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Le document à l’épreuve de l’exposition, entre pratiques appropriationnistes et allographiques  

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Table des matières

Introduction

L’appropriation relève de la propriété. En art, il serait plus juste de parler d’une « forme d’invocation1 », ou de citation, au-delà de la détention et du contrôle, il s’agit de communiquer, de citer et d’interagir avec un objet réalisé par un autre auteur. Mais ce n’est pas un hasard si cette pratique voit le jour à une époque durant laquelle la photographie et le cinéma sont au cœur de l’expérimentation. Capturer les choses par un dispositif de « prise » de vue est bien une affaire de détention. Dans les années 1970, les notions d’originalité et d’autonomie de l’œuvre d’art sont fondamentalement interrogées par les artistes. L’appropriationnisme est apparu aux États-Unis. Il est marqué par la pratique radicale de la re-photographie : l’acte de photographier des clichés photographiques et des documents existants, remettant en question le statut de l’original et de la copie. Cette pratique d’élever au carré le document l’a fait accéder au statut d’œuvre d’art à part entière. La photographie de photographies-documents est la pratique la plus rigoriste de l’appropriationnisme : « le médium copié et le médium utilisé pour la copie sont identiques et ce médium se prête naturellement à la production de multiple2 », en lui assignant la qualité d’unique et non pas d’une simple copie. Au-delà de la notion de copie, l’œuvre approporiationniste relève plus justement de la notion de multiple. Le multiple, comme répétition ou multiplication d’un même objet, absorbe celle de l’aura qui caractérise l’unicité d’une œuvre, et élève à la puissance le geste de la reproductibilité technique d’une reproduction. À travers les pratiques appropriationnistes de Sherrie Levine, autographiques de Jérôme Saint-Loubert Bié et allographiques de Simon Starling, cet article décrit comment celles-ci éclairent sur la notion de multiple, comme étant un rapport singulier au réel, où l’aura de la reproduction de l’œuvre est en puissance. 

Propre et figuré 

Les appropriations de Sherrie Levine relèveraient plutôt d’une pratique sensible de l’enregistrement, de l’ordre du désir, qui réécrivent au présent et à travers son regard, l’histoire de l’art occidental. En reproduisant des œuvres d’autres artistes auteurs à l’identique avec différents techniques et médiums, Sherrie Levine s’approprie celles qui lui semblent avoir particulièrement « introduit de fortes ruptures dans le langage artistique3 ». Son geste radical de l’appropriation lui permet une certaine légitimité plastique : prendre une photographie d’une photographie éditée dans un catalogue raisonné fait d’elle une œuvre personnelle et non pas une simple copie. Ce geste de prise de vue, sans toucher à l’original, sans l’abimer ni la fausser, est tout à fait légitime, voire logique, dans une démarche conceptuelle post-duchampienne. Sherrie Levine signe sa photographie de photographie de son nom, et la nomme d’après l’artiste auteur de la photographie originale. C’est également le cas des œuvres réalisées avec d’autres médiums comme la peinture et la sculpture. A l’image d’une étude d’après photographie ou moulage d’une relique ou d’une pièce archéologique, le geste appropriationniste de Sherrie Levine relèverait d’une démarche quasi-scientifique. Elle multiplie les points de vue sur un objet historique afin de l’interroger et de le souligner par son regard, le mettre en valeur et insister sur son importance. Son radicalisme appropriationniste, repose d’une manière ironique la définition de l’image comme reproduction optique et visuelle d’un objet réel. 

Dans sa série photographique After Karl Blossfeldt (1990), Sherrie Levine sélectionne dans un livre vingt herbiers photographiques qui constituent d’après elle un ensemble cohérent parmi l’inventaire intitulé Art Forms in Nature, réalisé par Karl Blossfeldt en 1928. Levine a commencé à photographier cette série de documents photographiques au début des années 1980, lorsqu’elle a réalisé des séries similaires d’après Walker Evans, Edward Weston, et d’autres photographes et peintres de renom. Les premiers travaux photographiques de Levine se sont centrés sur son utilisation d’images de l’histoire de l’art. Cependant, dans ces photographies d’après Blossfeldt, elle procède d’un changement subtil mais remarquable dans son approche de l’emprunt d’images et d’objets, et dans son travail en général, car leur résonance première est liée à la fois à l’histoire de l’art et à la botanique, comme pour interroger les notions de culture et de nature. Ainsi, grâce à l’exposition de ces photographies, l’aura documentaliste de Blossfeldt se neutralise, et devient par le geste appropriationniste de Sherrie Levine une œuvre qui permet de superposer des formes identiques de différents temps et espaces, sans hiérarchie aucune, et questionne ainsi le statut du réel et celle du référent photographique. 

