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Les cabanes contre la fin du monde

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Table des matières

Les fictions de la fin du monde sont certainement les œuvres cinématographiques les plus à même d’interroger notre rapport à l’espace. Elles offrent la possibilité d’imaginer le monde tel qu’il serait vidé de la présence humaine, ou plus précisément dénué de présence humaine dans des espaces pensés et construits par et pour les humains. Contrairement à d’autres sous-genres de la science-fiction ou du registre fantastique, il ne s’agit pas de représenter des espaces imaginaires, mais d’altérer le mode de représentation d’espaces communs, au double sens d’ordinaire et de collectif. Face à l’imminence de la fin, le verbe habiter semble presque perdre son sens face à cette question : que signifie habiter un monde en déliquescence ? On saisit immédiatement la portée politique de cette question, si rhétorique soit-elle, à notre époque où le changement climatique et ses conséquences sont au cœur des préoccupations contemporaines. Cette problématique a d’ores et déjà été abordée dans de nombreux travaux de recherche à une échelle globale1, ce qui nous pousse à nous pencher, à un degré beaucoup plus modeste, sur le cas particulier qu’est celui des cabanes. Notre approche sera avant tout narrative et esthétique et notre ambition est moins de mettre en relief l’aspect politique des œuvres que d’analyser la manière dont certaines figures y occupent une place spécifique, traduisant un rapport à la représentation qui peut être lu comme une forme d’engagement en ce qui concerne le rapport à l’espace, à la construction et à l’habitation. Autrement dit, ni notre objet d’étude ni notre approche ne sont, à proprement parler, politiques, mais il s’agit de ne pas perdre de vue, au long de nos analyses, que les œuvres que nous étudions ont été créées dans un contexte spécifique où le rapport entre l’humanité et le monde qu’elle habite est en crise. Les cabanes sont justement des objets difficiles à définir, qui, par leur existence même, interrogent les conceptions, les usages et les représentations de l’espace : 

« Parle-t-on de cabanes, et c’est tout un pouvoir d’évocation, varié à l’infini qui se trouve enclenché : quoi de commun en effet entre une cabane de berger dans un alpage et une cabane de chasse dans un marais, entre une cabane construite en tôles ondulées, une en roseaux et une en pierre qui durera des siècles ? Il est difficile de ne pas relier le caractère poétique de constructions aussi diverses à l’extrême liberté qui préside à leur construction2.

L’adaptabilité de la cabane et son pouvoir d’évocation en font la construction par excellence des mondes dévastés, mais aussi des mondes en dévastation. La cabane est un ouvrage paradoxal : elle est de l’ordre de l’espace concret, tout en étant liée à une puissance imaginaire dense. Elle est assez solide pour faire office de protection, mais pas assez pour résister sur le temps long. Elle circonscrit un espace, mais distingue avec peine l’intérieur et l’extérieur. Elle abrite, mais ne protège pas pleinement des menaces. 

Deux exemples de cabanes ont retenu notre attention, car ces constructions ne répondent pas à un besoin immédiat de survie, mais elles sont construites malgré l’imminence inéluctable de la fin du monde et de l’humanité. Ainsi, Melancholia3 et 4h44 Dernier jour sur Terre4 sont deux films téléochroniques, c’est-à-dire deux longs métrages où la fin du film coïncide avec la fin du monde. Les cabanes sont alors pensées comme d’ultimes cocons dans lesquels les personnages communient en attendant les derniers instants. Se pencher sur ces cabanes revient donc à se pencher sur deux variations d’une même figure de ce que pourrait être la dernière œuvre humaine, le résultat du dernier élan créatif des personnages en réponse à l’impasse dans laquelle ils se trouvent.

