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Infiltrer le feed : le corps comme matière critique

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Table des matières

La croyance dans un « dualisme numérique » distinguant la vie en ligne et la vie hors ligne est désormais caduque, comme : les sphères économique, politique et sociale démontrent que tout est connecté et dépend des infrastructures numériques et du web1. Cela dit, nous n’envisageons pas une mythologie de l’immatérialité de ces mediums2. Plutôt, nous peinons à repenser la relation entre le corps physique et les systèmes de perception et communication contemporaines. Cette approche est particulièrement décisive pour les penseur.e.s et artistes concernées par les conditions biopolitiques des corps et des identités. Contrairement à la vision dominante actuelle qui prétend que le numérique envahit le monde physique, peut-on inverser la dynamique et envisager comment le corps peut infiltrer la technologie ? 

Dans le récent manifeste de Legacy Russell, Glitch Feminism, l’auteur pose le glitch, terme adapté du concept du bug numérique, comme un mécanisme subversif pour naviguer l’identité et le corps3 à l’ère numérique. L’autrice souligne sa potentialité d’être exploité dans le but de manipuler un système social ou politique d’oppression. Insistant sur l’importance de la matière du corps dans les espaces numériques et mettant en garde contre les dualismes, Russell insiste sur le fait que cette vision est « profondément « imparfaite », car [elle] ancrée dans une conception de la « vraie vie » qui « cloisonne les mondes au lieu de les étendre4 ». L’auteure s’appuie sur des concepts et auteurs variés qui parlent du corps et de la technologie, de Jean-Luc Nancy, Donna Haraway, au mouvement cyberféministe et à l’artiste Lynn Hershman Leeson. Russell souligne que le terme vient potentiellement du yiddish « gletshn (to slide, glide, slip) » ou l’allemand glitschen (glisser5). Suivant son étymologie, Russell constate qu’à l’origine, ce mot évoque donc le mouvement et l’action. Dans le lexique plus large des failles numériques, les termes tels que bug, virus, ou worm, habitent aussi un univers sémantique évoquant une agentivité, à l’intersection des pathologies organiques et programmées ou calculées. Dans cette perspective d’enchevêtrement du numérique et biologique, des artistes contemporains étudient la relation du corps féminin à ces systèmes technologiques et la manière dont il peut être utilisé de manière critique dans ces espaces.

En analysant les pratiques quotidiennes et créatives sur les réseaux sociaux chez des artistes contemporains, nous pouvons examiner le potentiel subversif du corps à l’ère numérique. Nous proposons de discuter les œuvres en réseau de l’artiste Arvida Bystrom au regard du cadre théorique théorique des concepts d’anti-corps de Lynn Hershman Leeson et de glitch de Legacy Russell. Les performances sur Instagram Live de Bystrom se posent comme des œuvres uniques, spontanées et éphémères qui interpellent les normes et prescriptions de la plateforme. Nous pouvons considérer dans quelle mesure les performances de Bystrom sont conçues comme des actes subversifs et émancipateurs. L’artiste met en jeu son corps afin de glisser, parfois par erreur et dans l’incertitude, entre les fissures des colonnes de la matrice sociale et politique. 

 

Virus bienveillants : de l’anti-corps au glitch

Dans son manifeste, Russell actualise la notion de glitch par les artistes dans la culture numérique contemporaine, en le désignant comme un mécanisme subversif pour naviguer l’identité et le corps. Russell poursuit dans la lignée de Donna Haraway, qui déjà dans les années 80, avait proposé son mythe de cyborg à la fois comme un symptôme, mais aussi une solution potentiel à la rupture des frontières entre le naturel et artificiel, en confondant « les lignes de la physicalité6. » En approfondissant le concept, Russell reprend le concept d’anti-body (anti-corps) de l’artiste américaine Lynn Hershman Leeson. Au début des années 90, Leeson explorait les formes en développement du croisement biologique-numérique et leur impact sur l’expression artistique de l’identité et du corps7. Son essai « Romancing the Anti-body : Lust and Longing in (Cyber)space » de 1994, pose des bases pour penser le glitch comme une stratégie de résistance au cadre social et culturel du corps. Le concept d’anti-corps de Leeson intègre des aspects de la substance biologique originaire ; un produit du système immunitaire réagissant à des pathogènes ou toxines de son environnement. L’artiste envisage ces personnages d’anti-corps comme « Un virus bienveillant qui rôdera dans la forme respirante de l’Internet, s’introduisant de manière aléatoire dans des sites d’origine incertaine ». Pour Leeson, pareillement à un virus informatique qui peut faire dérailler un système d’exploitation, l’anti-corps peut perturber et réorienter la trajectoire d’une structure sociale conditionnée.