La pratique de la photographie appropriationniste de Sherrie Levine, fonctionne comme cette question que pose Jacques Monory : « que reflètent deux miroirs face à face ?4 ». Puisque le médium copié et le médium utilisé pour la copie sont identiques, comme cette fascinante image de deux miroirs face à face, c’est l’indétermination de l’émetteur et du récepteur. Les deux miroirs sont identiques et se reflètent mutuellement. Chaque plan de réflexion permet sa propre réflexion en puissance. Le miroir d’un miroir. Un miroir au carré. Ce dispositif multiplicateur à l’infini pose des questions spéculatives et métaphysiques qui trouvent leur sens – propre et figuré – dans les notions d’origine et de copie. Jamais l’œil ne pourra voir ce que représentent deux miroirs face à face, sinon il ferait lui-même l’objet de la réflexion. Pour voir ce qui se passe sur chacun des miroirs simultanément, il faudrait s’immiscer entre les deux surfaces et fausser le système autoréflexif. 

Hors-d’œuvre et métadonnées 

 

[Figure 1]

C’est aussi en ce sens qu’en 1998 lors de l’exposition Loot, Jérôme Saint-Loubert Bié, en visitant l’espace de l’exposition, photographie la galerie vide. Les résultantes en tirage sont épinglées sur les murs. Cinq imprimés épinglés au mur, neuf affichés dans les boîtes Kodak en magasin de la galerie. Les tirages épinglés au mur sont photographiés à nouveau et imprimés au même format. Par une sorte de renversement, le travail est mis de côté et sa documentation exposée. « Si le travail de Bié renvoie si souvent à l’espace dans lequel il se trouve – salle d’exposition, catalogues, etc. –, c’est que son objet d’investigation principal n’est autre que l’exposition elle-même : ce qui l’annonce, la documente, la transmet et permet dès lors de la jouer, ailleurs et autrement, non pas sous la forme d’une reconstitution historique mais, selon les projets, d’une recomposition photographique, bibliographique, infographique, ou encore typographique. Il vise à élargir ce qui encadre et annonce l’exposition en tant que lieu de visibilité temporaire de l’art5 ». Ainsi, et dans la même approche, l’artiste renouvelle l’opération en 2007 dans l’exposition Zones de Productivités Concertées (ZPC) au MacVal en actualisant des archives de documents d’œuvres d’artistes exposés antérieurement au musée. ZPC s’empare littéralement de ces formes documentaires, photographiques et scripturales.

Au-delà des pratiques appropriationnistes, son geste serait plutôt citationniste. Comme des citations, ces photographies présentent et « restituent la mémoire6 » dans l’espace qui les contient. Comme une exégèse de tout ce qui entoure l’œuvre et de ce qui la constitue, comme dans l’espace du texte, « il se situe toujours dans un lieu ouvert entre matière et mémoire7 ». Mettre en vue la virtualité du processus médiatique de l’œuvre, déclare sa dépendance médiatique et économique, ce qui donne de l’importance esthétique et poétique à son contenant médiatique en ce qu’elle en fait dériver le sens. Une œuvre n’est que si elle est vue. En continuité avec la logique de l’exposition Zones de Productivités Concertées, qui se définit comme un cycle de vingt et une expositions monographiques, réparties en trois volets sur la saison 2006-2007, l’artiste prolonge cette approche citationniste au niveau du catalogue de l’exposition. Il se livre, à la fin du catalogue de ZPC du MacVal, dans un entretien avec les commissaires de l’exposition Frank Lamy et Julien Blanpied à un jeu de réponses-citations, des bribes de réponses d’artistes extraites d’autres entretiens avec les commissaires. Les artistes répondent à sa place pour appuyer la façon dont il pense construire sa pratique. Il explique par les mots de Raphaël Boccanfuso : « j’utilise les fonctionnements de même que les objets culturels, comme un matériau malléable avec lequel il est possible de travailler ». Il ajoute par les mots de Nicolas Floc’h : « mon travail, d’un point de vue plastique, peut aussi être mis en parallèle avec celui d’un metteur en scène dans la mesure où je m’approprie un ensemble d’éléments que j’interprète, que je réinvente dans un contexte donné8 ». Cette manière singulière de citer me place dans une posture confuse où ma notion d’auteur est un relais intellectuel qui l’autorise à un geste immédiat de réappropriation des œuvres d’autrui et qui pose inévitablement la question de la signature et de l’auteur (autographique et allographique). Les mots prennent alors une autonomie formative et normative. Travailler les modes de représentation de l’art sous leur forme documentaire, tel que l’archive, ou publicitaire, comme communication, permet de restituer le mythe de l’œuvre par un jeu de reproduction, de détournement et de retournement. Ces modes de représentation de l’art constituent les contours de l’œuvre, et, par extension, elles-mêmes. 

