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La signature : signe de multiplication auctoriale

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« Et comment savez-vous que c’est de Wat… Comment dites-vous ? – Watteau ! ma cousine, un des plus grands peintres français du XVIIIe siècle ! Tenez, ne voyez-vous pas la signature ? […] C’est d’un entrain ! Quelle verve ! Quel coloris ! Et c’est fait ! Tout d’un trait ! Comme un paraphe de maître d’écriture ; on ne sent plus le travail !1 ». Accréditant une vision romantique de l’artiste, le tracé de son nom plus ou moins irrégulier exécuté de manière rituelle par l’artiste serait un témoignage indéfectible de son passage, de son immuable génie créateur : la signature deviendrait une œuvre, admirable en soi, qui viendrait parfaire la singularité du geste de l’artiste.

Et pourtant, aussi singulière soit-elle, la signature ne fait pas œuvre per se. Le droit d’auteur refuse de protéger la signature sans la faire passer au crible du critère de l’originalité. Entre modalité d’authentification de la paternité d’une œuvre et expression de la personnalité de celui ou celle qui signe, les qualités de la signature et sa qualification sont loin de faire l’unanimité. Devant un Tribunal, réclamant la protection du droit d’auteur contre les contrefaçons et les faux authentiques, les juges exigent l’originalité des choix esthétiques de ce signe pour que lui soit conféré le statut d’œuvre en soi.

Il ne suffit pas d’être un artiste de génie, comme dans le roman de Balzac, pour que le paraphe acquière la protection du droit d’auteur dont jouissent par ailleurs les œuvres elles-mêmes. La signature fait partie de l’œuvre, elle en est indissociable mais, paradoxalement, elle s’en détache. Aussi, s’agissant de la signature de Pablo Picasso, reconnaissable entre toutes, le Tribunal de Grande Instance de Paris a refusé de lui accorder le statut d’œuvre.

« Si la signature de Pablo Picasso est l’expression de sa personnalité, les choix esthétiques opérés ne sont pas démontrés et le lien spirituel et intellectuel existant entre l’artiste et sa création n’est pas davantage explicité pour que la signature soit considérée comme une œuvre. La signature de Pablo Picasso, même si elle est reconnaissable de par son graphisme comme toute autre signature, n’existe pas comme œuvre en tant que telle, mais sert à identifier – voire à authentifier, l’œuvre sur laquelle elle est apposée. En tant que forme et non œuvre de l’esprit, elle s’insère dans l’œuvre pour en être indissociable2 ».

Toutefois, le génie s’arrête aux portes de ce geste fétiche devenu au fil des siècles d’une grande banalité : la signature venant parfaire la singularité et l’origine de l’œuvre ne fait pas irrémédiablement œuvre en soi à défaut d’être elle-même originale. Exclue du droit d’auteur à défaut d’originalité, la signature prend dès lors les atours et les avantages d’une marque de fabrique : « A titre surabondant, le Tribunal constate que la signature de Pablo Picasso fait l’objet de dépôt de marques et est protégée à ce titre3 ».

C’est au creux de cette jurisprudence que j’entraperçois la possibilité d’une réflexion croisée entre l’art et le droit sur la signature, non plus comme l’empreinte unique d’une présence mais comme geste et expérience du multiple. En effet, en droit comme en art, loin d’être considérée comme un signe uniquement autographe – c’est-à-dire procédant de la main même de son signataire -, la signature devient possiblement un signe allographe – en ce qu’il se détache de la main et fait image – brouillant ainsi la typologie des signes établie par Nelson Goodman4. A travers la fiction juridique de la marque, la signature enregistrée comme telle devient un facteur multiplicateur d’auctorialité éloignant ce signe de la main de son auteur pour faire image.  

Signe assimilé à une marque, la signature devient ainsi incorporelle et potentiellement le coefficient multiplicateur par lequel le signe échappe à son signataire.