Leeson illustre ce concept dans son film Teknolust de 2002. Le film suit la scientifique Rosetta Stone (Tilda Swinton) qui injecte son ADN dans trois automates appelées des SRA (self-replicating automats, tels que les réplicants de Blade Runner). En constant besoin du chromosome Y, celles-ci parcourent régulièrement le monde extérieur à la recherche de rapports sexuels avec des hommes, leur transmettant à leur tour un étrange virus qui infecte à la fois les corps des hommes et leurs ordinateurs. Utilisant le concept de virus comme vecteur, Leeson comble le fossé entre le numérique et le corporel et aborde non seulement le sujet de la biodigitalité8, mais aussi les questions de genre, sexualité et capitalisme que cette dernier peut évoquer. Leeson explique que l’anti-corps, comme l’art, peut identifier les toxicités de la culture et, comme un virus ou une infection, infiltrer et pénétrer les espaces technologiques, économique ou sociaux pour critiquer et briser leurs structures9

Russell s’inspire de cette perspective du corps critique, intégrant ainsi le mouvement du Cyberfeminisme. Le mouvement, nommé simultanément par l’auteure et philosophe britannique Sadie Plant et le collectif d’artistes australien VNS Matrix en 1991, dessine la volonté de réapproprier les outils du net afin de contester la normativité patriarcale de la société. Sur leur site web, VNS Matrix explique que la mission du mouvement est de « Détourner les jouets des technocowboys et de remodeler la cyberculture avec un penchant féministe10 ». Mais pour cela, il ne s’agit pas d’oublier la vie « hors ligne » ni la matière du corps. Déclaré déjà dans les années 90 par le collectif : « Dans notre travail, nous n’en avons pas fini avec le corps, le corps est un site important pour les féministes. Nous ne voulons pas que la technologie oublie le corps11. ». En adaptant les concepts de Leeson et du Cyberféminisme, Russell démontre la capacité des artistes dans la culture numérique contemporaine de : « Perforer… déchirer la matière de l’institution, et par extension, l’institution du corps12. ». L’auteur incite les lecteurs à reconnaître des failles et à tenter à leur tour de faire bugger le système. 

 

Pop, glossy, silky, sexy : Arvida Bystrom 

 

Se faufiler entre les frontières de plusieurs matrices est familier à l’artiste Suédoise Arvida Bystrom. Sa pratique s’étend sur des mediums et plateformes variés. En tant que photographe, plasticienne et mannequin, elle explore les relations entre les nouveaux médias et les visions du corps, de féminité, et du désire. Faisant partie de la toute première génération d’adolescents sur des réseaux sociaux, elle a débuté sa pratique en postant des autoportraits sur Tumblr à l’âge de 12 ans. Elle est reconnue comme une figure de l’esthétique féminine du net des années 2010. Elle a notamment participé au développement du Tumblr Girl Aesthetic ; une esthétique hyperstylisée, liée à une culture très précise dans les années 2010, celle d’une certaine imagerie dite « féminine », « Un type d’adolescente angoissée, qui porte ses émotions sur sa manche et son blog public13. » 

Aujourd’hui, elle expose autant en ligne que dans les espaces de galeries, telles que le Gallery Steinsland Berliner, la foire de photo Fotografiska à Stockholm en 2018, ou plus récemment dans une exposition personnelle A Doll’s House au Galleri Format à Oslo.

Bystrom adapte son activité relativement à l’évolution des plateformes et a développé sa carrière en parallèle avec les possibilités et industries émergentes associées. Elle emploie des plateformes telles qu’Instagram et YouTube ou plus dernièrement TikTok, en tant que des lieux de pratique, mais aussi les ramenant parfois dans l’espace des galeries. Pendant sa performance « Chat with the Artist » lors du vernissage de son exposition « Cherry Picking » en 2018, elle a discuté avec des followers auprès de qui elle diffusait sur Instagram, plutôt que d’interagir avec ses invités. Toujours associées à une esthétique fortement stylisée, ces œuvres incarnent le « pop, glossy, silky, sexy and pink – so very pink !14 » de certains symboles de la culture numérique contemporaine (l’emoji de la pêche). Sa pratique juxtapose les règles conventionnelles des représentations féminines avec une exagération qui pousse les archétypes jusqu’à suggérer l’ironie. Mais surtout, le corps reste le sujet principal, et dans tous ses états. Décrite par le Gallery Steinsland Berliner, pour l’artiste « There exists no censoring or lessening of the actual bodily presence. Body hair and fluids are treated by Byström as natural components in an otherwise objectively arranged setting15. » 