[Figure 2]

Dans le travail de Jérôme Saint-Loubert Bié, on retrouve cette pratique du multiple par des matériaux qui empruntent indifféremment diverses formes. Son travail se caractérise par l’omniprésence du paradigme photographique dans une approche plutôt conceptuelle : des photographies de photographies, des photographies de reproductions d’œuvres d’art, des reproductions d’œuvres d’art des catalogues et d’expositions. Un paradigme qui renvoie bien évidemment à un rapport particulier à l’image, c’est-à-dire du signe et de son référent. L’appareil photographique joue ici le rôle d’enregistreur d’indice et de preuve car : « photographier un tableau est un mode de reproduction ; photographier un événement fictif dans un studio en est un autre. Dans le premier cas, la chose reproduite est une œuvre d’art, sa reproduction ne l’est point. Car, l’acte du photographe réglant l’objectif ne crée pas davantage une œuvre d’art, que celui du chef d’orchestre dirigeant une symphonie. Ces actes représentent tout au plus des performances artistiques9 ». Walter Benjamin étudie ici la place de l’acteur au cinéma et de la reproduction mécanisée de sa performance. Son statut est différent de celui du comédien au théâtre, dans son rapport au public. L’appareillage qui se tient entre l’acteur et le public est par nature « enregistreur10 ». On peut rapprocher ici le statut de l’artiste photographe à celui du comédien ou du musicien, et le statut du photographe de document à celui de l’acteur de cinéma ou encore du chef d’orchestre. Saint-Loubert Bié remet ainsi en cause la place de l’auteur définie par Walter Benjamin, faisant du photographe d’œuvres existantes une œuvre unique. Les deux ont un rapport étroit à l’appareil photographique mais diffèrent dans leur rapport à la chose enregistrée. Bien loin d’une question de style, Saint-Loubert Bié est affecté par l’avènement de la photographie à l’ère de sa reproductibilité mécanisée et élève celle-ci au rang de l’œuvre d’art. Le remplacement du référent de l’œuvre par le document atteste par l’image de son existence11 . Cette approche qui consiste à s’éloigner de l’accès à l’original pour lui préférer la monstration de son indexation (nom, titre, date, localisation, etc.), place le rapport du signe (la documentation) à son référent (l’œuvre d’art) au cœur du processus de l’artiste. Ceci s’explique par la volonté de manipuler des signes, dans le but de séparer l’œuvre de l’étiquette d’une vérité originelle. 

