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Le bruit des images : une esthétique conspirationniste ?

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Table des matières

Introduction 

Il devient apparent que le registre paranoïaque de la pensée conspirationniste n’est désormais plus un phénomène marginal, attribué exclusivement aux personnalités excentriques, aux sécessionnistes alt-right de Twitter et autres politologues amateurs de TikTok1. D’ailleurs le terme conspirationniste s’échange aujourd’hui comme on accuserait quelqu’un d’être élitiste : une attaque facile qui s’épargne l’exercice autoréflexif – vous êtes-vous déjà demandé si vous étiez conspirationniste ? – que l’accusateur interjecte afin d’invalider toute opinion qui s’oppose à ses idéologies politiques qui tente de saper une quelconque autorité intellectuelle. 

Pour le politologue Michael Barkun, les théories conspirationnistes se fondent sur trois prémisses : rien n’est laissé au hasard, rien n’est ce qu’il semble être et tout est lié2. Cette suspicion généralisée – qui sur le web est hautement contagieuse – est un mode de pensée symptomatique de la refonte épistémologique présagée et entérinée par les penseurs postmodernistes; la vérité, tombée désormais en discrédit, fait éclore l’hypothèse qu’une meilleure interprétation du savoir reste encore à découvrir, exclusivement atteignable par un cadre d’analyse radicalement opposé aux modèles des autorités épistémiques (universitaire, étatiques, journalistiques, etc…)  

A ce titre, les conspirationnistes s’appuient rigoureusement sur des méthodes “paranoïaques” cherchant à mettre en lumière un monde qui semble lentement s’éloigner : la matérialité technologique occultée, les pratiques inavouables de manipulation politique, le dérèglement climatique jusqu’aux phénomènes ésotériques devenus désormais mainstream. Comme pour appréhender un monde irreprésentable, les théories conspirationnistes répondent à un sentiment d’insécurité radicale qui « d’un point de vue technologique […] est une technique valable de traitement de l’information3 » entretenue par les technologies elles-mêmes. En d’autres termes, il nous paraît pertinent d’observer les modes formels des grandes narrations du web, tant ceux émanant des acteurs du secteur que ceux produits par l’extraction et l’interprétation des images qui habitent le web, que l’on nomme conspirationnistes.

L’aisance avec laquelle toute narration factice et expérience dite « paranormales » sont qualifiées à tort de théories du complot fait état d’une confusion définitionnelle que l’essayiste Jesse Walker attribue à la volonté réconfortante d’expurger toute idée incongrue et déplaisante des grandes narrations institutionnelles. Pourtant, les instances épistémiques ne sont pas exemptes de leur lot de théories du complot, ni les corps politiques faisant de ce mode de pensée une possible stratégie électorale aux États-Unis, ou plus près de chez nous, ni la posture inquisitrice quant à la véracité de certains événements d’importance nationale4.

Les théories s’élaborent sur un déséquilibre de pouvoir où les conspirateurs, qu’ils soient gouvernementaux, scientifiques ou organisations religieuses et cultuelles, manufacturent des explications d’événements afin de masquer leurs intérêts, au détriment du bien commun. Il s’agit donc, non pas d’une fausse idée qui circule, d’un hoax5 basé sur un tweet ou d’une quelconque rumeur qui circule sur Whatsapp, mais bien d’une coalition de pouvoirs s’efforçant de masquer intentionnellement ce qui leur coûterait leur position dominante, qu’elle soit économique, culturelle ou politique. 

Joseph Uscinski, politologue américain les définit comme : « une explication d’événements ou de circonstances passés, en cours ou à venir, qui cite comme principal facteur de causalité un petit groupe de personnes puissantes, les conspirateurs, agissant en secret pour leur propre bénéfice et contre le bien commun. […] Les théories du complot portent essentiellement sur le pouvoir : qui le détient et qu’en font-ils lorsque personne ne peut le voir ?6 ». 

Le pouvoir, pour reprendre Fredric Jameson, ne peut être représenté que dans ces effets. Ainsi, les images s’intègrent aisément dans les théories conspirationnistes, où elles opèrent en tant que documents d’une vaste investigation critique. Dans un système, dont la complexité grandissante a fait s’écrouler les « catégories de perception naturelles et historiquement développées avec lesquelles les êtres humains s’orientent normalement7 », la représentation visuelle permet de cartographier, images à l’appui, les forces extérieures et leurs influences sur l’expérience sensible de la réalité sociale.