Adapter l’espace de l’attente

Dans Melancholia, Lars Von Trier raconte l’expérience de deux sœurs qui vivent l’imminence de l’apocalypse ensemble, mais de manières très différentes. Un premier chapitre est dédié à Claire, qui ruine son propre mariage le jour de la cérémonie alors qu’elle est éprise d’un intense sentiment de mélancholie en contemplant la planète éponyme dans le ciel étoilé. Le second, dédié à Justine, raconte l’approche de la planète et la révélation progressive de la menace qu’elle représente, jusqu’au moment de l’impact avec la Terre. Les deux personnages évoluent dans un milieu très aisé et la grande majorité du film se déroule dans le manoir familial où les femmes vivent avec le mari et le fils de Justine.  Cette dernière s’occupe de sa sœur qui demeure dans un état végétatif depuis son mariage avorté et tente à tout prix de la remettre sur pieds. Cette relation s’inverse à mesure que la planète adverse s’approche, puisque Justine cède progressivement à la panique tandis que Claire, comme résignée depuis le début du film, trouve la force nécessaire pour affronter frontalement la fin dans ce profond sentiment de désillusion. Lorsque le mari de Justine se suicide pour échapper à cette épreuve, Claire décide de mener son neveu, le petit Leo, en dehors du manoir, dans les immenses jardins de la propriété et d’y construire avec lui une cabane, dans laquelle ils s’abritent tous les trois. Celle-ci est composée de quelques branches disposées circulairement, comme la structure d’un tipi sans toile, qui ne distingue pas vraiment l’intérieur de l’extérieur et expose directement les figures humaines sur le paysage menaçant. Les branches ont été taillées par l’enfant, mais sans raison apparente, tandis que Claire ferme le cercle à l’aide d’une dernière branche : la cabane n’a aucune fonction de protection, encore moins d’occultation, elle n’est qu’une manière de circonscrire l’espace d’intimité adéquat pour faire face au désastre. Par contraste, la cabane apparait comme une réponse à la dimension inadéquate de la grande bâtisse où se perdent les personnages, car, si grande soit cette cage dorée, il est impossible de l’habiter dans ces conditions. Il faut faire bloc, ne faire qu’un, ensemble et avec le monde, avec la planète en sursis. L’abri est symbolique et les noms des personnages prennent tout leur sens sous les branches : Justine a été juste avec sa sœur, elle a fait preuve de compréhension et c’est maintenant à Claire de faire de sa lucidité mélancolique une force commune dont la cabane est la matérialisation. Elle ne croit pas en un pouvoir de la cabane, mais elle sait que son neveu et sa sœur en ont besoin.

Dans 4h44, c’est un milieu non plus rural, mais urbain dans lequel les personnages attendent l’heure fatidique. Abel Ferrara y met en scène les dernières heures telles qu’elles sont vécues par un couple. Cisco, l’homme, tourne en rond dans leur appartement au rythme des appels vidéo avec ses proches et ne cesse de faire des allers-retours entre le balcon et la pièce de vie. Skye, la femme, se consacre quant à elle à l’achèvement d’une immense toile posée sur le sol du salon, où elle accumule les couches de peinture. Cisco se disperse là où Skye se concentre et de cette différence résulte une dispute lorsque l’homme s’évade quelques temps chez des amis habitant à quelques rues de chez eux et ramène de la drogue pour affronter les dernières minutes. Il ne s’agit pas seulement de deux manières d’occuper le temps, mais de deux logiques essentiellement incompatibles entre, d’une part, la volonté d’échapper à la raison par les psychotropes et, de l’autre, le dévouement à une ultime œuvre pensée comme un refuge mystique permettant d’affronter cette épreuve avec lucidité et sérénité. En effet, la toile représente deux serpents se mordant la queue, reprenant le thème mythique de l’Ouroboros, le serpent cosmique qui renvoie à la cyclicité du temps, à une forme de renouvellement dans la destruction. Or, le processus créatif de Skye est accompagné jusqu’au bout par l’omniprésence d’écrans d’ordinateur et de télévision qui diffusent des discours spirituels, tantôt du Dalaï Lama, tantôt de discoureurs moins célèbres sur le bouddhisme. Après leurs échanges tendus, le couple finit par s’installer sur la toile, l’un contre l’autre, dans un espace qui ressemble à une cabane de coussins plus recherchée. Comme pour les personnages de Melancholia, cette création est une manière de circonscrire symboliquement le lieu de la mort et de la fin, le lieu de l’attente, dont la fonction de protection n’est que symbolique. Là où la cabane de Lars Von Trier se dresse vers le ciel pour opérer l’inversion ou la synthèse de la perception du monde des deux sœurs, celle de Ferrara opère la même rencontre entre les deux membres du couple à travers une expérience de la transcendance sur le mode de l’horizontalité.