L’usage de ces signes fabrique de nouveaux sens. Ainsi, c’est le statut de l’art et de sa capacité à produire un sens qui se retrouve problématisé. Saint-Loubert Bié utilise le médium photographique de photographie, comme dispositif de visualisation plutôt que technique ou procédé d’obtention de l’image d’un objet-référent. Réalisant généralement des photographies à échelle réelle d’images (diapositives, illustrations, catalogues), il pousse l’analogie à son paroxysme et les confond avec leurs référents. Dans une œuvre manifeste intitulée Sans titre et réalisée en 1993, Saint-Loubert Bié présente quatre-vingts diapositives représentant des vis à taille réelle, dont le nombre croît de une à quarante, à raison d’une vis supplémentaire par image, puis décroît selon le même processus, la photographie est inscrite dans un dispositif qui relève de l’installation12 .  Neutre, ce procédé est plus proche d’une scanographie ou encore d’une photocopie, où l’objet représenté est mis à plat, et l’image obtenue dépourvue de point de vue perspectif, car elle se présente sans profondeur de champ. L’objectif est réduit à l’horizontalité du référent. La photographie atteint ici le degré zéro par sa neutralité vis à vis du référent. Elle est comme transparente. Jérôme Saint-Loubert Bié affirme que : « les originaux des six photographies reproduites dans ce travail font partie de l’exposition Film und Foto, organisée à Stuttgart en 1929. Des livres, provenant de ma bibliothèque, dans lesquels ces photographies sont reproduites ont à leur tour été photographiés, donnant lieu à ces six nouvelles images13 ». Photographier une photographie renvoie paradoxalement à l’œil et non pas à l’appareil comme dans le cas d’une image reproduite par la machine grâce à un scanner ou une photocopieuse. Dans la re-photographie, l’appareil photographique – et l’œil derrière l’objectif de l’appareil en particulier – installe un écart entre le référent et l’œil, en éliminant l’appareil médiateur et opérateur de l’image, qui se concrétise à « s’accomplir dans l’invisibilité14 ». La transparence de l’acte photographique instaure ainsi une parfaite équivalence entre la réalité et sa représentation, où le signifiant se reflète dans le signifié. Comme les photographies judiciaires, celles des œuvres dans les catalogues raisonnés se réfèrent à cette esthétique neutre et dépourvue de subjectivité. Les clichés ne sont pas de simples enregistrements, ni le produit automatique de la machine de reproduction instantanée, mais le résultat d’une machination, sans sentiment et sans émotion, dans le sens d’un ensemble de programmes et de manœuvres strictement appliqués dans un but d’archivage et donc de sélection. Le rendu de ces clichés doit répondre à des règles strictes telles que : netteté, luminosité, lisibilité, frontalité, sans écriture, sans ombre, sans rature ni déformation, sans hommes, sans retouche, etc…Il faut voir dans le geste de J. Saint-Loubert Bié, une pratique et une esthétique du document et de l’archive à travers des techniques d’enregistrement, manuelles ou mécaniques, et dans lesquelles coexistent la photographie et son double. 

Documents 

Documents, Jérôme Saint-Loubert Bié (Pratiques photographiques et stratégies appropriationnistes) est un catalogue qui comporte une sélection de projets de l’artiste allant de 1993 à 2006. Un essai de Cécile Dazord analyse sa pratique dans le contexte de l’histoire de la photographie et de l’art de l’appropriation. Le catalogue comporte aussi une contribution de l’artiste Yann Sérandour, qui vient interférer dans cet essai sous la forme de notes et commentaires. Il écrit : « délibérément reléguée en note et partageant dès lors cette fascination quelque peu « excentrique » pour les abords, ma contribution à ce catalogue n’est pas seulement seconde, mais aussi parasite, en ce qu’elle ne peut s’articuler qu’en présence d’un autre texte dans lequel elle s’immisce15 ». Les notes de Yann Sérandour s’attachent à montrer que cette fonction de parasite ne peut manquer de renvoyer le lecteur au corps du texte de Cécile Dazord ainsi qu’aux illustrations des œuvres de Jérôme Saint-Loubert Bié. Détourné de sa fonction érudite traditionnelle, le commentaire porte ici un double sens élargissant le champ de l’abîme au sein de ce document-œuvre, lieu de monstration et de rencontre entre artiste, médiateur et critique. 

[Figure 3]

Ensuite, compilée spécifiquement pour ce livre, une section, intitulée Documents, présente l’exposition des annonces, communiqués de presse et articles relatifs aux œuvres présentées dans les pages qui suivent à travers les reproductions et descriptions courtes. Les deux sections de commande de documents périphériques (de la plus ancienne à la plus récente) et la documentation des travaux classés par ordre chronologique, ouvrent un interstice pouvant accueillir des nouveaux projets. La reliure spirale qui rassemble toutes les pages du document peut éventuellement, et dans ce sens, être annulée. Assez large, elle permet l’insertion de nouvelles pages dans le futur. Ce livre semble être conçu avec la possibilité d’être mis à jour dans le temps avec les rééditions. Le rapport à Saint-Loubert Bié se montre très étroit, et sa démarche se révèle didactique. La relation entre l’art et la documentation a longtemps été le sujet central de l’enquête de l’artiste. Cette publication est une tentative d’explorer l’espace entre le dossier d’un artiste et un livre d’artiste. Ce livre-catalogue est un document élaboré pour répondre à un nouveau besoin d’information, ou à « un besoin d’information d’une autre qualité16 ». C’est en même temps un catalogue destiné à la médiation de l’œuvre de Saint-Loubert Bié, avec des textes critiques visant la compréhension et l’intégration de cette pratique au sein d’un système historique et esthétique. 

