l’ignorance générale de problèmes qui demeurent récurrents socialement, est la réactivation de mode d’actions qui ont prouvé leur efficacité. Ainsi en 2015, Redstockings relance une série d’autocollants This Oppresses Women [Ceci opprime les femmes] en créant une copie à l’identique d’un design conçu en 1969. À l’origine du projet, comme au 21ème siècle, l’objectif de cet autocollant reste le même : montrer son opposition à la « sexploitation » en le collant dans l’espace public urbain sur les publicités faisant l’exploitation du corps des femmes pour des profits commerciaux22.
À l’instar de Redstockings, mais plus tard à partir de 1985, les Guerilla Girls (un groupe féministe qui porte des masques de gorilles et utilise des pseudonymes de noms d’artistes-femmes pour cacher leurs identités) produisent des exemples similaires de réactivations, alors que l’ensemble de leurs projets se concentre sur des affiches à caractère contestataire et politique, conçues collectivement et produites en série, dénonçant en particulier les limitations et les pratiques sexistes et racistes dans le monde de l’art. Par exemple, avec : Do Women Have to be Naked to Get into Museums [Est-ce que les femmes ont besoin d’être nues pour entrer dans les musées ?], elles proposent un multiple évolutif (un décompte des peintures représentant des femmes nues, comparé au nombre des œuvres créées par des femmes dans les collections de musées) et elles réactualisent les chiffres en fonction des années, afin d’établir un état des lieux factuel précis du sexisme institutionnel à des périodes données. Ce projet réalisé au départ au Metropolitan Museum à New York en 1989 est réactualisé en 2005 et 2011, et étendu aussi à d’autres musées comme à Boston et à Chicago23. D’une édition à l’autre, les chiffres sont déplorables, et ne s’améliorent guère ; ils constituent la preuve d’une histoire de l’art sexiste et biaisée, qui continue de générer des stéréotypes de genre et des comportements discriminatifs que le musée promeut et perpétue. Somme toute, on peut suggérer qu’une partie du succès des Guerilla Girls, quant à la visibilité de leur travail et la communication de leur message, est dû à leur flexibilité et adaptabilité concernant la reproduction de leur travail en multiples. Par exemple, quand les affiches étaient conçues à l’origine sans l’aide d’ordinateurs (mais avec le collage, et dans des formats précis), elles existent aujourd’hui dans les archives des Guerilla Girls sous forme de fichiers digitaux haute-résolution, qui sont envoyés à qui veut les montrer-après négociation avec les artistes des prix et des formats — (lesquelles peuvent varier non seulement en fonction des exigences des lieux d’exposition, mais aussi en rapport avec les conditions financières des prêteurs), ce qui suggère une forme d’adaptation et/ou de désintéressement qui, en définitive, favorise la communication du message24.
[Figure 5]Dans cette conception ouverte et variable du multiple, WAC/The Women’s Action Coalition (un groupe féministe fondé à New York en 1992, et actif jusqu’en 1994, et qui dénonce en particulier les violences et discriminations faites aux femmes), propose sans doute l’exemple le plus compréhensible du potentiel communicatif du multiple politique, en faisant l’exploitation complète des moyens d’expression visuelle, sémantique, et médiatique à sa portée. Prenons le slogan de WAC : « WAC Is Watching. Women Take Action » [WAC vous observe. Les femmes entrent en action] ou son logo (un œil dans un cercle entouré du slogan, dont la pupille formée avec l’acronyme WAC est cerclée du nom du collectif, le tout créant une sorte de mise en abîme) ; le tout est conçu en collaboration lors de réunions de groupe et, ensuite, mis en action dans des initiatives décidées aussi collectivement. Ainsi, on retrouve le logo et slogan reproduits à l’extrême et à toutes les occasions sur affiches, tee-shirts, papier à entête, pamphlets et publications de toutes sortes-comme par exemple, en première de couverture de la deuxième édition de WAC Stats, un livre de statistiques compilées par WAC et publié en 1993 —, en vue de pallier les manques de données chiffrées concernant les femmes (sur la santé, leur condition sociale, leurs activités professionnelles, familiales, ou dans leurs expériences discriminatives, etc…) On retrouve aussi, encore plus visiblement, logo et slogan reproduits sur les pancartes et nombreux autres visuels préparés pour accompagner des manifestations de rue scénographiées en spectacles ou performances de protestation, à la fois visuels et sonores. En effet dans ces manifestations se trouve également le Drum Corp. de WAC, un groupe de percussions amateur qui accompagne les cortèges, et dont l’objectif principal, en faisant du bruit, est de la même manière d’attirer l’attention du public et celle des médias. Par ailleurs, WAC se particularise dans le féminisme par une attention toute singulière aux médias de masse dans le but d’augmenter la diffusion de leurs messages ; elles constitueront dans ce sens un press kit pour s’assurer d’une communication efficace et sans ambiguïté de leurs intentions dans les médias qui relaient leurs actions. Utilisant des stratégies qui pourraient être qualifiées de commerciales, mais sans l’intérêt financier qui leur est généralement associé, en quelques mois WAC devient une réussite, à une période où le collectif est composé de milliers de membres organisés en « Chapitres », et formant des groupes d’action répartis dans la plupart des grandes villes des États-Unis et du monde. Il existera même un Chapitre restreint de WAC à Paris, lequel se constituera autour de Nathalie Magnan et Frédérique Pressman, et opèrera sur une courte durée. En revanche, du fait de difficultés à long terme de concevoir des objectifs en commun et, comme la plupart des groupes féministes historiquement, les membres de WAC se sépareront après quelques années d’activité.
