L’artothèque W ouvre un champ d’expérimentation pour la production d’œuvres multiples
Ana Braga et Céline Notheaux
Nr 12 . 26 juin 2023
Table des matières
L’Artothèque W
L’artothèque W est un projet en cours développé par le collectif W1 qui s’est déroulé à ce jour en deux volets : le premier en résidence de recherche et de création “en territoire” à la supérette – maison des arts, centre d’art contemporain de Malakoff, du 2 juillet 2020 au 2 février 2021, et le second dans le cadre d’un partenariat avec le bailleur social 3F et la mairie de Gennevilliers dans le quartier de la Cité Rouge, du 8 octobre 2021 au 5 février 2022.
Le collectif W a pensé l’artothèque comme un dispositif d’expérimentation et comme le support de sa recherche et création. Ce projet permet de mener des réflexions sur plusieurs axes : le circuit de diffusion de l’art, les conditions de l’activité artistique, la valeur de l’œuvre et celle du travail artistique, sa réception par les publics, les modalités d’exposition ainsi que la logistique et le stockage. Alliant recherche, diffusion, conservation, médiation, économie, l’artothèque W entend réfléchir au renouvellement des conditions d’exposition et de réception des œuvres, en y incluant notamment l’élaboration et la production d’œuvres multiples.
[Figure 1]
Des multiples à l’artothèque
Nous avons constaté que le multiple comme pratique artistique et l’artothèque comme média de création et de médiation ont en commun des valeurs de partage, d’accessibilité et de démocratisation de l’art. Les artothèques et les œuvres multiples proposent des modalités de circulation spécifiques, qu’il s’agisse des conditions de diffusion des œuvres proposées au prêt, ou de la relative ubiquité des œuvres multiples. La question du public destinataire et des modes de réception est à la base des projets d’artothèque ou de création de multiple. Dans le cadre de prêts, les œuvres sont mises en situation dans des contextes domestiques impliquant des contraintes pouvant évoluer. Il est sans doute plus facile de nouer une relation intime à une œuvre dans ce contexte-là que dans celui d’une présentation publique dans un musée ou une galerie. La réception d’une œuvre multiple fonctionnerait-elle de la même manière que celle d’une œuvre unique ?
Les collections des volets 1 et 2 de l’artothèque W proposaient une majorité d’œuvres uniques, pour une part nettement inférieure d’œuvres multiples. Cependant certaines de ces œuvres multiples ont engendré des questionnements, qui ont en partie permis au collectif de nourrir son désir d’édition d’œuvre multiple. Lors du volet 1 de l’artothèque W à Malakoff, plusieurs œuvres multiples, alors mises en situation de prêt, se sont révélées en réalité peu adaptées à celui-ci. On trouvait au catalogue une carte postale d’Ana Braga intitulée, Aux enfants de Vouveuvé (2017) tirée en 500 exemplaires. Cet objet avait une valeur d’assurance de 1 euro. La personne qui souhaitait l’emprunter se la voyait finalement offrir au moment de la rédaction du contrat de prêt. Ce geste de don avait d’abord été pensé lors de l’élaboration de la pièce pour l’exposition les Entrées Extraordinaires III.
On trouvait également la sérigraphie La clef (2016) de Céline Notheaux, réalisée avec une encre acrylique sur un papier couché effet miroir, dont l’image constitue une surface fragile, sa manipulation engendrant des frottements ou rayures qui dévoilent davantage le fond miroir de l’œuvre. Par usure, le motif de clef initialement laissé en épargne pouvait devenir une autre forme et laisser plus d’espace au reflet flou du regardeur. Cette sérigraphie était faite pour évoluer ; l’œil du regardeur passant de la clef à son propre reflet. Dans le cadre de l’artothèque, La clef présentée sous verre perdait son ambition.
C’est une pièce qui doit être attachée personnellement à quelqu’un pour pouvoir être activée par son usure, La clef n’est de fait pas adaptée à une diffusion en artothèque. Tout comme Aux enfants de Vouveuvé cherchait son collectionneur et possesseur à travers le dispositif d’artothèque, La clef elle non plus ne convenait pas à une diffusion avec remise en circulation.