Mais c’est aussi une réalisation de l’artiste qui, par ses techniques de l’édition et du design graphique, lui permet de produire un catalogue en livre d’artiste au format hétérogène qui offre l’expérience d’une réappréciation des données de l’art en agissant directement sur celles-ci et en donnant l’occasion d’une re-conception d’une définition de l’œuvre, de l’artiste et de leur médiation. Un carton d’invitation, un catalogue, une carte postale, un plan d’accès, une coupure de presse, un communiqué, pour peu qu’ils fassent l’objet d’un écart réflexif, n’en sont pas moins porteurs d’une intention artistique, dont le caractère discret et annexe flirte avec une certaine invisibilité. Ici, l’œuvre et sa documentation, outil de légitimation et de transmission de celle-ci, se confondent l’une l’autre.

Ainsi, on peut corréler à Documents l’adjectif de poétique qui va aiguiller sa qualité vers autre chose qu’un document médiatique « témoins hors-champ17 » de l’œuvre et de l’exposition. Sa qualité devient plutôt celle d’un « objet intentionnel18 » qui témoigne d’une création intentionnelle et qui présente ainsi des relations explicites avec des faits réels appartenant au passé, à l’archive d’une structure artistique et culturelle. Ici, on rejoint l’idée d’une mémoire d’archive vivante qui, stockée, devient disponible et peut à chaque moment être consultée ou modifiée dans un devenir médiatique et historique, mais aussi dans un devenir poétique. Ainsi, c’est en « document poétique19 » qu’on doit percevoir Documents, dont la forme pose des problèmes de visibilité et de reconnaissance en raison de son format non normatif qui, sans être ni un document officiel, ni un document manifeste, possède certaines propriétés formelles et contextuelles grâce auxquelles il se met à fonctionner pour son lecteur comme un document aux propriétés intentionnelles. Le travail de Jérôme Saint-Loubert Bié reprend ce processus informatique d’une réification de la mémoire stockée et actualisée ou vivifiée. C’est une pratique qui puise ses origines dans un héritage artistique et conceptuel où les à-côtés, la périphérie – appelée aussi métaphoriquement  » témoins hors-champ « ,  » seuils  » ou  » hors-d’œuvre  » – semblent paradoxalement occuper une position centrale, jusqu’à rendre la présence de l’œuvre d’art unique et originale, un fait parmi d’autres. Ce document poétique inventé intentionnellement par l’artiste permet une traduction (translation) du mode d’immanence de ses œuvres incorporées aux formats médiatiques et véhiculées sur les supports variés de l’information, sans que cela ne détruise sa signification, mais lui donne au contraire une consistance.

Placer le référent – l’œuvre d’art – à distance en lui substituant le document photographique, qui prouve par l’image l’existence d’une réalité – son exposition – qui n’est plus, c’est aussi différer l’accès à l’original pour lui préférer la monstration de son indexation : Nom, Titre, Format, Technique, Date et Localisation qui en composent sommairement la légende. La légende devient ainsi la structure grammaticale de l’œuvre qui, en l’isolant de celle-ci, fonctionne comme une organisation autonome, rompant les liens avec le jugement, l’attribution et l’affirmation. Ce geste nie la reconstitution d’une vérité originelle,  et se concentre sur l’usage et la manipulation des signes, c’est-à-dire sur la fabrication de nouveaux sens allusifs et suggestifs. Ceci place au centre le rapport du signe – la documentation – à son référent – l’œuvre d’art –, qui par conséquent, acquiert un être propre à celle-ci. La légende et le document, comme signes, détiennent désormais les lois qui les régissent. La légende rejoint le mythe selon Roland Barthes : « le mythe ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère : il y a des limites formelles au mythe, il n’y en a pas de substantielles. Tout peut donc être un mythe ? Oui, je le crois, car l’univers est infiniment suggestif. Chaque objet du monde peut passer d’une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l’appropriation de la société, car aucune loi, naturelle ou non, n’interdit de parler des choses20 ». Les témoins hors-champ de l’œuvre représentent ce qui entoure, jouxte, encadre, prolonge immédiatement l’exposition des œuvres d’art, en renvoyant le spectateur au contexte spatial ou temporel d’exposition au cœur même de celle-ci, mais aussi dans sa proximité immédiate. L’œuvre d’art, ou du moins ce qui s’y substitue sous la forme d’un document, n’est jamais qu’un signe qui renvoie au contexte dans lequel il est inclus. 