Conclusion
En conclusion, les pratiques du multiple dans l’art sociologique et dans le féminisme excellent dans leurs approches inventives de processus de reproduction variables et flexibles, ainsi que dans leur créativité, en développant des modes d’actions coordonnés, collaboratifs et citoyens, à activer et réactiver. Dans le contexte des pratiques dites « engagées » socialement ou politiquement qui sont discutées ici, le multiple politique est un acte ou un outil permettant d’attirer l’attention vers l’autre ou les autres (plutôt que vers soi ou dans un entre-soi) ; se retrouvant impliqué dans la production de contenu par la participation, l’autre devient par la même un·e allié·e des initiatives engagées. Par ailleurs, le multiple politique n’est pas numéroté, c’est, à l’inverse, un objet sans limite, à la distribution sans fin dans le cas de son plein succès (au moins pour le temps où son message semble encore résonner) ; il sera reproduit ou approprié et se réactivera, potentiellement, à toutes les occasions opportunes ou accablantes qui se présenteront à lui.
Par ailleurs, j’ai tenté de mettre en évidence que les multiples politiques documentent une mémoire de la protestation, et composent une archive parfois oubliée qui informe non seulement sur l’état et les réactions de la Société, mais aussi inscrit dans l’histoire la complexité des idées féministes que ces crises ont inspirées. Deux observations que je souhaiterais ajouter à l’étude du multiple politique dans le féminisme est, premièrement, que d’après les visuels imprimés, la conscience de l’intersectionnalité précède d’au moins une vingtaine d’années (entre autres avec Frances M. Beal et le Black Women Manifesto en 1969), la formulation du concept et la création du terme, par Kimberlé Williams Crenshaw en 1989. Deuxièmement, l’intérêt de tenir compte des arts graphiques et imprimés dans la production des femmes (au lieu de se limiter à la peinture ou la sculpture) permet également de remettre en question la notion même de vagues féministes, au-delà de la 2ème vague, alors que la production d’art imprimé ne se réduit pas, mais au contraire grandit dans le vide qu’est censé constituer la transition entre 2ème et 3ème vague, ou entre toutes les autres vagues… En définitive, le multiple politique dans les arts graphiques prouve que l’action féministe, quand elle commence, à la fin des années 1960, ne s’arrête pas ou même ne se ralentit pas, au contraire elle augmente graduellement, et ce jusqu’à aujourd’hui.
Enfin pour finir, je voulais évoquer une anecdote liée à une prise de conscience personnelle d’un attachement nostalgique au médium qui n’existe pas dans le multiple politique. Lors d’une visite d’atelier avec Sue Schaffner (du duo lesbien Dyke Action Machine, formé avec Carrie Moyer), il m’est apparu qu’elle avait un complet désintérêt pour des versions historiques de leurs multiples, auxquelles je prêtais moi-même une attention toute particulière (si l’on compare une photocopie d’époque, en l’occurrence du début des années 1990, avec une version moderne issue d’un photocopieur du 21ème siècle). Pour Schaffner, toutes ces copies étaient originales et l’important était la communication du message qu’elles présentaient. Ainsi, en hommage à Roland Barthes et dans une prolongation de son principe sémantique, pour le multiple politique, je suggère la formule : « The Death of the Medium is the Birth of the Message » [La mort du médium c’est la naissance du message].
Citer cet article
Stéphanie Jeanjean, « Le multiple politique : Études sur le potentiel d’un médium, comme processus et mode d’action », [Plastik] : De multiples à multiple #12 [en ligne], mis en ligne le 26 juin 2023, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/06/26/le-multiple-politique-etudes-sur-le-potentiel-dun-medium-comme-processus-et-mode-daction/