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Répéter l’unique ? Paradoxes des œuvres plastiques protocolaires

Répéter l’unique ? Paradoxes des œuvres plastiques protocolaires


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Nombre de performances, events et autres happenings se développant à partir des années 1960 ont recours à des énoncés textuels faisant office de partitions d’une œuvre à interpréter, reprenant là des procédés habituellement utilisés dans le cadre d’œuvres musicales, théâtrales ou chorégraphiques. Mais dans bien des cas, ces textes gardent justement le statut de simples partitions au service d’œuvres événementielles et souvent scéniques, elles- seules importantes. Cependant, dans certains cas, la démarche artistique est clairement présentée comme relevant du domaine des arts plastiques et non des arts performatifs, tels les Wall Drawings de Sol LeWitt ou les définitions/méthodes de Claude Rutault. L’un comme l’autre, par la réactivation régulière (et souvent déléguée) d’œuvres plastiques basées sur une écriture protocolaire, perturbent la distinction entre régime autographique et régime allographique.

Il s’agira ainsi de revenir sur cette distinction en la mettant à l’épreuve des cas-limites que représentent les démarches de LeWitt et Rutault, où l’unique devient paradoxalement réitérable, ré-interprétable, remettant aussi en cause – ou du moins jouant avec – les notions de signature, d’auctorialité et d’originalité, pour ensuite nous interroger sur la possible qualification de « multiple » quant à ses démarches plastiques protocolaires.

Selon le philosophe américain Nelson Goodman, dans son ouvrage Langages de l’art, il existe une distinction de nature entre ce qu’il nomme les arts allographiques et les arts autographiques. Des disciplines artistiques comme la musique, la danse ou le théâtre entrent dans la catégorie des arts allographiques, c’est-à-dire basés sur un système de notation qui ne les fige pas dans une forme matérielle unique et qui nécessite d’être constamment interprété, tandis que la peinture, le dessin ou la sculpture sont des arts autographiques, leur qualité d’œuvre étant indissociablement liée à leur matérialité physique. Ainsi, en musique, les exécutions « peuvent varier en correction et en qualité […] ; mais toutes les exécutions correctes sont au même titre d’authentiques exemples de l’œuvre. […] Désignons une œuvre comme autographique si et seulement si […] sa plus exacte reproduction n’a pas, de ce fait, statut d’authenticité. […] Ainsi la peinture est autographique, la musique est non-autographique ou allographique1 ». Quant aux œuvres visuelles conçues pour être reproduites, telle la gravure, elles n’en restent pas moins, selon l’auteur, également autographiques :

« La ligne de partage entre art autographique et art allographique ne coïncide pas avec celle qui sépare un art singulier d’un art multiple. La seule conclusion positive ou presque que nous puissions tirer ici, est que les arts autographiques sont ceux qui sont singuliers à leur phase antérieure ; la gravure est singulière dans sa première phase – la planche est unique – et la peinture dans son unique phase2. »

Nelson Goodman feindra cependant, dans le chapitre IV : « La théorie de la notation », de s’interroger sur la possibilité d’un système de notation en peinture pour mieux la réfuter :

« Ainsi la réponse à la question décisive relative à l’existence d’un système notationnel pour la peinture est non. Nous pouvons inventer un système notationnel qui fournira, pour des œuvres de peinture et de gravure, des définitions réelles qui dépendent de leur process de production. Nous pouvons inventer un système notationnel qui fournira des définitions nominales purement arbitraires qui ne dépendent pas de leur process de production. Mais nous ne pouvons pas inventer un système notationnel qui fournira des définitions qui soient à la fois réelles (en accord avec la pratique antérieure) et indépendantes de leur process de production3 »

Mais alors, qu’en est-il des œuvres plastiques protocolaires de Sol LeWitt et Claude Rutault ? Elles semblent à la fois dépendre du régime autographique puisque s’inscrivant dans le champ du dessin et de la peinture, mais ces dessins et peintures ne semblent exister qu’à partir de textes faisant office de scripts, de partitions, systèmes notationnels ressortant du régime allographique.