[Figure 1]

Mais, cette expérience paraît définitivement vouée à l’échec ; l’impossibilité de tri, les multiples points de vue et les différents supports médiatiques sonnent le glas d’une narration cohérente, faisant exploser les potentiels narratifs basés sur un même schème de données.

Il n’est pas étonnant, dans cette base de données agencée maladroitement qu’est le web, de voir se développer pléthores de théories du complots soutenues par des images de piètre qualité, opposées diamétralement à l’esthétique visuelle sans friction du capitalisme technologique. Cette fétichisation de la basse définition s’oppose comme l’écrit Hito Steyerl à « la valeur fétiche de la haute résolution » mais opère pourtant “dans un capitalisme de l’information qui prospère sur des durées d’attention comprimées, sur l’impression plutôt que sur l’immersion, sur l’intensité plutôt que sur la contemplation, sur les avant-premières plutôt que sur les projections8.” 

Ainsi, nous le supposons, cette tension permet alors la réappropriation de certaines images sur le web dans les théories conspirationnistes. Si la responsabilité de trouver la signification et le sens incombe finalement aux utilisateurs sur le web, un pixel corrompu sur une image banal devient un signe, l’absence même de preuve en devient une. C’est par ce bruit numérique permanent qui hante les images mais plus généralement tous médias communicants, que cet essai pense les images conspirationnistes. 

Images à influencer

Dans la cacophonie technologique actuelle, héritière des décombres idéologiques d’une Silicon Valley désormais désavouée, tous cadres épistémologiques chancellent sous le poids de la multiplicité de sources, d’appareils conceptuels et de médias en tous genres qu’on sait désormais possiblement générées par des I.A. de tous types. Pourtant, au sein d’un espace conjuguant accumulation et nivellement de toutes les formes et médias, accéder à la consistance du monde ne semble paradoxalement possible qu’au travers des technologies de communications elles-mêmes.

En effet, la critique Jodi Dean9, s’opposant à l’idéalisme technologique des grandes firmes du web, nous alerte du déclin de l’efficacité symbolique générée par la décentralisation de nos modèles de communication. Alors que nos médias de masse garantissait un cadre de références communs – et ainsi la possibilité d’un processus de négociation démocratique – nos médias contemporains réorganisent l’explosion de discours par des processus algorithmiques favorisant nos tendances à l’homophilie10. Ceux qu’on nomme non sans mépris complotistes produisent alors un savoir stigmatisé, tiraillé entre l’exploration indistincte de tous signes et symboles circulant dans les productions culturelles contemporaines tout en confirmant leurs biais analytiques par des méthodes d’associations confondant corrélation et causation. 

La prévalence des théories complotistes dans les cultures du web contemporain témoigne d’un scepticisme systémique envers les cadres épistémologiques informant la consistance du monde, des dynamiques de pouvoirs aux événements extraordinaires. Pour les investigateurs des réalités construites, les infrastructures matérielles et structures idéologiques se dérobent perpétuellement, masquées par des systèmes de croyances fabriquées par le concours des médias contemporains.

Si les théories du complots ne requièrent pas nécessairement de représentation visuelle, la formalisation de ces théories dans des agrégations de documents est invariablement déterminée par ses propres technologies d’inscriptions, désormais quasi exclusivement écraniques. Au-delà de leur sujet bizarre – silhouette engloutie d’un avion déchu, OVNI lumineux, amphibiens anthropomorphes et spectres menaçants –  ce qui nous apparaît dans ces images glanées sur le web et que l’artiste Ellie Wyatt accumule dans son oeuvre Cherrypicker11, est leur indéniable similarité formelle. Elle nous invite à descendre dans l’enfer des plateformes du web social régi par un scroll infini12d’images éclectiques dont la seule unité est leur pauvreté, leur technique et leur errance perpétuelle sur un serveur délocalisé d’une multinationale comme Amazon.