[Figure 2][Figure 3]
À travers ces deux exemples, on voit que les artistes plus ou moins naïvement se sont emparés du dispositif artothèque pour permettre la diffusion, au sens de l’écoulement de leurs stocks de multiples. On peut considérer qu’il s’agit d’un détournement de la fonction de l’artothèque, qui a pour vocation la diffusion d’œuvre via la location, pas le don ni la vente. L’on constate que, malgré ce que l’on pourrait croire, tous les multiples ne sont pas adaptés aux artothèques, comme il paraissait évident que toutes les œuvres uniques, en raison de leur volume, poids, ou fragilité, ne le seraient pas.
Vers des multiples hybrides
Les artothèques françaises ont pour habitude d’accueillir des multiples, cela s’explique notamment par un soutien financier du Ministère de la Culture à une quinzaine de ces structures naissantes, pour l’acquisition de fonds d’œuvres originales multiples entre 1982 et 1986. Les multiples sont souvent considérés comme plus accessibles car moins coûteux et souvent plus légers, moins encombrants que des œuvres uniques (plutôt collectionnées à l’époque par les FRAC). L’idée de multiple a été résurgente dans la réflexion de l’artothèque W, comme possibilité de penser différemment et démocratiquement la diffusion de l’art. La question s’est alors posée de l’élaboration d’un objet multiple dans le contexte d’une artothèque où les œuvres empruntées ont la particularité de rejoindre des espaces domestiques, publics et/ou institutionnels à travers un périmètre géographique défini et peuvent atteindre via leur emprunteur·euse·s d’autres publics (les ami·e·s, la famille, les collaborateur·trice·s, des élèves, les visiteur·euse·s de passage…). En apportant l’art hors des réseaux institutionnels, l’artothèque permet la diffusion des œuvres dans un cercle plus large. Cela crée des situations quotidiennes de mise en relation des œuvres avec leurs publics. Ce contexte permet à l’activité de réflexion, contemplative ou dialogique attachée à la fréquentation des œuvres, de se déployer dans une temporalité privilégiée, car souvent plus longue que celle de la visite au musée. Par ailleurs et dans un contexte de production, les œuvres multiples ont souvent un prix de vente moins élevé que des œuvres uniques, tout en étant aussi des œuvres originales. « En effet, en matière d’art (mais aussi de design avec le design d’édition), l’œuvre originale peut exister en plusieurs exemplaires, généralement numérotés et signés de l’auteur ; aucun exemplaire n’est unique, mais chaque exemplaire est l’œuvre, tous étant identiques, ce qui permet d’en vendre plusieurs. Cette pratique a été consacrée par un texte fiscal, l’article 98A du code général des impôts (CGI), et encadrée par le code de la propriété intellectuelle (CPI)2 ».
On entend par œuvres multiples, des œuvres qui négocient de manières diverses leurs rapports à l’unicité et à l’authenticité, au sens où Walter Benjamin le pense. « C’est précisément parce que l’authenticité n’est pas reproductible que le développement intensif de certains procédés techniques de reproductions a permis d’établir des différences et des degrés dans l’authenticité elle-même. À cet égard, le commerce d’art a joué un rôle important. Celui-ci avait un intérêt immédiat à pouvoir distinguer différents tirages d’une planche, avant et après la lettre, différents tirages d’une gravure, etc…3 ».
On a donc sur le marché des reproductions qui paraissent en tous points identiques, des objets de fabrication industrielle – par exemple en édition limitée mais non numérotée, ou numérotée et illimitée, comme l’Abitacolo (1971) de Bruno Munari. C’est ainsi le cas du mobilier design, son statut oscillant entre l’œuvre d’art et l’objet de consommation.
Il y a les multiples que nous appellerons à variations ; les œuvres en plusieurs exemplaires bien souvent ne manquent pas d’unicité. L’œil averti saura distinguer des variations sur les différents exemplaires d’une sérigraphie ou d’un moulage, pour peu qu’ils ne relèvent pas d’une production industrielle. Dans certains cas les variations sont recherchées, comme dans la pièce DADA consonnes voyelles (2012) de François Curlet. On peut observer une certaine tendance du marché de l’art et des artistes, à vouloir faire des multiples des œuvres authentiques, presque uniques, ainsi facilement identifiables. À titre d’exemple la pratique de la numérotation des épreuves identifie clairement une pièce au sein de son ensemble, bien plus qu’une pièce non numérotée au sein d’un tirage limité ou illimité4.
