Design et résonance du monde
Catherine Chomarat-Ruiz
Nr 13 . 21 décembre 2023
Table des matières
Un souvenir de lecture
« Et si la consistance du monde ne nous était pas donnée ? » : telle une adresse, la question posée suscite un récent souvenir de lecture. Dans Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Hartmut Rosa interroge le devenir du système capitaliste et de notre monde en citant ce passage de Karl Marx : « tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée1 ». Une fois transposée du XIXe siècle à nos jours, cette citation fournit quelques pistes pour répondre à la question qui nous est adressée. Elle indique que la « consistance » du monde — composée des ingrédients que sont l’organisation de la famille, du travail, et plus largement des relations sociales — nous fut jadis donnée, pour nous être désormais retirée. De fait, le fondement patriarcal et hétérosexuel de la famille dite « nucléaire » a été remis en question, l’évolution des emplois vers le tertiaire s’est heurtée au chômage des uns et à des emplois dépourvus de sens pour d’autres2, et l’emprise des réseaux sociaux semble avoir réalisé la prophétie de Jean-François Lyotard : nous sommes désormais « seuls, ensemble », énonçait-il à l’occasion de l’exposition Les Immatériaux3.
La transposition du constat de Karl Marx à notre « modernité tardive », pour reprendre les termes d’Hartmut Rosa, suggère par conséquent que le « don » de la consistance du monde est historique, découle d’une construction sociale inhérente à chaque grande période traversée par nos sociétés occidentales et les crises qui ponctuent ces dernières. Après la rupture surgissant entre le XVIIIe siècle et l’essor de la révolution industrielle contemporaine de Karl Marx, adviendrait la rupture de la révolution numérique propre à notre époque.
En adoptant ces linéaments de réponse à la question proposée, nous pourrions donc poursuivre en nous appropriant l’idée, chère à notre représentant de l’École de Francfort, que cette perte de consistance du monde entraîne une forme particulière d’« aliénation4 ». S’ajoutant à une organisation industrielle du travail où l’homme ne peut plus se reconnaître en tant qu’homo faber (Karl Marx), à une vie urbaine d’un citadin stimulé à outrance jusqu’à en être blasé (Georg Simmel), au désenchantement du monde (Max Weber), et à vie devenue chaotique, synonyme d’anomie (Auguste Comte), c’est l’accélération généralisée de nos sociétés, exigeant de produire, d’agir, de vivre toujours plus vite, qui entraîne une forme mondialisée d’aliénation spécifique à notre époque et rend le monde indisponible, sourd, dans la mesure où il ne nous parle plus.
Néanmoins, dans le cadre institutionnel qui est le nôtre — l’Institut de recherche ACTE, l’École des arts de la Sorbonne —nous pourrions également nous focaliser sur les remèdes que ce sociologue envisage. Loin de céder à l’élan de la collapsologie, ou de faire l’éloge du « slow », il s’agit de comprendre comment notre modernité tardive tente aussi d’entrer en « résonance » avec le monde, de (re)trouver une relation qui, riche de sens et d’expériences, nous fasse accéder à la « vie bonne5 ». Car, au rang de ces tentatives, notre penseur place l’art (la littérature et la musique) et nous pourrions peut-être ajouter d’autres arts dits « plastiques » et le design.
Mais est-ce si sûr ? Cette proposition engage un difficile examen. Si l’art semble légitime à « faire résonner » le monde — nous toucher, nous émouvoir, faire vibrer à nouveau la corde qui nous relie à nos semblables et à notre environnement tout autant social que naturel —, le design paraît plutôt se faire complice de cette accélération généralisée et de l’aliénation qui en découle. Son émergence étant contemporaine de la révolution industrielle européenne, il accompagne l’essor du système capitaliste de production et le marché du XIXe siècle à nos jours. En prenant la question posée au sérieux, c’est-à-dire en partant de cet effacement supposé de la « consistance » du monde et de ses causes, nous nous proposons d’éclairer en quoi l’art témoigne de l’aliénation et de la résonance de notre relation au monde, d’une part, et d’esquisser dans quelle mesure — en quel sens et à quelles conditions — le design pourrait lui aussi s’attacher à une telle résonance, d’autre part.