Bâtir le temps de la fin

Dans les deux films, la cabane résulte d’un geste créatif qui répond à la destruction, ce qui n’est pas une évidence lorsqu’on sait que plus rien ni personne ne subsistera après le cataclysme. La création est donc à envisager comme un ultime exercice d’humanité, comme une manière de s’affirmer, face à la plus radicale des adversités. Comme on vient de le voir, sa fonction est symbolique et son usage unique, elle est adaptée, c’est-à-dire pensée et créée pour le seul instant de la fin. S’interroger sur le processus de sa construction revient donc à s’interroger sur la valeur des derniers gestes, sur les intentions qui les motivent et sur le sens tiré des dernières heures d’existence.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, le geste de la taille des branches n’a aucun intérêt pratique dans Melancholia. Il ne vise pas à ajuster logiquement la forme des branches, ni à en ôter toute l’écorce. C’est un geste apparemment inutile, un geste artistique, un geste de liberté, en opposition avec le contexte. C’est répondre à l’inconsistance du monde par la création matérielle, si futile soit-elle au regard de l’immensité de la menace. Ce geste créatif, artisanal, on le retrouve plus tôt dans le film avec l’élaboration d’un outil très simple servant à observer la progression de la planète Melancholia. C’est un petit cercle en fil de fer que l’on peut appuyer sur son épaule et qui permet de constater la variation d’échelle de l’astre due à son rapprochement. À l’inverse d’un télescope qui permet de voir plus loin que ce que permet la vision humaine, ce petit objet ne fait que confirmer l’immuabilité des personnages et le manque de clairvoyance de la majorité d’entre eux. C’est une sorte de jouet, ustensile créé par le petit Leo, qui est à l’origine de la révélation au sens apocalyptique du terme pour Justine, qui comprend trop tard que la fin est certaine. La famille dispose pourtant d’un télescope haut de gamme, mais le luxe ou la perfection technique sont insignifiants au regard du compte à rebours engagé. C’est le même geste résolument futile qui préside à la construction de la cabane et de l’outil d’observation car, finalement, les personnages préfèrent renouer avec des techniques archaïques pour surmonter l’épreuve de la fin. On comprend donc que le sens de la cabane est moins à chercher du côté de la manière dont elle est habitée que du côté de son processus de création. Lorsque Claire accompagne Léo pour tailler les branches et finaliser la construction, c’est pour offrir à l’enfant l’occasion de bâtir quelque chose d’important dans le temps qui lui reste à vivre et ne pas le laisser attendre la mort sans objectif, sans visée, puisque son existence doit se condenser, par la force des choses, dans les quelques heures qui leur restent à vivre. C’est visiblement la même logique qui guide les gestes de Skye dans 4h44 : elle veut absolument achever son œuvre, mais celle-ci se mue en un palimpseste pictural. La femme ne cesse de recréer sur sa création, à la recherche d’un seuil de perfection dont seule décide la limite temporelle. En d’autres termes, Skye se soumet et soumet le processus créatif de son œuvre au temps messianique, c’est-à-dire au délai qui sépare une prophétie de sa réalisation. Jean-Paul Engélibert a ainsi analysé ce rapport particulier au temps qui caractérise ce que nous appelons téléochronies, en prenant justement pour exemple 4h44 et Melancholia :