On remarque des artistes qui ajoutent un procédé manuel à un procédé de reproduction ; pour Phalanges et syllabes (2008), Étienne Pressager ajoute le contour de sa main au crayon rouge sur une impression pigmentaire faisant apparaître des variations dans cette œuvre multiple. Ou encore, ce sont les outils dédiés à la reproduction qui sont utilisés directement pour obtenir des différences.Dans son livre Daphne tiré à 1000 exemplaires, Sigmar Polke a recours à la reproduction photomécanique : à chaque tirage, il laisse une marge à la déformation, à la distorsion de la reproduction photocopiée.
Par un effet d’inversion, on trouve aussi des œuvres dites multiples en 1 exemplaire. Sur le site internet de la galerie Gilles Drouault, dans l’onglet “multiple”, était mise à la vente, « Occidental, 2018, sérigraphie, 100 x 70 cm, édition de 1 exemplaire5 » une série de 26 sérigraphies de Neïl Beloufa, possédant chacune sa page internet. Pourquoi continuer de parler de multiple pour une édition en 1 exemplaire ? On frôle le paradoxe et pourtant, en voyant les œuvres, l’on comprend pourquoi l’on reste dans l’idée de multiple. C’est que la variation comme méthode souvent utilisée dans la pratique du multiple, n’est pas si loin de la variation, méthode de travail largement répandue dans le champ de production des œuvres uniques. Pour le volet 2 de l’artothèque W, a été pensée une affiche de communication à coller dans le quartier, qui relevait de cette catégorie floue des œuvres multiples porteuses d’unicité et n’était pas si éloignée de la série des Occidental. Les informations pratiques, sous forme de grille textuelle, avaient été imprimées sur des fragments d’affiches publicitaires de métro récupérées pour l’occasion. Chacun des 38 exemplaires était d’une certaine manière unique et destiné à l’espace public.
[Figure 4]
On peut dénombrer un grand nombre de ces œuvres qui sont multiples et uniques à différents degrés. Ici, il ne s’agit pas d’être exhaustif ni d’en faire l’exégèse dans une démarche historique. Force est de constater que ces objets multiples hybrides existent, qu’ils pourraient représenter une catégorie à part et qu’ils nous intéressent pour l’adresse spécifique qu’ils proposent aux spectateurs.
De l’objet participatif à l’expérience unique
Quelles seraient alors, les spécificités d’un objet multiple hybride à produire et expérimenter dans le contexte si particulier d’une artothèque ? Comment rendre l’expérience de l’emprunt d’un objet multiple plus inclusive pour les emprunteur.euses ?
Nous avons vu que les œuvres d’une artothèque, même si elles sont participatives, ou relèvent de protocoles, doivent pouvoir être remises en circulation. Se pose alors la question de l’usure, pour les objets ayant une valeur d’usage. Faut-il jouer avec le set de 9 cubes, XX XY (2011) de Lawrence Weiner ou le Jeu de cartes flux(us) (1963-1966) de George Brecht, au risque d’abîmer l’un ou de corner l’autre ? Comment manipuler les œuvres qui sont faites pour être tenues en main ? Faut-il porter le T-Shirt Ambigious Sex (2013)de Henrik Olesen, quitte à le déformer ? Et qu’en est-il des œuvres consommables ? Faut-il gratter les allumettes de la Total art match-box (1965) de Ben Vautier, ou goûter Parcours intestinal (2007) de Marie Sochor sous prétexte qu’il s’agit d’une édition comestible sur feuille azyme et encre alimentaire ? Peut-on résister à érafler du bout de l’ongle la surface dorée appliquée à l’encre grattable de la sérigraphie Or (2009) de Thierry Boutonnier, pour vérifier qu’elle ne recouvre pas autre chose ?
Des objets ayant une valeur d’usage, à ceux réalisés dans et avec des matériaux consommables, jusqu’à ceux qui excitent le désir d’intervention, on comprend que la dimension participative propose de nombreuses modalités d’interactions, où l’intégrité de l’œuvre en tant qu’objet de collection est mise à rude épreuve.