Si l’on prend sa définition juridique, « la marque » est un signe susceptible de représentation graphique qui permet de distinguer les « produits et services » d’une personne physique ou morale de ceux offerts par d’autres. Dans le langage juridique, la marque fait partie des signes distinctifs. A l’instar de la signature de Picasso, l’enregistrement d’une signature composée du nom patronymique comme marque est donc tout à fait valable. Par ce simple enregistrement, le nom-signature devient un élément incorporel. En un certain sens, il se détache de la personne qui porte le nom et qui signe, pour prendre toutes les caractéristiques de ces signes distinctifs. Dans la fiction juridique, le détachement de la personne est tel que la cession ultérieure d’un signe composé d’un patronyme, même devenu célèbre, reste valable et ne constitue pas en soi un acte susceptible d’induire en erreur le public sur les qualités ou l’origine des productions ou services offerts. La signature devenue marque n’est plus forcément signe de la présence et de la permanence de son auteur : celui qui signe se dilue, il ne fait plus corps avec sa signature, sa signature peut être un autre que l’auteur.

Evidemment, au cœur de cette recherche sur la signature, la marque comme signe et potentiel multiplicateur, je pense bien entendu au travail de Marcel Broodthaers, et particulièrement aux pièces qu’il consacra sur la question du signe et de sa signature. Comment d’ailleurs ne pas voir dans ce travail un croisement de l’art et du droit, tant le travail conceptuel de Marcel Broodthaers sur sa signature rejoint à la fois un double questionnement sur l’interprétation du langage juridique et artistique ? A ce propos, dans Pense-Bête, Marcel Broodthaers avait écrit : « Les ouvrages juridiques, souvent, excitèrent mon imagination. La place que le mot y occupe est une place nette. L’ambiguïté du Droit tient sans doute à I’interprétation du texte, à I’esprit et non à la lettre5 ».

C’est en 1967-1968 que Marcel Broodthaers entama sa série de paraphes (« M.B. »). Ces œuvres prennent la forme de tableaux, de films (Une seconde d’éternité, 1970), de poèmes (Gedicht/Poem/PoèmeChange/Exchange/Wechsel, 1973), de diapositives (Signatur et Signature, 1971) où la répétition du monogramme toujours à l’œuvre fait perdre à la signature toute sa signification pour devenir une image mécanique, impersonnelle et sans auteur.

En particulier, sa pièce La Signature (1969),composée d’une répétition mécanique des initiales de Marcel Broodthaers (« M.B. ») en noir sur papier tandis qu’apparaît en rouge, au bas de la feuille, la mention manuscrite suivante « La signature série 1. Tirage illimité. » et un paraphe manuscrit au crayon « M.B ». En répétant ainsi son paraphe de manière mécanique, Marcel Broodthaers reproduit de manière illimitée un signe unique dont la répétition produit une image, qui elle-même est signée d’un paraphe manuscrit « M.B.» réattribuant ainsi à ce paraphe sa fonction première d’authentification. L’inscription de ce paraphe unique au bas des paraphes multiples est signifiante : en apposant ce paraphe « M.B » au bas de cette image composée d’une série de « M.B », Marcel Broodthaers insinue-t-il que la composition formée par ses multiples signatures aurait pu émaner d’un autre que lui-même ? De manière contradictoire, voire provocatrice, la confirmation au bas du tableau que l’auteur de cette image est bien le même « M.B » laisse penser au visiteur qu’il aurait pu en être autrement.

https://fine-arts-museum.be/fr/la-collection/marcel-broodthaers-m-b-la-signature-serie-1

Ces entremêlements de signatures associés au tirage illimité questionnent ainsi la valeur de ce que l’on prend depuis le xixè siècle comme un « gage d’autographie, témoignant de l’intervention unique d’un auteur unique dans une œuvre unique6 ». A travers cette pièce, le monogramme « M.B.» gage de l’authentification autographique, est reproduit à l’infini transformant ainsi le paraphe/signature en un signe multiple dont l’attachement autographique à son auteur serait plus ou moins vidé.

Irrémédiablement, cette possibilité de reproduction mécanique de la signature de l’artiste renvoie à cette idée de marque de fabrique qui permet, dans un mouvement contraire, de relier le signe à une origine, tout en l’éloignant – par l’incorporalité qu’elle implique – de la main de son auteur.