Sol LeWitt réalise, au début des années 1960, ses premières sculptures dans une esthétique post-constructiviste. Mais c’est en 1966 que son travail prend un tournant plus linguistique, lorsqu’il commence l’écriture d’un langage programmatique lui servant de point de départ pour ses sculptures géométriques, sculptures dont l’organisation interne, à base de permutation, d’exclusion et de symétrie, sont pensées dans une logique sérielle et disposées selon des systèmes combinatoires logiques, avant de mettre en place, à partir de 1968, ses premiers Wall Drawings. Au total, LeWitt en créera plus de 1270 entre 1968 et 2007, année du décès de l’artiste. Si l’artiste peut intervenir lui-même dans leur réalisation, les Wall Drawings sont généralement exécutés par d’autres personnes à partir d’un ensemble d’instructions descriptives conçues par LeWitt en amont de chaque dessin à réaliser, indiquant notamment la composition du dessin et les outils à utiliser. Ces descriptions prescriptives, bien qu’écrites, sont souvent accompagnées de schémas, de diagrammes, afin d’apporter le maximum de précisions et éviter les écarts, autant que possible, entre ce qui a été écrit et ce qui est effectivement réalisé au mur de tel ou tel lieu. Cette pratique de la délégation entre en adéquation avec cette démarche conceptuelle que Sol LeWitt revendique, affirmant que « l’apparence d’une œuvre reste secondaire. En se matérialisant, elle doit ressembler à quelque chose. Peu importe la forme définitive, cela doit commencer par une idée4 ». Cette volonté de dissocier l’idée de l’œuvre, de sa réalisation effective, l’amènera d’ailleurs, à propos de ses Wall Drawings, à préciser que l’erreur et le hasard deviennent des facteurs de structuration d’un système prédéterminé5. En précisant cela, il accepte la part de liberté et d’interprétation inhérentes à toute réalisation concrète, et ce d’autant plus lorsque celle-ci est effectuée par un tiers. Ainsi, si la transcription d’un Wall Drawing sur un mur est censé n’être que la simple traduction d’un concept, c’est que, chez LeWitt, le concept – sous sa forme linguistique – permet de maintenir le dessin dans un état de virtualité, qui est son état idéal pour un artiste résolument « conceptuel ». Et pourtant, un Wall Drawing est pensé pour être réalisé, même si cette réalisation est variable d’un contexte à l’autre, comme le rappelle Arnaud Ceglarski :

« Le mur est directement intégré à la réalité de la composition et renforce le caractère éphémère et multiple de l’installation. En effet, chaque support confère une visualisation différente d’une même idée. Avec les dessins muraux, Sol LeWitt instaure une ambiguïté constante entre le visible et le virtuel, ainsi qu’un va-et-vient incessant entre ces deux données6. »

Ainsi, la volonté qu’a Sol LeWitt de proposer une description la plus neutre et objective possible, n’empêche pas l’écart automatiquement généré entre l’œuvre idéalement décrite et ses multiples réalisations, toujours différentes d’un lieu à l’autre, d’un « réalisateur » à l’autre. En un sens, cet état de fait – que LeWitt, d’ailleurs, accepte et intègre à sa démarche – confirme les dires de Bernard Vouilloux quant à une description jamais vraiment objective, pouvant générer autant d’interprétations plastiques qu’il y a d’interprètes7. Bien entendu, la description d’une œuvre figurative est évidemment beaucoup plus sujette à écart qu’une œuvre abstraite et géométrique de LeWitt, qui tend à réduire ledit écart. L’artiste, en effet, restreint volontairement le vocabulaire formel de ses Wall Drawings à des motifs simples tels que des lignes droites (verticales, horizontales ou obliques) qui se croisent ou non, des lignes non droites, des arcs de cercle, ou des figures géométriques. Autant de formes facilement reproductibles à partir d’énoncés descriptifs et de diagrammes. Mais, comme nous venons de le voir, « chaque support [malgré tout] confère [à chaque fois] une visualisation différente d’une même idée », maintenant cette « ambiguïté constante entre le visible et le virtuel ».