La dimension participative d’une œuvre peut être incluse dans son élaboration, elle peut être l’une des modalités de son activation. Il existe des œuvres à monter, à fabriquer, à terminer. Les œuvres de Benjamin Sabatier prennent souvent en compte le spectateur. Lors de la Biennale de Paris de 2006, est édité en 100 exemplaires, le KIT IBK – DIY 1361, composé d’une boîte en carton, d’un manuel de montage, d’un marteau, de clous et d’un patron. Il s’agit de réaliser une image constituée de clous plantés au mur à partir d’un guide de montage, les outils étant fournis et parties intégrantes de l’œuvre. « Le spectateur peut ainsi dire “moi aussi je peux le faire” et il aura tout à fait raison. C’est une façon de mettre l’art à la portée, du moins matériellement parlant, de chacun6 »
On pense aussi à Autoprogettazione d’Enzo Mari, qui engage ceux qui décident d’y participer, en mettant à leur disposition des plans de construction de mobilier (chaises, tables, lits, etc.) facilement réalisables à partir de planches et de matériel de bricolage. En mettant de côté l’industrie du meuble et de sa distribution, Autoprogettazione permet une relation plus directe entre le créateur et le consommateur.
L’artiste peut révéler son engagement dans le décentrement de l’autorité, en déléguant une partie du processus de décision artistique aux spectateurs. Charlotte Posenenske conçoit, entre 1966 et 1968, six nouvelles séries de sculptures au tirage illimité, réalisées à partir de matériaux peu coûteux7.
Ces éléments modulaires ont une géométrie minimale pouvant varier de taille, de forme et de complexité, car, en fonction de la quantité des pièces assemblées, déplacées et combinées, elles peuvent prendre des proportions monumentales.
Le collectif W à déjà eu l’occasion d’expérimenter l’élaboration d’objets multiples hybrides. Lors du confinement du printemps 2020, les libertés et activités liées aux pratiques culturelles étant empêchées, le collectif W a pensé une exposition reproductible intitulée Ubiquitaire8. Chacun des 11 artistes invité·e·s devait proposer une œuvre qu’il et elles sauraient reproduite par les autres artistes. On trouvait des protocoles, un kit de construction pour une sculpture, une énigme, des photographies (elles-mêmes reproductions à reproduire), une vidéo d’action, qui étaient autant de manières d’inclure le spectateur et de lui laisser une part de liberté dans le processus de reproduction de l’œuvre. Dans un second temps, chacun des 11 artistes montait l’exposition chez lui pour le vernissage en ligne et en faisait la visite guidée en direct – par la suite les œuvres reproductibles furent mises en ligne pour que tout un chacun s’en saisisse-. Le soir du vernissage, 11 propositions reproductibles étaient présentées dans 11 lieux ; ainsi 11 accrochages donnaient à voir un total de 110 ré-interprétations. Les expositions prirent des allures différentes en fonction des moyens de productions des artistes ; les œuvres reproduites apparaissaient vidéo-projetées dans les jardins, installées dans les arrière-cours, en miniature sur les rebords de fenêtres et tablettes d’étagères, elles devenaient monumentales dans un texte d’exposition fictif, la dimension expérimentale du montage se donnait à voir dans une publication numérique, etc…
[Figure 5][Figure 6]À travers ces différents exemples de projets ou d’œuvres où le spectateur a une part active, se met en place un partage de l’auctorialité. L’artiste laisse une part de l’élaboration matérielle et/ou conceptuelle de l’œuvre au bon vouloir de celui ou celle qui la réceptionne. Cette manière de procéder, dans le cadre d’une production d’œuvre multiple, ajoute encore une dose d’unicité, d’authenticité aux différents exemplaires. Cette œuvre multiple serait d’autant plus unique que JE l’aurais montée, fabriquée, activée… Dans le contexte d’une artothèque, c’est l’expérience singulière qu’en ferait l’emprunteur·euse qui rendrait une œuvre unique.
Dans le cadre de la recherche du collectif W, il s’agit de penser des modalités de médiation à mettre en place entre l’artothèque et ses membres, entre les œuvres et leurs emprunteur·euse·s afin que le dialogue fonctionne, que les retours d’expériences et échanges puissent avoir lieu.