Par ce geste multiplicateur, l’auctorialité et son caractère original sont interrogés et remis en doute. Peut-on se fier à ces signatures démultipliées ? Quelle est la valeur de ce signe qui n’est plus vraiment « l’empreinte du corps du signataire7 » mais une marque incorporelle, c’est-à-dire sans corps ?  Si d’évidence, la signature – ou le paraphe – est une représentation conceptuelle de son auteur, la répétition et la mécanisation de ce signe à travers le registre comptable de Marcel Broodthaers dans Gedicht/Poem/PoèmeChange/Exchange/Wechsel posent la question de son appartenance à un individu et de sa valeur.

https://fine-arts-museum.be/fr/la-collection/marcel-broodthaers-gedicht-poem-poeme

https://fine-arts-museum.be/fr/la-collection/marcel-broodthaers-change-exchange-wechsel

Gedicht/Poem/Poème – Change/Exchange/Wechsel (1973) est une double édition sérigraphique tirée à 100 exemplaires chez Heidelberg avec la contribution de l’avocat et graphiste allemand, Klaus Staeck8. Par son titre ainsi que le dispositif utilisé, la question de l’échange est posée. Que voit-on exactement ? De quel échange s’agit-il ? Tout peut-il se monnayer et selon quels termes ? Le paraphe a-t-il une valeur intrinsèque ? Maniant toujours l’ironie, Marcel Broodthaers déclara lors de première exposition à la Galerie Saint Laurent à Bruxelles en 1964 : « Le but de l’art est commercial / Mon but est également commercial / Le but (la fin) de la critique est tout aussi commercial9 ». Tout peut donc se monnayer, y compris son paraphe ; cela ne fait aucun doute pour M.B. Mais c’est sur la question de la vérité de notre système de valorisation que le doute est semé. Si l’on regarde le diptyque  Gedicht/Poem/PoèmeChange/Exchange/Wechsel de plus près, le monde serait scindé en deux : le monde de l’art représenté par le registre de poèmes dans lequel les résultats de l’addition de chaque colonne de paraphes sont exacts et le monde économique représenté par le registre des échanges où la valeur affichée pour chaque devise ne semble pas correspondre au nombre de paraphes apposés sur la feuille de registre. La valeur de ces paraphes selon les devises devient fluctuante et sujette au cours du change. Ces lignes de comptes ne laissent plus aucune vérité – à part peut-être celles de l’art qui sont les seules lignes qui tombent juste sous la plume de M.B.

Par ces colonnes de paraphes ressemblant à un livre comptable dans lequel on alignerait le nombre de paraphes pour leur donner une valeur, Marcel Broodthaers sème le trouble : ses paraphes sont-ils les œuvres en soi ? Sont-ils à vendre ? A quel prix ? A travers ces colonnes, Marcel Broodthaers pose bien évidement la question de la marchandisation et de la valorisation des œuvres d’art. Mais il pose aussi la question du signe et de la signature qui, telle une marque de fabrique reproductible à l’infini, pourrait être cédée, et n’appartiendrait plus à son auteur. 

Agissant comme une annonciation du doute sur l’origine et la valeur de toutes choses, les pièces-signatures de Marcel Broodthaers ont ce pouvoir évocateur et annonciateur des basculements futurs qui font de l’objet même de la signature, un sujet de recherche en perpétuelle redéfinition. Car aujourd’hui, dans la fabrication des actes juridiques – à travers la signature électronique – comme dans la fabrication des œuvres d’art – à travers les NFT-, la signature est un code, une marque, un multiple. Elle ne relève plus tant, comme autrefois, du tracé du signe figurant la présence obligée du signataire, qu’un acte aujourd’hui devenu performatif, multiple et collectif mettant en œuvre un ensemble de strates de la lecture et de l’écriture.

 

 

Citer cet article

Carolle Sanchez, « La signature : signe de multiplication auctoriale », [Plastik] : De multiples à multiple #12 [en ligne], mis en ligne le 26 juin 2023, consulté le 12 octobre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/06/26/la-signature-signe-de-multiplication-auctoriale/

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