Le relai photographique comme condition du multiple 

Three White Desks21 est une œuvre de Simon Starling. Il s’agit de trois bureaux réalisés séparément par trois artisans différents à partir du même modèle. En effet, ce sont des doubles du bureau dessiné par le peintre Francis Bacon dans les années 1930 pour Patrick White. Ce qui intéresse ici Simon Starling, ce n’est pas l’original et sa copie, mais le récit qui se rapporte à ce bureau. Un an après cet épisode d’appropriation, le mobilier retourne en Australie, Patrick White le vend et ne reste propriétaire que d’une photographie. Pour fabriquer à nouveau le mobilier, il confie à un menuisier de Sydney cette photographie quelques années plus tard. La copie ne le satisfait pas. 

[Figure 4][Figure 5]

Ce récit, qui s’apparente à une légende liée à l’objet, constitue l’œuvre de Simon Starling, réalisée quarante années plus tard. Très vite, et dans un premier temps, Starling réalise une scanographie de la photographie en question et donne le cliché à un ébéniste de Berlin, qui produit une première copie. Enfin, celle-ci est photographiée et transmise par téléphone portable à un autre ébéniste, australien, qui fabrique à son tour une nouvelle copie du bureau de Francis Bacon. Enfin, il photographie la deuxième copie et l’envoie cette fois par e-mail à un menuisier de Londres qui exécute la troisième copie. Les trois copies du bureau de Francis Bacon, qui témoignent de son activité de designer, sont exposées sur la caisse de transport utilisée par Simon Starling, étonnamment différentes les unes des autres. Ce relais de copies et d’exécutions d’après un modèle photographique, et par le déplacement et les translations d’informations, met en œuvre une pratique artistique dite allographique. Ce qui se distingue de l’autographique, en référence au fait de « faire soi-même », allographique désigne aussi la réalisation et l’exposition d’une œuvre sans la présence de l’artiste, en suivant un mode d’emploi. C’est ce qui distingue, d’après Nelson Goodman, la peinture de la musique : « Une différence notable entre la peinture et la musique est que le compositeur a fini son travail lorsqu’il a écrit la partition, même si ce sont les exécutions qui sont les produits terminaux, tandis que le peintre doit achever le tableau22 ».  Elle soulève la question de la transmission et de l’interprétation d’information, ainsi que de sa perte. Cette opération annonce que tout objet d’art est traductible en un énoncé linguistique. « Un instrument de transport déplacé par un autre instrument de transport, les motifs, chers à son art, du transfert et de l’autoréflexivité y trouvent une idéale illustration23 », constate Michel Gauthier. Il s’agit dans ce cas de forme de redondance technique, ou encore de dédoublement esthétique. Il s’agit dans cette œuvre de questionner la pertinence de la perception, et la construction d’une même image, dont le sens évolue à travers différentes interprétations, de la même façon que la multiplication des points de vue fait évoluer l’essence de la figure originale en prenant en compte les manques et les pertes. En effet, l’interprétation sémiotique et multiple d’un référent problématise l’unicité de l’œuvre. 

Pour conclure, le face-à-face de l’objectif de l’appareil avec un document photographique imprimé crée une image à la puissance image. Un face-à-face photographique – comme deux miroirs face à face – instaure un mode d’existence particulier. La photographie se rapproche d’une « parole au même titre qu’un article de journal24 », au même titre que les photographies d’identité dans ce qu’elles signifient. D’après Anne Bénichou, « le statut de ces documents est toutefois complexe, car les artistes les considèrent parfois comme des œuvres à part entière ou les recyclent en matériaux artistiques pour des œuvres ultérieures. On assiste à une confusion volontaire de la documentation et de l’œuvre25 ». 

Le multiple interroge les lectures possibles du visuel et des limites de l’interprétation et de la reproduction. Cette problématique de la vérité renvoie à son tour à la notion de transmission comme un passage relai d’un milieu vers un autre en prenant compte de la perte que celle-ci engendre dans la conduite de l’information. Ces pratiques particulières du multiple questionnent enfin notre rapport à la réception et à la création des œuvres dans un milieu peuplé d’images qui se réfèrent à d’autres images, laissant hors champ la présence physique aux choses dans l’espace réel. 

Citer cet article

Farah Khelil, « Le document à l’épreuve de l’exposition, entre pratiques appropriationnistes et allographiques   », [Plastik] : De multiples à multiple #12 [en ligne], mis en ligne le 26 juin 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/06/26/le-document-a-lepreuve-de-lexposition-entre-pratiques-appropriationnistes-et-allographiques/

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