« La vie continue pour quelque temps, mais elle n’est déjà plus la même. L’ordre des priorités est renversé. Ce qui faisait sens socialement et dramaturgiquement n’existe plus. L’action est libérée des enchaînements ordinaires. Tout l’enjeu devient : que fait-on de ses derniers jours ou de ses dernières heures ? Qu’est-ce qui donne sa signification, ultimement, à une existence ? Le temps messianique est littéralement celui de la réflexion5. »

Si le temps messianique est celui de la réflexion, la cabane est le lieu où celle-ci se matérialise, mais elle en est surtout le fruit, la conséquence. Penser la création de la cabane dans ces conditions, c’est penser la manière dont ses bâtisseurs donnent sens à leur existence. Ainsi, les couches accumulées par Skye sur la toile au milieu des écrans de télévisions sont une manière de donner sens à l’existence comme une accumulation de savoirs et de croyances, comme la recherche interminable mais nécessaire de la conciliation des cultures et des sensibilités, selon une forme d’humanisme très contemporainement lié aux nouvelles technologies. Ainsi les dernières images du film donnent-elles à voir un autre palimpseste, fait de surimpressions d’images de documentaires et de reportages du monde entier, qui se superposent jusqu’à saturer l’écran. En ce qui concerne la cabane de Melancholia, c’est une manière de contrevenir à l’appauvrissement significatif des activités humaines, que ce soit l’emploi dans la communication de Claire ou la vie de maîtresse de maison bourgeoise de Justine, toutes deux perdues dans l’immensité d’un manoir dépourvu de vie. C’est s’inspirer de la vision enfantine du monde que Leo peut avoir, au sens de vision naïve et magique, pour constituer un espace-temps ludique, intime et ouvert sur le monde, bien plus adapté que la demeure familiale. Dans les deux cas, c’est une manière d’observer les derniers instants avec la lucidité nécessaire pour écarter un tant soit peu la peur, afin de laisser la place à ce qu’il y a de plus important dans ces conditions, ceux qui peuplent la cabane et dont l’existence même justifie que l’on ne se soit pas donné la mort auparavant.

Hétérotopies apocalyptiques 

Dans ces deux films, la cabane est donc érigée en réaction à l’imminence de la fin, dans une urgence qui ne laisse la place à aucune autre construction, non seulement parce que le temps manque, non seulement parce que cela serait futile, mais aussi et surtout parce que la cabane est une œuvre de liberté, qui s’oppose à la fatalité du destin. Les prendre pour des utopies serait une erreur, car l’essence de la cabane est d’être intégrée dans un espace donné. Elles sont même ici construites en réaction à la disparition à venir de l’espace où elles s’inscrivent. Elles n’échappent pas à la réalité, au contraire, elles sont une réponse à son inconsistance. Pourtant, ce sont des lieux « absolument différents : des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés à les effacer, à les neutraliser, ou à les purifier. Ce sont en quelque sort des contre-espaces6 », donc des hétérotopies. Finalement, la cabane est à envisager comme un lieu différent de tous les autres, elle définit un espace dans lequel regrouper ce que même la fin du monde ne saura pas réduire en poussière, un « espace de tous les temps, comme si cet espace pouvait être lui-même hors du temps7 ». Ces cabanes sont des espaces-autres, qui permettent aux personnages de s’arracher à la douleur, mais surtout à la menace de la perte de sens qui plane sur les derniers instants selon une logique presque dialectique, de synthèse entre deux états ou deux registres : intériorité et extériorité, vie et mort, création et destruction. Ce sont des hétérotopies qui voient le jour grâce à la pulsion vitale qui anime les personnages et les pousse à inventer de nouvelles manières d’être au monde, de nouveaux rapports à l’espace et au temps, qui résonnent comme une invitation pour le spectateur à faire de même.

 

Citer cet article

Wladislas Aulner, « Les cabanes contre la fin du monde », [Plastik] : Et si la consistance du monde ne nous était pas donnée ? #13 [en ligne], mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 09 mai 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/12/21/les-cabanes-contre-la-fin-du-monde/

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