Arts, aliénation et résonance
Les exemples pris par Hartmut Rosa portent sur la littérature — poésie, théâtre, roman — et la musique. Parmi les textes qui traduisent l’aliénation, notre sociologue cite, dans Rendre le monde indisponible, Friedrich von Schiller, pour Les Dieux de la Grèce (1788) — poème qui suggère que les dieux grecs étaient indisponibles mais loquaces alors qu’ils sont devenus disponibles mais muets, le monde n’étant dès lors plus qu’une « carcasse hideuse au souffle glacé6 » — ; Samuel Beckett, dans la mesure où Fin de partie (1957) met en scène des hommes qui, entravés dans leurs mouvements, sont devenus incapables de prendre place dans un monde dévasté, apocalyptique ; Albert Camus, pour Le Mythe de Sisyphe (1942) qui compte de l’hostilité, de la haine, du sentiment de l’absurde devant un monde devenu inintelligible7. Dans Résonance, Hartmut Rosa ajoute à ces premières références Johann Wolfgang von Goethe, Franz Kafka, puis Robert Musil, Jean-Paul Sartre, etc. autant dire une bonne partie des romans du XXe siècle8.
Il se réfère aussi à des témoignages qui, tel celui de l’écrivain Lutz Seiler à propos de sa lecture de Georg Trakl, déclare : « J’avais recopié les textes à la machine, je les ai toujours chez moi, feuilles volantes dans un classeur […] Ma rencontre avec les poèmes de Georg Trakl fut un événement si considérable qu’au départ je l’ai à peine compris. J’ai passé deux nuits quasiment sans dormir, à lire tout ce que la bibliothèque de l’Institut contenait au sujet de ce pharmacien militaire morphinomane et mangeur d’opium. Pourtant j’aurais été incapable de dire ce qui dans ces poèmes produisait sur moi un effet aussi immédiat […] je n’avais guère d’expérience de lecture, aucune instruction, aucun « bagage » culturel, je venais du bâtiment (titulaire du baccalauréat j’avais suivi une formation d’ouvrier maçon au cours de technique du bâtiment, de génie et de statique, et j’avais commencé seulement à lire un an plus tôt, à l’armée). Trakl m’a totalement envouté9 ».
Toujours dans Résonance, et pour ce qui concerne l’aliénation traduite en musique, Hartmut Rosa analyse notamment des productions inhérentes à la période qui s’étend de la fin des années 60 aux années 70. Il s’agit de groupes de musique Pop tels que Pink Flyod (The Wall), Tears for fears (Mad World), Supertramp (School), entre autres exemples10. Il se réfère aussi, pour un autre répertoire musical, au Voyage en hiver de Franz Schubert11.
En matière de résonance, dans Aliénation et accélération, Hartmut Rosa se réfère au poète Joseph Freiherr, quand ce dernier écrit : « Un chant sommeille en toute chose, qui ne cesse de rêver, et le monde se met à chanter, il suffit que tu trouves le mot magique12 ». Il prend aussi appui, cette fois-ci dans Résonance, sur un passage où le philosophe canadien Charles Taylor cite Fil d’or de Bede Griffiths pour illustrer les expériences de « plénitude » et d’«harmonie » reliant l’être humain et le paysage13.
Pour la musique, notre sociologue se réfère par exemple à l’interprète Igor Levit, qui déclare n’éprouver aucun ennui à jouer encore et encore la Sonate au Clair de Lune de Chopin car, dit-il : « Plus je joue une sonate fréquemment, plus je la travaille, moins je la comprends, plus elle s’éloigne de moi, plus elle me rend heureux et plus j’ai envie de la jouer souvent […] J’aimerais ne jamais dire : « Ça, je l’ai compris, au suivant s’il vous plaît ». Le but, c’est : j’aimerais toujours revenir au commencement14 ».
Pour l’aliénation et le recul du monde, tout comme pour la résonance de ce même monde, nous pouvons étendre le propos d’Hartmut Rosa à d’autres arts. Bien des noms pourraient être cités. Parmi ceux dont nous avons pu voir ou revoir l’œuvre à la faveur d’une exposition récente, nous pensons au sculpteur américano-japonais Isamu Noguchi. La rétrospective qui s’est tenue au Museum Ludwig de Cologne15, du 26 mars au 31 juillet 2022, rappelait qu’il voulait se faire interner dans un des camps américains qui, en 1942, avaient suivi l’attaque de Pearl Harbor : elle montrait les plans remaniés grâce auxquels Isamu Noguchi espérait améliorer le sort des prisonniers. De même, cette exposition monographique rappelait que ce designer de lampes et aménageur d’aires de jeux avait aussi projeté une sculpture intitulée Sculpture to be Seen from Mars, Memorial To Man (1947). Dans ces deux cas de figure, ce sont l’architecture et la sculpture qui témoignent de l’aliénation.