L’emprunteur·eus·e pourrait donc finir d’élaborer l’œuvre, la fabriquer, mais aussi l’user en influant sur sa durée de vie, voire la modifier par l’usage qu’il ou elle en ferait, tout cela ayant lieu dans l’intimité de son espace domestique. Il faudrait s’assurer que l’expérience vécue par l’emprunteur·euse puisse être partagée, mise à la connaissance du collectif. Cela pourrait s’opérer par un dispositif qui ferait partie intégrante de l’œuvre multiple en tant que telle.
Lors des volets 1 et 2 de l’artothèque W, des multiples imprimés ont été édités. Il y avait les fiches-œuvres du catalogue des œuvres, qui a été édité à 10 exemplaires lors du volet 1. Cette édition contribuait fortement au fonctionnement de l’artothèque, puisque c’était la seule manière d’avoir une vue d’ensemble de la collection pour ainsi dire déballée. Lors du volet 2, il existait un catalogue en ligne sous forme de tableur, les nouvelles fiches- œuvres furent imprimées sur papier mauve et en 2 exemplaires. Nous avons pu constater à quel point la manipulation de ces fiches-œuvres pouvait faciliter et orienter des emprunts. Les fiches-œuvres contenaient en plus de la fiche d’identité de l’œuvre, un court texte explicatif sur la pratique de l’artiste et sur l’œuvre en particulier ainsi qu’un encart “notes”, qui permettaient aux emprunteur·euse·s qui le souhaitaient de nous laisser un commentaire. Par ailleurs, il était stipulé dans le contrat de prêt que les emprunteur·euse·s s’engageraient à fournir au collectif des images des œuvres installées à leur domicile, cela afin de nourrir l’archive en cours du projet, matière à exploiter dans le cadre de notre recherche spéculative autour du multiple. Le prêt d’œuvre est déjà une modalité de médiation en soi, l’artothèque en tant que média va mettre en relation deux individus au minimum, qui vont, autour d’un contrat de prêt, déployer une médiation de manière relationnelle directe et en présence. Le moment du retour de l’œuvre est un moment de médiation privilégiée puisque l’emprunteur·euse a beaucoup à dire de son rapport à l’œuvre, après avoir passé plusieurs mois en sa compagnie. Avoir accès à ce retour d’expérience est extrêmement enrichissant pour les artistes du collectif. Cependant, ces modalités de médiation nécessitent-elles la présence d’un humain, d’un témoignage ou d’un récit ? Pourraient-elles être intégrées formellement dans l’objet multiple ?
[Figure 7][Figure 8]
Dans le cadre de notre recherche sur la production d’un multiple, nous voudrions élaborer une œuvre qui déplace le geste d’emprunt, afin qu’il se situe au-delà d’une démarche de consommateur·ice ou de spectateur·ice. Quel serait cet objet multiple qui permettrait aux emprunteur·euse·s de vivre une expérience qui leur serait particulière ?
Une création collective
La pratique spéculative du collectif W, s’attache donc à définir ce multiple en cours d’élaboration, dans le contexte d’une production collective.
Comment encadrer cette création collective ? Quelles seraient les contraintes à élaborer pour cette recherche et production ? Est-ce que chacun·e des 9 artistes produirait une œuvre multiple à rassembler dans un contenant unique comme la Flux Year Box 2 (1968). Georges Maciunas l’avait pensée comme une anthologie permettant de créer en commun. « Fluxus n’est pas l’impresario d’un individu et, si chacun n’aide pas collectivement les autres à promouvoir chacun, le collectif perdra son identité de collectif et redeviendra un agrégat de personnes qui devront toutes alors être poussées individuellement9 ». Cette boîte peut être vue comme une réponse de Fluxus à la question : Pourquoi signer un objet collectivement ? Les questionnements autour de la thématique de la co-création ou création collective nous intéressent et sont sans cesse réactualisés dans chacun des projets du collectif W. Comment travailler ensemble ? Qu’est-ce qui différencie le travail réalisé en collectif de celui réalisé à titre personnel ? Faut-il un prétexte pour travailler collectivement, ou est-ce une nécessité ?