Les instructions de Sol LeWitt, aussi indispensables qu’elles soient à la réalisation de ses Wall Drawings, restent cependant adressées uniquement aux personnes qui vont tracer ses dessins au mur, remplissant ainsi leur rôle de simples instructions. Et si, à première vue, les définitions/méthodes de Claude Rutault semblent remplir le même rôle, l’usage de l’écriture apparaît, chez cet artiste, beaucoup plus malléable. Alors que chez LeWitt, l’écriture n’intervient qu’en amont de l’exécution, l’écriture de Rutault, elle, se modifie et se réécrit constamment, en fonction des actualisations8 de telle ou telle définition/méthode sous forme d’exposition.

C’est en 1973 que l’idée des d/m9 vient à Claude Rutault lorsque, alors qu’il repeignait les murs de sa cuisine, il décida de peindre dans la foulée, et avec la même couleur, une toile laissée accrochée là. La d/m n°1, toile à l’unité, était née, qui s’écrira de la sorte : « une toile tendue sur châssis peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée ». Cette phrase, au fondement de tout ce que Rutault entreprendra par la suite, sera d’ailleurs rappelée dans la plupart des dm qui suivront. Il existe aujourd’hui plus de 600 d/m10. Chaque d/m, nous dit Marie-Hélène Breuil, « est une proposition à réaliser, dans la plupart des cas une peinture, selon un certain nombre de paramètres concernant le rapport de la toile ou des toiles au mur, les formes, les formats, les conventions d’accrochage, l’histoire de la peinture, le travail de peinture, dans un dispositif qui demande au collectionneur, privé ou public, de délaisser tout rapport fétichiste à l’œuvre11 ». L’écriture des d/m est suffisamment ouverte, suffisamment générique, pour que le preneur en charge (collectionneur, commissaire d’exposition ou n’importe qui désireux d’actualiser une d/m) ait une relative liberté, notamment dans le choix de la couleur, du lieu, ou de la façon de la réaliser. Et si elle est toujours en relation avec son contexte, « la définition/méthode actualisée n’est pas pour autant une œuvre in situ, elle ne relève pas non plus de l’installation12 ». Il s’agit bien, pour Rutault, d’un travail de peinture, autant qu’un travail sur la peinture.

Et si tout son travail de peinture commence par un travail d’écriture13, Rutault n’a cessé de modifier, d’ajuster et de réécrire ses d/m d’années en années en fonction des actualisations successives, dans d’incessants aller-retour, où peinture et écriture s’influencent l’une l’autre. L’écriture des d/m, indissociable de ses actualisations, forme un ensemble de textes qui permet autant d’imaginer la peinture, que de la réaliser. Et cela est d’autant plus vrai qu’un certain nombre de dm n’ont jamais été actualisés, ce qui n’empêche pourtant pas ces d/m d’exister pleinement en tant que potentialité picturale. Ainsi, la tension entre le visuel et le verbal est au cœur de l’écriture de Claude Rutault, dont le statut est peut-être plus incertain qu’une simple écriture programmatique.