[Figure 2]

Fredric Jameson, dans son analyse du film conspirationniste Videodrome13 s’il n’en est, déclare à la lueur des images hallucinatoires de basse définition mises en abîme dans le film qu’« il y a une autre raison pour laquelle, en général, le nouveau genre filmique conspirationniste ne peut aspirer à un statut esthétique élevé. Cela tient à l’effondrement de l’opposition entre le grand art et la culture de masse en général dans la postmodernité, mais plus particulièrement à l’affaiblissement du prestige de la littérature et de ses structures plus anciennes14. »

De la même manière, la vidéo Cherrypicker d’Ellie Wyatt montre un ensemble d’événements, extraits du web, sous différents angles et montés selon une logique d’analogies visuelles. La vidéo passe rapidement d’une image à une autre, proposant par l’accumulation d’images en basse définition, une forme de continuité exclusivement perceptive plutôt qu’interprétative, dans ces nuages de pixels pratiquement indéchiffrables. Cette vidéo révèle l’exploitation de ces images et leur marchandisation ; ces images sans contexte sont ici dénuées de l’outillage conceptuel et narratif qui en fixe d’emblée les conclusions. Elles gardent cependant le cercle rouge, fameux signe vide, usité par les médias de masse et tabloïds en tout genre indiquant ce que nous devrions voir malgré les agrandissements et modifications qui affectent la résolution des images, étirées parfois jusqu’à l’illisibilité. Ce cercle, objet graphique suggérant le réemploi des images par le journalisme spectaculaire, renvoie inévitablement à la marchandisation de l’image, sa remédiation et le détachement de l’image de son référent.  

[Figure 3]

Qu’importe l’idée même de la référentialité, ce lien physique ténu a la matérialité d’un objet capturé, puisque ces images tiennent en partie leur étrange pouvoir d’attraction de leur dégradation et du bruit numérique. Les zooms interminables et les pixels agrandis appauvrissent la représentation jusqu’à sa disparition ; et c’est dans ces ruines que le sens pourtant surgit. Ce n’est pas tant que la relation indicielle à l’image ait été détruite, telle que le postule les théoriciens désabusés du postmodernisme, mais que les conditions techniques de notre réalité sociale se lisent allégoriquement désormais dans les images.

Les artefacts visuels – le cercle, les pixels corrompus et autres stigmates de la compression numérique – font de ce que Hito Steyerl considère comme la qualité première de ces images qu’elle qualifie de pauvres, lesquelles représentent « un instantané de l’état affectif de la foule, de sa névrose, de sa paranoïa et de sa peur, ainsi que de son besoin d’intensité, de plaisir et de distraction. L’état des images témoigne non seulement des innombrables transferts et reformatages, mais aussi des innombrables personnes qui s’en sont souciées au point de les convertir encore et encore, de les sous-titrer, de les rééditer ou de les télécharger15 ».

Pour ces cercles conspirationnistes, l’« authenticité » de ces images est étalonnée sur leur qualité qui se doit de relever d’une sorte d’esthétique amateuriste. Ces images sont antagonistes par défaut aux images léchées et en haute résolution produites par les médias qu’ils considèrent affiliés ou subordonnés aux cabales qu’ils dénoncent. Le bruit des images convient parfaitement puisque cette qualité suggère la paranoïa d’un monde occulté où le sens de l’image importe moins que le médium en tant que tel. Ellie Wyatt met en œuvre cette dialectique paradoxale de l’image pauvre et son inscription dans des théories complotistes. 

D’une part, ces images sont traitées comme étant strictement authentiques par les conspirationnistes, comme une source documentaire attestant de la réalité d’un système souterrain qui n’apparaît que dans les événements hors normes dont il est la cause. Cette logique démonstrative passe par le fait de circonscrire dans le visible, la chose passée inaperçue, nettoyant symboliquement le bruit dans l’image et le bruit de l’environnement numérique. Dans ce contexte, quelle que soit la provenance du bruit, il serait nécessaire de nettoyer l’image afin de la rendre intelligible et ainsi attester d’une réalité occultée.

D’autre part, l’attitude inquisitrice des conspirationnistes envers les images au sein du numérique est une réaction à une longue histoire de la manipulation photographique et d’une suspicion ontologique quant à leur nature, héritée des débats théoriques postmodernistes. En faisant partie intégrante du web, ces images échappent à toute possibilité de retracer l’origine matérielle et technique de l’image, d’où découle à juste titre un doute perpétuel quant à leur nature et fonction dans ce système informationnel. Or, ce que nous montre l’œuvre de Ellie Wyatt, c’est que cette distinction entre les notions d’authenticité et d’inauthenticité n’est peut-être plus adaptée au numérique.

[Figure 4]

Ces médias, dont l’artiste traite, s’inscrivent dans une dynamique contemporaine de l’image, dans un monde qualifié de post-vérité16, dans un monde où les images circulent et cohabitent, et ce indépendamment de leur sujet : captures d’écran de jeu vidéo, pornographie, photographies de vacances et images de guerre, décapitation, publicité, mêmes, etc. Cette dynamique contemporaine des médias fait état d’une transformation radicale de l’image ; les images du web social sont des images hybrides, multiples, qui réagencent la notion même d’authenticité. Elles ne montrent rien d’autre que le fait qu’elles émergent d’environnements techniques. 