Ce contenant pourrait être pensé par l’un des membres du collectif puis livré aux autres, ou bien élaboré collectivement, imposant un certain nombre de contraintes spatiales. Il s’agirait d’organiser une sorte d’exposition miniature, à la manière dont Marcel Duchamp organise un accrochage de reproductions de ses œuvres dans la Boîte-en-valise, le contenant se présentant comme un dispositif de diffusion dans le temps, ainsi que de conservation et de collection. On retrouve un dessein similaire à une échelle plus massive avec Le Block Beuys qui comprend 290 œuvres multiples de 1949 à 1972,installées dans des vitrines. Pour Joseph Beuys, le multiple est à la fois une œuvre reproduite en plusieurs exemplaires et un “véhicule” contenant des idées implicites, destinées à être partagées avec le plus grand nombre. Ce qui n’est pas sans rappeler les initiatives d’artothèques itinérantes comme l’artobus du FRAC – Artothèque du Limousin ou l’Artothèque Mutuum en Aquitaine, allant à la rencontre de son public en proposant à la location un ensemble d’œuvres, pensé comme une exposition incluant un dispositif de médiation sous forme d’actions éducatives.
On pourrait alors observer avec intérêt les porosités, les continuités tissées entre les pièces et les pratiques des 9 artistes. Au-delà des intérêts esthétiques qui sont propres à leurs pratiques individuelles, un des axes de recherche de ce projet reste la réception des œuvres et de fait, la position du, de la spectateur·rice. Peut-on penser des œuvres qui dépassent la pulsion scopique, pour être par exemple expérimentées ? Comment donner l’opportunité aux spectateur·rice·s de s’emparer de ces œuvres ? Pourrait-on imaginer des protocoles ou formes ludiques qui permettent par exemple différentes combinaisons ? Les catalogues, sortes d’expositions de multiples dans l’exposition, imaginés par Lucy Lippard en tant que commissaire de quatre expositions conceptuelles à travers les USA entre 1969 et 197410. Il s’agissait d’enveloppes contenant des facs-similés de fiches volantes, de notes, de la documentation, et des œuvres conceptuelles de chaque artiste, à réorganiser, classer ou égarer.
Cet objet conçu collectivement serait de fait une œuvre partagée, qui serait à interpréter autant par ses créateur·ice·s que par ses emprunteur·euse·s devenu·e·s alors actives et actifs. Ces questionnements interagissent aussi avec les recherches personnelles de chacun·e·s, qu’elles soient théoriques ou esthétiques. À travers les dissonances et assonances des questionnements partagés ainsi mis en résonance, le propos de la recherche est aussi de faire émerger une cacophonie fertile, celle de nos conversations, de nos intérêts renouvelés. La pratique collective est portée par l’expérimentation d’un langage émancipé des limites et conditionnements propres aux sensibilités individuelles. Il faudrait que les pièces soient suffisamment ouvertes, pour que chacun·e y entre, et suffisamment resserrées, pour que le propos conceptuel ou esthétique ne s’évente pas. Des dispositifs de médiations (modes d’emploi, notices, protocoles…) pourraient être inclus dans les œuvres elles-mêmes. L’expression d’œuvre à partition pourrait convenir à notre ambition dans le sens où la notion de partage et d’interprétation (et non d’exécution !) y sont concomitantes. Il s’agirait d’un multiple non fini, éventuellement matériellement inachevé, susceptible d’assumer des connexions variables et des réponses imprévisibles, par sa façon-même de structurer ses rapports avec les emprunteur·euse·s, et cela dans l’intention d’inventer des modes de relations alternatives et plus collaboratives.
[Figure 9]Les ensembles de multiples peuvent faire rétrospective, exposition, projet, début de collection de multiples, artothèque. Comme on le voit dans les exemples précédents, il s’agit tantôt de conserver, montrer, diffuser, créer, donner à voir la recherche, partager… Ce sont autant de thématiques que nous abordons dans nos “recherches actions” du projet d’artothèque W. Cette recherche que l’on déploie afin d’élaborer et de produire ce multiple, cet objet projectif, in progress, support de notre recherche, pourrait alors d’une manière tautologique être un multiple “véhicule”. C’est à dire une collection de multiples ou une artothèque dans l’artothèque.
[Figure 10]
Citer cet article
Ana Braga et Céline Notheaux, « L’artothèque W ouvre un champ d’expérimentation pour la production d’œuvres multiples », [Plastik] : De multiples à multiple #12 [en ligne], mis en ligne le 26 juin 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/06/26/lartotheque-w-ouvre-un-champ-dexperimentation-pour-la-production-doeuvres-multiples/