Nous pouvons sans doute étendre le propos à nombre d’artistes rangés sous l’étiquette « Land art », à commencer par Robert Smithson qui, dans Un musée au voisinage de l’art, décrit les banlieues du New Jersey, comme un « abîme circulaire entre ville et campagne, un lieu où les constructions semblent s’évaporer, se perdre dans une confusion tentaculaire ou dans l’oubli », une « immense entité négative et amorphe16 ». En s’inspirant du 4ème principe de la thermodynamique, il retravaille le concept « d’entropie » pour penser les paysages post-industriels17. Il se trouve que des photographies de Dan Graham ont accompagné ce texte, explicitant cette nausée urbaine et paysagère, cette banlieue synonyme de retrait du monde.
Pour la résonance, et pour rester dans le champ du Land Art, nous pourrions nous référer aux œuvres immersives et lumineuses de James Turrell, telles qu’on pouvait les voir au musée Buda de Baden-Baden, du 9 juin au 28 octobre 2018, lors de l’exposition intitulée La Substance de la lumière. On peut encore voir Disque d’accrétion, au sous-sol du musée. Le terme désigne le disque composé de gaz et de poussière stellaire tournant autour d’une étoile récemment créée. Nous pourrions aussi en appeler aux Skyspaces, dont on peut expérimenter les effets visuels et sonores (le silence en fait) au Museum Voorlinden, non loin de La Haye, au Pays-Bas.
Ces arts et ces œuvres « traduisent », c’est-à-dire expriment de façon plus sensible que l’analyse sociologique ne peut le faire, et dans un média qui n’est pas toujours une langue, ce que sont l’aliénation due à l’accélération, le monde devenu ou en passe de devenir indisponible, et enfin la résonance.
Ils suggèrent que, fondamentalement, nous sommes des « êtres au monde » — l’expression de Maurice Merleau-Ponty est reprise par Hartmut Rosa18 —, des êtres de relations. Ils témoignent du fait que ce qui nous est « donné », c’est-à-dire socialement construit, c’est la relation entre nous (des sujets humains) et le monde (nos semblables, les non-humains, et l’ensemble de ce que nous avons créé et produit : les artefacts). Ils donnent à ressentir et à penser qu’aucune tonalité, qu’aucune « consistance » particulière (positive ou pas), n’est irrémédiablement affectée à cette relation avec le monde ainsi définie. D’où le fait que cette relation peut être aliénée par l’accélération socialement induite (le monde se retire à force d’avoir été rendu disponible, ou nous nous retirons en nous fermant à la relation) et restaurée en sa résonance (dès que de nouveau le monde vibre, nous parle), notamment grâce à l’art.
Mais pouvons-nous en dire autant du design ?
Design, aliénation et résonance
Le design paraît plutôt se faire complice de l’accélération généralisée inhérente à notre modernité tardive et de l’aliénation qui en découle. Son émergence, contemporaine de la révolution industrielle européenne, accompagne l’essor du système capitaliste en produisant, en série et de façon rapide, des biens de mauvaise qualité, et en détruisant l’environnement, comme le soulignaient d’emblée ses détracteurs. Nous pensons en l’occurrence à William Morris, chef de file du mouvement Arts and Crafts, et à John Ruskin, défenseur du patrimoine architectural et paysager anglais19. Au siècle suivant, le design favorise l’essor de biens superflus, parfois de l’ordre de gadgets appelés à se succéder les uns aux autres à un rythme de plus en plus rapide afin de soutenir la consommation de masse, ce que condamnait déjà Tomás Maldonado, dans une conférence prononcée en marge de l’exposition universelle de 195820. Plus proche encore de nous dans le temps, le design facilite la révolution numérique en travaillant les interfaces des ordinateurs et autres smartphones jusqu’à y perdre son âme21. Le design valorise un design d’avoir au détriment d’un désir d’être.