L’exposition, la représentation et l’inclusion de ces aspects corporels dans sa pratique artistique et dans sa personnalité publique ont suscité l’enthousiasme, la controverse et même des menaces physiques. D’innombrables images montrant du sang menstruel ou des parties du corps ont été bannies des plateformes de réseaux sociaux au motif qu’elles ne respectaient pas les directives de la communauté, ce qui a d’ailleurs conduit à la publication d’un livre en 2017 avec artiste Molly Soda, Pics or it Didn’t Happen: Images Banned from Instagram (Photos où ce n’est pas arrivé). En tant que mannequin, sa publicité Adidas de 2018, dans laquelle elle posait avec des poils sur les jambes visibles a déclenché des menaces de viol. Sa position d’artiste sur les réseaux sociaux l’expose, elle et son travail, à un contexte de réception et de répercussions radicalement différent de celui de la bulle isolée du monde des beaux-arts. C’est également la raison pour laquelle ces performances sur Instagram obligent une analyse critique contextualisée ou spécifique au medium16, afin de considérer adéquatement l’influence de la matérialité communicative de ce nouveau medium.

 

Tying Cherry Stems 8h

 

La performance de Bystrom sur Instagram Live Tying Cherry Stems 8h de 2017 peut donner l’impression au premier abord d’être un simple vidéo de cuisine, tutoriel de maquillage ou même un pub pour de la lingerie. Mais assez rapidement, les spectateurs découvrent que ce live diffusion ne remplit aucune de ces cases. La performance présente l’artiste habillé en sous-vêtements et qui s’épuise à faire des nœuds avec sa langue, de tiges des cerises. Tout au long de la performance, qui a duré 8 heures, le visage de l’artiste reste sans émotion et sans enthousiasme alors qu’elle exécute la tâche. Au fil du temps, nous pouvons voir l’artiste se fatiguer et s’ennuyer de plus en plus pendant que la pile de tiges attachées grandit et que son rouge à lèvres s’estompe. Dans le bas gauche du live feed le nombre de spectateurs est affiché, entre 2000 et 4000 tout au long, aussi que leurs commentaires et des petits cœurs qui surgissent à l’écran lorsque les gens « aiment ». Les spectateurs expriment leur soutien, inquiétude ou confusion face à son stream ; « you go girl! », « you look so tired », « what’s going on here? », ou encore « I love this performance ». 

Ensuite, en janvier 2021, Bystrom a partagé sur son profil une vidéo faite des enregistrements de la performance. Celle-là a été montée avec des extraits de différents moments et avec l’ajout d’un picture in picture overlay17d’un extrait notoire de la série Twin Peaks. On voit le personnage Audrey Horne (joué par l’actrice Sherilyn Fenn) faire un nœud d’une tige de cerise avec sa bouche. La légende du post dit juste : « Instagram live performance “Tying cherry stems 8h” from 2017 with layer of Audrey Horne from Twin Peaks. » La scène choisie est connue pour être l’une des plus “sexy” de la série et elle est également devenue emblématique de la connotation sexuelle du party trick dans la culture populaire. 