Ces images peuvent être le produit croisé d’une photographie, d’un montage, d’une altération, voire même, être produites de façon indépendante par des modèles génératifs, comme des modèles de diffusion et/ou des gan17. Or, si l’œuvre de Wyatt interroge ces images, c’est que ce réagencement de leur statut amène tant les conspirationnistes que les autres usagers à faire de l’image le support indiscutable d’une idéologie – une idéologie cachée qu’il nous faudrait révéler en nettoyant le bruit, ou une idéologie dominante qu’il faut attester par le fact-checking18.

Si, peut-être, nous les regardons vraiment de près, c’est entre les modifications et leur édition, les cercles rouges et les textes en arial surimposés sur ces représentations illisibles, que leurs spectateurs pourront peut-être distinguer les vérités cachées. Cherrypicker rejoue stratégiquement cette matière première issue du web et de sites de tabloïds, pour critiquer la valeur authentique et documentaire que ces médias semblent bizarrement conserver et simultanément perdre. Normalement accompagnées de discours, ces images sont notamment distinctives de par l’usage immodéré des fameux cercles rouges. Pointant vers l’existence d’une représentation indéfinissable, ils nous rappellent la valeur indicielle de ces images techniques qui, au lieu de suturer la matérialité physique par la trace, nous rappellent que ces images ne sont que tangentes au monde. Ils laissent surtout à voir ce que, ceux qui les produisent et les éditent, prescrivent comme la bonne “perception” à suivre fixant l’interprétation sémiotique à quelques pixels isolés d’une image, à des signes vides.

[Figure 5]

 

Images sous influence

Comme nous l’avons développé jusqu’à maintenant, notamment au travers de l’analyse de l’oeuvre de Ellie Wyatt, les images, par leur potentiels techniques, peuvent révélés la destitution de la dichotomie traditionnelle entre les notions d’authenticité et d’inauthenticité ; ce faisant, le web et ses images offrent le terreaux propices à la réélaboration de contre-narrations tentant de faire sens de la consistance du monde. Or, le rôle de l’artiste est ici de reconnaître les formes dans ces images bruitées, les instances de tentatives de faire sens de ce monde inaccessible. 

Marshall McLuhan dans son entretien avec Norman Mailer, répond à propos du concept de la reconnaissance de formes que « l’artiste, lorsqu’il rencontre le présent, l’artiste contemporain, est toujours à la recherche de nouveaux modèles, d’une nouvelle reconnaissance des modèles, ce qui est sa tâche, pour l’amour de Dieu!19 ».

À ce titre, les stratégies accumulatives basées sur la confrontation de documents en tout genre dans la recherche artistique peuvent sembler incorporer l’élan paranoïaque des complotistes. L’artiste contemporain, au cœur de sa propre conspiration, connecte ce qui ne peut l’être lorsqu’il ou elle exploite la logique du web comme méthodologie de recherche. Faisant émerger des liens ayant échappé aux agrégateurs de contenus, il et elle considère alors de nouveaux cadres originaux d’interprétations en réponse à, et poussés par, la nature apophénique20du réseau.

Si la restructuration de l’information par les médias numériques a permis une collectivisation21de la connaissance dont le démantèlement des narrations institutionnelles est tributaire, Claire Bishop22 nous rappelle que le prix à payer de cette dissolution fut la lisibilité de l’information du fait de son excédent. Il en résulte que cette surabondance informationnelle rend impossible l’élaboration de sens, puisqu’elle empêche toute fixation narrative en raison de la nature bruitée et rhizomatique du réseau. La trajectoire de ces pratiques, qu’elle qualifie d’art basé sur la recherche, ou en France, dirons-nous, recherche-création, confond parfois l’acte de chercher à la pratique de la recherche. Si Internet comme méthode de recherche libère les artistes de la nécessité de souscrire aux modèles de connaissances académiques, la tentation d’imposer des directives interprétatives aux spectateurs devient d’autant plus problématique – et cela malgré l’élégance dans la formalisation propre aux champs des arts visuels.