En effet, si l’actualisation d’une d/m a, pour Rutault, une grande importance, l’écriture de la d/m est tout aussi importante, ce qui poussera d’ailleurs l’artiste à déclarer : « je sais que ma peinture ne commencera vraiment qu’après ma propre mort. Peut-être aurait-il fallu, de mon vivant, me contenter du texte des définitions/méthodes. Trop tard14 ». Et, si ce serait commettre une erreur que de réduire son œuvre au seul travail d’écriture, les d/m rédigées font autant partie de l’œuvre que leurs actualisations effectives ou potentielles. Sachant que, s’agissant des actualisations effectives, Rutault rédige à chaque fois ce qu’il appelle des descriptifs, textes rédigés, donc, à la suite de chaque actualisation afin d’en rendre compte. Ce type d’écrit constatif lui permet notamment, en plus de sa fonction d’attestation et d’authentification, de vérifier la validité d’une actualisation et, au besoin, d’entamer un travail de réécriture de ses d/m. Et si l’écriture est à l’origine de la peinture, la peinture fait ainsi retour sur l’écriture et la modifie, et parce que l’écriture est modifiée, la peinture l’est aussi car « il y a va-et- vient du texte à la peinture et de la peinture au texte à chaque actualisation. Un écart existe entre le texte et l’œuvre qui ne tient pas seulement à la spécificité de l’écrit et de la peinture15 ».

Ainsi, si on retrouve, aussi bien chez LeWitt que chez Rutault, cette ambition d’une écriture programmatique, d’une partition plastique, on peut constater une plus grande souplesse chez l’artiste français. En effet, les Wall Drawings sont activés, alors que les d/m sont actualisés. Ce dernier terme n’est pas anodin, puisqu’il vient signifier qu’il y a une véritable « mise à jour » dans le processus de Rutault, une plus grande liberté laissée au preneur en charge quant à la manière dont il adapte une d/m. Or chez LeWitt, l’exécutant a un champ d’action beaucoup plus restreint, ne pouvant, tout au plus, qu’avoir une légère marge d’interprétation, mais toujours dans le respect de règles strictes et contraignantes établies en amont.

Il y a néanmoins chez les deux artistes une volonté de remettre en question l’unicité traditionnellement conférée aux pratiques plastiques, venant ainsi subvertir la distinction opérée par Nelson Goodman entre régime autographique et régime allographique. LeWitt comme Rutault sont, d’une certaine façon, les compositeurs – au sens musical du terme – de leurs œuvres et viennent chacun remettre en question les notions de virtuosité, de génie singulier de la main de l’artiste, pour proposer des peintures réitérables, où chaque interprétation/exécution/actualisation « correcte » est un authentique exemple/exemplaire de l’œuvre, une de ses occurrences, produisant, sur un mode paradoxal, des œuvres plastiques allographiques, ce qui, finalement, rend inopérante la distinction autographie/allographie. Ce mode paradoxal permet également de repenser la notion de multiple, non plus comme série d’objets d’art produits en un nombre plus ou moins limité d’exemplaires, mais comme une œuvre qui porte en elle à la fois son unicité et son authenticité, tout entière inscrite dans sa partition plastique, et appelant simultanément à sa répétition, sa multiplication. Une multiplication inhérente à sa nature- même, puisque les Wall Drawings comme les d/m sont intrinsèquement conçus pour exister matériellement en un nombre non limité d’exemplaires, chaque exemplaire étant l’activation ou l’actualisation concrète de telle pièce, dans tel lieu d’exposition.

Ainsi, les œuvres plastiques protocolaires de Sol LeWitt et Claude Rutault portent en elles une stratégie que l’on retrouve habituellement dans certaines démarches éditoriales – et souvent auto-éditoriales – contemporaines : celle de l’impression à la demande. Le nombre d’exemplaires n’est pas arbitrairement limité mais produit chaque fois que nécessaire. En proposant des œuvres qui peuvent régulièrement se matérialiser sans limitation a priori (chaque matérialisation étant comme un exemplaire), LeWitt et Rutault ont mis en place, chacun à leur manière, les possibilités d’existence d’une peinture multipliée à la demande.

Citer cet article

Damien Dion, « Répéter l’unique ? Paradoxes des œuvres plastiques protocolaires », [Plastik] : De multiples à multiple #12 [en ligne], mis en ligne le 26 juin 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/06/26/repeter-lunique-paradoxes-des-oeuvres-plastiques-protocolaires/

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