Nous pouvons reconnaître de nombreux symboles ainsi que des références à d’autres œuvres de performance, telles que The Onion ou Art must be Beautiful, Artist must be Beautiful de Marina Abromovic de 1996. Ou encore, des œuvres inscrites plus spécifiquement dans la lignée féministe, comme Starification Object Series de Hannah Wilke ou Kitchen de Liza Lou. Dans cette optique, cela sera possible de parler des thèmes tels que le travail non reconnu des femmes (ce n’est pas par hasard si la performance endosse la durée d’une journée de travail), ou de la cerise en tant que symbole sexuel associé aux femmes, (un symbole récurant dans le travail de Bystrom et même dans le titre de sa première exposition individuelle « Cherry Picking » au Gallery Steinsland Berliner en 2018). Ou encore, on peut envisager la performance de Bystrom du point de vue de la théorie du genre, en s’appuyant sur la théoricienne féministe pionnière Judith Butler pour son application de la perception phénoménologique de la construction de l’identité au genre. Butler affirme que : « Le genre n’est en aucun cas une identité stable ou un lieu d’action d’où procèdent divers actes ; il s’agit plutôt d’une identité constituée de manière ténue dans le temps – une identité instituée par une réplétion stylisée d’actes…18. ». En d’autres termes, le genre est un assemblage fluctuant d’actions infimes. D’après cette perspective, à travers ces mouvements minutieux et répétitifs, Bystrom révèle les attentes imposées aux femmes et à leurs façons d’exprimer leurs sexualités. Intégrant la scène de Twin Peaks dans sa propre vidéo, l’artiste met son corps en lien direct avec ce morceau de culture, maintenant iconique, de la performance de féminité. Mis en contraste avec la scène de la série, la banalité du regard et le manque de sensualité de ses gestes sont d’autant plus remarquables, ce qui renforce encore sa position critique.

Infiltrer le feed  

Bien qu’analyser des thèmes et symboles des performances de Bystrom comme celle de 2017 ou encore Interior Scroll de 2018 ou l’artiste a réadapté l’œuvre de Carolee Schneemann pendant laquelle elle retire un scroll (un rouleau, mais offrant aussi un jeu de mots avec le verbe du lexique web « scroller ») d’images Pinterest étiquetées « intérieurs féministes », s’avérerait riche, mais ce qui apparait plus saillant encore, c’est le potentiel critique découlant des conditions d’interaction et de visionnage. Ses performances sur Instagram Live sont souvent lancées sans aucune communication ou explication en amont. Elles sont en temps réel et ses abonnées partagent leurs réactions simultanément en la découvrant. Nous voyons dans les commentaires des degrés variés de confusion ou d’appréciation, face au silence de l’artiste, parfois les spectateurs se répondent les uns aux autres pour expliquer ce qu’ils sont en train de voir. Il y a bien sûr, aussi, des spectateurs qui ne se rendent pas compte de l’aspect artistique ni critique de ce dont ils sont témoins, remarquant juste l’apparence de l’artiste, « God u r beautiful ». Pour le passant rapide, cela reste une femme habillée en soutien-gorge en satin rouge assise face à la caméra.  

Comme précédemment noté, développant sa carrière à partir de son succès sur Tumblr, sa pratique artistique a toujours été enchevêtrée à son identité publique du net. Aujourd’hui, l’artiste est en partie connue en tant que mannequin, icône Internet, et plus récemment, influenceuse. De ce fait, sa légitimité en tant qu’artiste est souvent mise en question. Pourtant, c’est grâce à cette hybridation qu’elle profite d’un public divers et d’une visibilité radicalement augmentée. Ses plus que 200 milles abonnés sont un mélange de gens de domaines et âges variés ; des filles adolescentes ou des trolls (majoritairement masculins) aux curateurs de musées et aux magazines d’art /Artforum. Pour ne pas avoir séparé ses différentes personnalités professionnelles, elle profite d’une plateforme où elle peut accéder à un public qui ne s’attend, ni ne s’intéresse pas forcément à ses motivations sociales ou politiques. Tout comme Russell l’implore, Bystrom est donc capable de positionner son corps non pas comme objet passif, mais dans l’intention de bloquer, de faire trébucher, d’ouvrir des nouveaux canaux ; « Le glitch devient un catalyseur, ouvrant de nouvelles voies, nous permettant de nous engager dans de nouvelles directions19. »

Lors d’une interview en 2022, l’artiste a expliqué que sa volonté d’utiliser les réseaux sociaux pour ses performances était en partie liée au but d’accéder à un public plus grand et varié. Elle constatait l’avantage de l’anonymat, de la liberté, et la non-implication d’assister à une performance sur les réseaux sociaux, ce qui permet aux gens moins habitués à l’art de  la performance de le découvrir. Quand on lui demandait s’il peut y avoir un aspect subversif dans la façon dont elle réalise ses performances, Bystrom affirmait que ; « It can be covert, so many people are not expecting to find “performance art”, so it can be surprising and unexpected20. » Effectivement, beaucoup de ses abonnés qui peuvent la suivre uniquement en raison de leur connaissance de son travail de photographe ou encore de mannequin, sont alors exposés à sa pratique d’artiste et de performance. 