Ainsi, lorsqu’Ellie Wyatt fomente effectivement, par les mêmes stratégies esthétiques employées par les conspirationnistes, une théorie conspirationniste, elle le fait par l’absurde, faisant succomber la modélisation apophénique d’interconnections à sa propre portée surréaliste. C’est grâce aux images qu’elle nous proposent de reconsidérer la paranoïa contemporaine imputée à cette grande machine à tisser des liens sans logique qu’est le web; comme si l’acte de compiler, collectionner des images ambiguës et de cartographier les réseaux révélait finalement ce qui, dans le web même, est occulté : la matérialité trébuchante de son réseau, sa surveillance technique excessive, les politiques complexes de ces industries et ses connexions vides dont nous ne pouvons que supputer la supposé logique.

Pour Fredric Jameson, « le complot, est-on tenté de dire, est la cartographie cognitive du pauvre à l’ère postmoderne ; c’est la figure dégradée de la logique totale du capital tardif une tentative désespérée de représenter le système de ce dernier, dont l’échec est marqué par son glissement vers le simple thème et le contenu23 » ; il n’est alors pas étonnant que les formes rhizomatiques des théories du complot ressemblent de près à la base relationnelle du web contemporain.

Il nous semble raisonnable de dire que nous avons collectivement perdu le fil de l’intrigue du monde ; les conspirationnistes proposent au contraire de révéler que l’intrigue n’a jamais été perdue mais volontairement dissimulée. Fredric Jameson affirme dans son ouvrage Geopolitical Aesthetics, que le problème est avant tout d’ordre représentationnel24 ;  pour ce penseur marxiste, les coupables sont invariablement les techno-mutations du capitalisme qui rendirent inopérants les symboles sur lesquels se sont fondés l’expérience communautaire. La réaction épidermique qu’est le retour au localisme et à l’artisanat semble symptomatique d’un monde gouverné d’un bout à l’autre par des forces déterritorialisées. En conséquence, notre incapacité à comprendre un monde si complexe trouve dans les médias numériques le vecteur parfait d’une reconfiguration du concept même de narration, et où le web s’impose comme une base de données faites exclusivement de thèmes et de contenus, terreau idéal pour un style de pensée « paranoïaque ».

Il est désormais facile, lorsque quelqu’un parcourt la base de données du web et découvre des schémas, de supposer que ce même chemin fut déjà emprunté et que d’autres ont pu former des conclusions similaires. Cela renforce naturellement ce qui aurait pu être une croyance ou une suspicion fragile. À ce titre nous pouvons considérer, à l’instar de la définition offerte par l’anthropologue Kathleen Stewart, que : « l’internet est fait pour la théorie de la conspiration, c’est une théorie de la conspiration : une chose mène à une autre, toujours un autre lien qui vous conduit plus profondément dans aucune chose et aucun endroit, flottant à travers des sites qui se divisent et se transforme jusqu’à ce que vous soyez inondé par la pure évidence que l’internet existe25 ».

Les images dégradées et compilées dans Cherrypicker démontrent par la quantité, que ces images techniques rivalisent en ligne avec les médias établis, les surpassant parce qu’elles entretiennent cette idée que les conclusions émergent naturellement pour les initiés, au lieu d’être déterminées relationnellement dans une base de données. Ellie Wyatt nous rappelle dans son œuvre qu’il s’agit bien d’une mise en abîme de l’intelligibilité, par l’utilisation de signes – ici, le cercle rouge – qui isolent ce qui doit être déchiffrable. L’image sort de son contexte effectif de production réelle pour entrer dans un système de références visuelles par analogie ; cela est rendu possible par la figure du fameux cercle rouge, mais aussi par les techniques de cropping26et autres manipulations techniques.

Cependant, et comme Cherrypicker le démontre par cette accumulation et superposition d’images pointant par ces cercles rouges des pixels distordus, le concept de liberté critique scandée avec virulence dans les milieux conspirationnistes est en réalité, tout comme pour leurs adversaires culturelles, pré- et post-produit.

S’il est évident que notre sens de la vérité en ligne est invariablement lié à notre expérience déhiérarchisée de l’information, il réside toutefois dans cette cartographie le début d’une recherche de connaissances. Des artistes tel que Mark Lombardi, bibliothécaire archiviste obsessionnel de jour et artiste-investigateur de nuit, témoigne que l’expérience de spatialisation de connaissances peut faire passer un système de pensée conspirationniste vers une révélation de conspiration, par le biais d’un travail d’authentification rétroactif27.

Il nous faut tout de même le dire, les conspirations constituent un phénomène bien réel : de l’expérience de Tuskegee à celle de MKULTRA, des avortements forcés à la Réunion, en passant par les frégates de Taïwan et plus récemment par le réseau pédocriminel de Jeffrey Epstein, l’histoire fournit un témoignage implacable que toutes les idées les plus noires à propos des riches et puissants que nous imaginons, peuvent malheureusement s’avérer vraies.