Et pourtant, au mi-temps des années 50, comme en témoigne ce même texte de Tomás Maldonado (artiste, designer et théoricien), les praticiens/théoriciens du design sont aussi conscients de cette prolifération mercantile d’objets. Dans une exposition intitulée Les années 50. Entre le béton et le rock en date de 1988, qui fut organisée par le Centre Georges Pompidou, les deux commissaires — François Burkhardt et Raymond Guidot — avaient fait appel à Jean Nouvel pour concevoir la scénographie et mettre en scène les objets, l’architecture, les loisirs, les technologies naissantes et leur massification. Il en a résulté, d’après Yves Michaux, un « entassement » des productions réalisé afin de suggérer que l’on pouvait tout jeter à la poubelle et critiquer sans remord une forme d’abondance, voire d’achat frénétique propres à ces années-là. « Le résultat », écrit Yves Michaud, « tenait du bazar, du bric-à-brac, du carnaval des affaires, du dépôt-vente, des puces, et que sais-je encore22 ». Plus que conscients de cette complicité et de cette accélération, certains jeunes designers d’aujourd’hui se proposent de pratiquer un « slow design », de valoriser l’ordinaire, le quotidien à l’opposé du gadget ou du somptueux, soit un « design du peu23 ».
Entre prise de conscience et effets pratiques, les années 60 furent le théâtre d’une profonde remise en cause du champ du design. Cette critique a été théorisée par Anthony Dunne et Fiona Raby, dans Speculative Everything : Design, Fiction and Social Dreaming 24, sous le vocable de « design spéculatif ». Elle a donné lieu à des objets dont la forme vise à faire réfléchir, voire dénoncer, une situation (catastrophe atomique imminente, manque de ressources, etc.). On pense à l’exemple, bien connu, de The Huggable Atomic Mushrooms ou, un peu moins connu, à l’univers prothétique qu’ils ont mis en œuvre pour la Triennale du design de Milan, édition 2019, intitulée Broken nature. Les prothèses imaginées prolongent coûte que coûte la vie humaine dans un monde apocalyptique.
Les italiens dits « radicaux » ne furent pas en reste, comme le rappelle l’exposition intitulée Futurissimo. L’utopie du design italien 1930-2000, qui s’est tenue à l’Hôtel des arts de Toulon, du 25 juin au 31 octobre 2021. L’« architecture radicale », qui œuvrait à des projets à toutes les échelles, réunit une myriade de collectifs dont Archizoom Associati (avec Andrea Branzi, Paolo Deganello, 1966-1974), Superstudio (Alessandro et Roberto Magris, Ugo La Pietra, 1966-1982), Gruppo Strum (1966-1975)25. Tous entendent combattre le capitalisme et mettre fin au fonctionnalisme jugé complice de ce développement économique : le mobilier devient une sorte de laboratoire d’expérimentation de leurs principes d’architecturaux. Ces protagonistes revendiquent un design d’invention et, pour arriver à la transformation du réel, ils recourent à des projets relevant de l’utopie26.
Dans les années 70, la contestation va être également portée par Global Tools (1973-1975). Ce mouvement réunit, entre autres, les ex-radicaux d’Archizoom Associati et de Superstudio27. Andrea Branzi théorise : pour mettre à bas le fonctionnalisme et le système économique qui assure sa longévité, il faut assurer la disparition des objets tels qu’on les a connus, promouvoir une forme non-intellectuelle de créativité, abolir la distinction entre théorie et pratique. Ce collectif ne compte que deux années d’activité, mais il jette un pont entre les anciens radicaux et Alchimia (1976-1992), groupe fondé à Milan par Alessandro Mendini28. Un manifeste paraît en 1978, prônant notamment d’effacer la différence entre art, architecture et design en vue de créer un «assemblage des arts29 », seul à même d’ouvrir une ère nouvelle.
En 1981, c’est Memphis qui naît, notamment avec Ettore Sottsass. Et même si groupe se dissoudra en 198830, c’est l’inscription de l’architecture et du design dans le cycle « production-consommation » qui est critiquée, de même que le fait de ne pas poser de question politique et économique de ces activités de conception. Dans une lettre ouverte aux designers, qui constitue une sorte d’écho au « Controdesign » qu’il appelait de ses vœux dans les années 70, Ettore Sottsass retourne la question de sa complicité aux accusateurs du design : « Mais comment peut-on détruire le capital ? Comment faire une industrie sans design31 ?».