Aujourd’hui, Bystrom est consciente de la commercialisation des idéologies féministes et son propre rôle dans cette tendance. L’artiste traite ce sujet directement dans la légende de son post pour Interior Scroll, disant ;  “…it is also a critique of how feminism been coopted and monetized the past few years, something I’ve at times been a part of escalating. Buh. Messy blurb but hi hope you all are well, some 101 art stuff ❤️21 ». Bien qu’elle essaye de l’aborder, l’artiste est réticente à qualifier son travail de féministe. Depuis le mouvement #Metoo, les réseaux sociaux sont devenus des espaces de discours et de combat autour des droits des femmes, mais aussi plus largement autour des sujets liés au genre. Autant ces plateformes offrent des interfaces inédites d’échange et partage pour l’activisme féministe et queer, autant de plus en plus de théoricien.ne.s préconisent de ne plus considérer ces médias numériques comme intrinsèquement exploitants ou valorisants22. Plus récemment, le discours sur le commodity feminism, ou la marchandisation du féminisme et du corps féminin, sur les réseaux sociaux, met en évidence les contradictions et les limites normatives imposées par les systèmes capitalistes néolibéraux dominants et par les propres règles d’Instagram23.

 Néanmoins, ces performances sur Instagram Live évoquent des symboles clairs à propos des stéréotypes, de la représentation de la féminité dans la culture médiatique et se prêtent à une interprétation critique dans la constellation des œuvres féministes précédentes. En parlant avec l’artiste de sa façon d’utiliser son corps sur ces plateformes, celle-ci a ajouté qu’elle emploie son corps non pas seulement pour explorer sa propre identité, mais pour poser des questions plus générales dans ces espaces. Pour Bystrom, son corps est : « Un substitut, non seulement pour représenter mon identité, mais aussi pour poser des questions plus larges24 ». 

Semblable au glitch ou à l’anticorps, l’artiste intègre sa pratique artistique dans le tissu de sa persona, confondant ainsi à la fois l’algorithme de la plateforme (qui privilégie des images des visages et des corps25) et en retour, surprenant ses abonnés (qui ne s’attendent pas forcément à des performances artistiques). De ce fait, Bystrom réussit à glisser ou infiltrer son corps critique dans la circulation du système médiatique, exploitant l’aspect d’« erreur » ou de « tricherie » pour libérer une parole critique sur la performance de féminité. Il en résulte que le corps de l’artiste, mis en scène sur la plateforme, se pose comme forme d’infiltration ou de glitch dans le système médiatique des réseaux sociaux.

Nous pouvons retrouver des tactiques de glitch chez d’autres artistes, telles que Martine Guiterrez ou Arca, qui glissent aussi des messages critiques autour du concept de représentation de genre ou des implications de colonialisme, à travers leurs œuvres et plateformes. Ses pratiques s’approprient les intentions et desseins des plateformes des réseaux sociaux, essayant, au passage, de les tordre. En utilisant les plateformes mêmes, et par conséquent en participant dans une certaine mesure au système capitaliste/ de marchandisation associé, elles produisent des œuvres qui remettent en question les dynamiques de représentation, transaction et consommation du corps féminin. Elles nous amènent finalement à considérer de nouvelles façons de résister aux prescriptions oppressantes des conditions d’existence contemporaines mêlées aux médias. Comme le déclare Russell : « Sur internet, nous explorons de nouveaux publics, nous engageons de nouvelles audiences et, surtout, nous glissons entre de nouvelles conceptions du corps et de l’individu. Ainsi, le glitch est quelque chose qui s’étend au-delà de la mécanique technologique la plus littérale : il nous aide à célébrer l’échec comme une force génératrice, une nouvelle façon d’appréhender le monde26. ». De ce fait, le dysfonctionnement poursuivi n’est pas une erreur mais une nouvelle opportunité, lorsque les artistes surprennent les spectateurs avec les capacités critiques ou narratives de ces plateformes médiatiques. Byström et d’autres artistes contemporains réimaginent la consistance et la finalité du corps humain et des médias par lesquels celui-ci rencontre le monde.

[Figure 1]

 

 

Citer cet article

Anitra Lourie, « Infiltrer le feed : le corps comme matière critique », [Plastik] : Et si la consistance du monde ne nous était pas donnée ? #13 [en ligne], mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/12/21/infiltrer-le-feed-le-corps-comme-matiere-critique/

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