D’ailleurs de ces réels conspirations surgissent de nouvelles théories conspirationnistes, construisant des conclusions divergentes à l’interprétation postulée par les autorités épistémiques (académique, étatique, etc.) C’est là où, d’ailleurs, les conspirations et les théories conspirationnistes se départagent : si ces dernières font référence à une perception accusatrice qui peut être vraie ou non, et qui est généralement en conflit avec les institutions culturelles compétentes, l’existence effective de conspirations est communément admise rétroactivement par les autorités épistémiques.  

Le rôle de la représentation visuelle dans les théories de la conspiration permet de résister esthétiquement aux récits proposés, devenant la preuve par l’image que le contrat de référentialité est dans les environnements numériques, inadaptés. N’émane de ces images volontairement indiscernables, qu’une interprétation tout aussi forcée. Il est évident que le réseau facilite les petites narrations personnelles en décourageant activement par son obscurité cultivée, les réelles mécaniques organisationnelles qui inévitablement sont aux services du capitalisme de plateformes.

Conclusion

L’esthétique bruitée semble offrir le support idéal aux tentatives d’élaboration de contre-narrations faisant état de la consistance du monde qui échapperait au public ; ces images sont réappropriées, réagencées en liens abstraits et se constituent en cartographies cognitives conspirationnistes, dont les formes font écho à l’apophénie du web. S’il le travail de Ellie Wyatt nous semble particulièrement à propos, c’est qu’il détourne les modes de construction narrative, tant institutionnelle que conspirationniste, en traçant les limites de l’apophénie en tant que mode de recherche. Et c’est exactement en ce point que le travail d’Ellie Wyatt nous invite à remettre en question les ponts logiques dans les pratiques de recherches plasticiennes ; il s’agit de faire émerger des nouvelles questions, d’élaborer de nouvelles terminologies, en faisant de l’image le support d’une critique du déplacement des modèles machiniques vers la pensée humaine. 

Submergés par la misère symbolique et dépourvus de tout appareil conceptuel pour définir les caractères antagonistes et fluctuant de notre capitalisme communicationnel, les conspirationnistes font de la narration un outil parapolitique : les compilations d’images illisibles, indéchiffrables deviennent des modèles visuels pour rendre compte de l’occulte qui, scandaleusement, semblent être lui-même toujours occulté par la représentation. Au centre se tient la manipulation, celle de l’opinion du public, fabricant nos réalités construites devenant une sorte d’expérimentation psychosociale où les super théories du complot, pour reprendre Barkun28, font des médiations contemporaines le mode de couvrement de leur dessein malfaisant. 

Il est rassurant de se penser immunisé, notamment dans les institutions académiques qui se sont construites sur la clarté des Lumières et la rationalité scientifique. Nombreux sont les chercheurs qui s’accordent sur l’hypothèse que chacun croit a minima à une théorie du complot. Lorsque vous vous demandez, hébété face aux flat-earther29, aux pourfendeurs auto-adoubé de satanistes pédophiles du cercle fermé du Pizzagate, aux débusqueurs de chimères mi-homme mi-lézard, « est-ce qu’ils y croient, vraiment ? », la réponse est invariablement «oui », et d’ailleurs, toutes ces théories impliquent un réseau connexe de croyances sur lesquelles se bâtissent ou s’incorporent ces narrations maîtresses.

Nous pouvons concéder aux conspirationnistes que l’omniprésence du réseau et la difficulté de le représenter, de ces infrastructures matérielles, économiques et communicationnelles, impliquent nécessairement des connexions inattendues, des sauts sémantiques et des liens entre des éléments disparates. Cette façon de construire du sens entre ces éléments est appelée apophénie mais lorsqu’elle est créée en ligne, générée automatiquement nous appelons cela Internet, notre grande machine apophénique de liens, de toiles tissées dont les « murs de la conspiration » aux documents visuels empilés ne font que refléter le registre paranoïaque des technologies contemporaines où finalement tout est effectivement connecté.

 

Citer cet article

Ambre Charpier et Kim Sacks, « Le bruit des images : une esthétique conspirationniste ? », [Plastik] : Et si la consistance du monde ne nous était pas donnée ? #13 [en ligne], mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/12/21/le-bruit-des-images-une-esthetique-conspirationniste/

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