Le design est donc à la fois poison et remède. Poison, parce qu’il a accompagné l’accélération et l’aliénation dont notre modernité tardive souffre. En s’associant aux techniques et aux sciences, il a embelli les instruments qui permettent de rendre le monde visible, il a participé aux conquêtes visant à rendre le monde atteignable (pensons à l’apport de Raymond Loewy à toutes les formes de transports, y compris sa proximité avec la NASA pour les vols habités), il a œuvré à rendre le monde maîtrisable (le lien entre design graphique et cartographie est évident). Remède, parce qu’il semble porteur, au même titre que d’un idéal esthétique — engagé dans une recherche sur la forme —, d’un idéal éthique. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Design pour un monde réel, de Victor Papanek32, ou dans Petite philosophie du design, de Vilém Flusser, la partie intitulée « Le design renferme-t-il une éthique33 ? ».
En reprenant les concepts d’Hartmut Rosa, on peut dire que, s’il s’égare à vouloir rendre le monde disponible, appropriable, ce qui a pour effet de rendre ce dernier froid et hostile, le design vise aussi l’habitabilité d’un monde humain assimilable, que nous transformons autant qu’il nous transforme, potentiellement résonant, à condition, peut-être, de favoriser une forme d’agentivité considérée comme la capacité de chacun à sortir de l’impuissance en se sentant de nouveau capable de penser et d’agir.
En regard du monde, quelle différence entre Art et Design ?
L’art traduit les concepts d’aliénation et de résonance de façon sensible. Le design est quant à lui co-responsable de cette aliénation ; mais il peut aussi la traduire quand il se fait spéculatif ou radical. Cette traduction peut être sensible, très proche alors de l’art plastique — c’est ce qu’ont montré Jehanne Dautrey et Emanuele Quinz dans Strange design34 —, et/ou plus théorique. Pour l’art, comme pour le design, nous sommes donc des êtres pour qui la relation au monde est donnée, au sens où elle est socialement construite, mais sans pour autant que cette relation soit stable et que la consistance précise du monde — son mutisme ou sa labilité — soit définitivement établie. À la différence de l’art, et parce qu’il est co-responsable de notre aliénation, le design peut viser la restauration de notre relation au monde, la transformation de cette aliénation en résonance.
Mais, on l’aura compris, ce rôle-là n’est pas toujours assumé par le design, peut-être parce qu’il exige un préalable critique qui, lui, n’a pas encore abouti d’un point de vue théorique. Soit parce que la critique semble impuissante devant la résistance du capitalisme (Ettore Sottsass), soit parce que le design, en se rapprochant de l’art, vise moins à transformer concrètement le monde qu’à émouvoir (Anthony Dunne et Fiona Raby), soit parce qu’aucune théorie critique générale du design n’a encore unit les critiques plus locales (les radicaux italiens, Droog design et le design conceptuel des Pays-Bas, et toutes les tentatives qui relèvent du design social, de l’éco-design, etc). Soit parce que le design est confondu avec une science, se passant de toute théorie extérieure à lui, ou parce qu’il est théorisé depuis l’extérieur (la philosophie, l’histoire, etc.) ce qui aboutit à une forme d’émiettement du champ, ou parce que les designers se méfient de toute tentative, jugée scientiste et réificatrice, de théorisation (d’explication se situant au-delà du cas d’étude).
En repartant des écrits d’Hartmut Rosa, et de ces devanciers de l’école de Francfort, nous faisons l’hypothèse que, par transposition, nous pouvons à la fois établir un diagnostic pour énoncer les raisons pour lesquelles nous sommes aliénés et le monde indisponible, esquisser les remèdes, les modalités d’un design résonant, qui restaurerait notre relation au monde, et commencer par élaborer d’un point de vue épistémologique cette théorie critique du design35. Voilà ce à quoi nous a conduit la question de savoir si « la consistance du monde ne nous était pas donnée »…
Citer cet article
Catherine Chomarat-Ruiz, « Design et résonance du monde », [Plastik] : Et si la consistance du monde ne nous était pas donnée ? #13 [en ligne], mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/12/21/design-et-resonance-du-monde/