Les potentialités des expériences sensibles dans la crise écologique : une approche transdisciplinaire
Émeline Gougeon
Nr 13 . 21 décembre 2023
Aujourd’hui, selon les scénarios climatiques fondés sur des données et analyses scientifiques les plus récentes, l’habitabilité de la Terre, à tout le moins l’habitabilité d’un certain nombre de territoires, est sérieusement menacée. La vie telle que nous la connaissons est l’objet d’importants et nombreux changements ; certains sont et seront ainsi très dommageables et/ou même irréversibles. Avec une forte croissance démographique à partir du milieu du XXe siècle, une production de masse et des modes de vie ultra-consommateurs, l’activité de notre espèce, l’espèce humaine, a un rôle de plus en plus indéniable et dévastateur sur la situation écologique actuelle. Depuis plusieurs décennies, la communauté scientifique internationale, notamment à travers les rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), tire un véritable signal d’alarme sur la nécessité de changer nos comportements face au réchauffement climatique. Ce signal d’alarme, également porté et/ou relayé par de nombreuses ONG et d’autres acteurs de la société civile tels que les artistes, fait notamment état d’une destruction massive des écosystèmes et de la biodiversité à travers le globe, de la pollution de l’air et de l’eau, de la surexploitation des ressources naturelles, du problème des déchets (ménagers, nucléaires, etc.), de l’effet des pesticides et d’autres substances chimiques dans l’environnement. Toutes ces problématiques ont et auront des impacts de plus en plus négatifs sur les espèces, dont la nôtre, sur notre santé et la sécurité des populations. Au regard de la quantité et de la précision des données compilées sur ces problématiques environnementales, les politiques et les actions tant individuelles que collectives mises en place pour répondre aux enjeux questionnent.
Aujourd’hui, malgré la multiplication non seulement des connaissances et des campagnes d’information, mais aussi des initiatives et résolutions, les avancées notables politiquement qui peuvent être relevées (Balmford et al., 2005) ne s’accompagnent pas pour autant de changements globaux, ni d’un renversement des tendances problématiques telles que la surconsommation, la surproduction et la destruction des écosystèmes en danger (Millennium Ecosystem Assessment, 2005). Parmi d’autres indicateurs, et depuis les premiers calculs dans les années 1970, les émissions de dioxyde de carbone ont significativement augmenté. Pire, depuis le Sommet « planète Terre » ou sommet de Rio il y a plus de 20 ans, les émissions n’ont jamais marqué de baisse significative. Au contraire, bien qu’une stabilisation des émissions mondiales ait pu être constatée entre 2014 et 2016, les émissions ont atteint de nouveaux records en 2017 puis en 2018. Ainsi, en 2019, les émissions de CO2 atteignent 38,0 milliards de tonnes, soit une multiplication par 2,4 depuis 1970 (chiffres hors UTCATF : utilisation des terres, changement d’affectation des terres et foresterie).
Autre marqueur préoccupant : les données et tendances mondiales sur la déforestation traduisant notamment des dynamiques opposées selon les régions. Alors que ces formations végétales sont indispensables à la vie sur Terre (FAO, 2020), la perte de surface forestière notamment au profit d’autres utilisations des terres n’est pas stoppée ; et ce, malgré les traités internationaux et les engagements pris par de grandes entreprises. Selon l’indice Forest Landscape Integrity, les forêts ont tellement été dégradées dans le monde que seules 40 % sont considérées comme ayant une haute intégrité écologique (Grantham et al., 2020). Enfin, selon le World Resources Institute, 80% de la couverture forestière mondiale originelle a été abattue ou dégradée, essentiellement au cours des trente dernières années.
Face à de tels constats, pourquoi rencontrons-nous tant de difficultés à changer, à mettre en place de nouveaux comportements, de nouvelles représentations du vivant ? Il est certain que les enjeux engagés par l’habitabilité de la Terre et la responsabilité de notre espèce à cet égard révèlent la complexité à la fois de notre monde, de nos interactions avec celui-ci et de notre propre fonctionnement à l’échelle individuelle ou sociétale. Alors que nous sommes soumis à une urgence certaine et à de nombreuses injonctions, la complexité de la question écologique et le poids de son schéma global alarmant semblent tantôt désarmer, tantôt créer des résistances ou du déni, menant à des comportements parfois irrationnels ou paradoxaux, même à l’inaction ; autant de réponses ne se révélant pas être à la hauteur des défis présents et à venir.
Parmi les raisons majeures des difficultés à implémenter des changements globaux, un certain nombre d’analyses évoquent la nécessité « d’une réorganisation sociétale sans précédent, notamment au niveau de l’économie de marché1», impliquant un changement dans la manière dont nous, humains, pensons notre rapport à l’autre et à la nature (Pelluchon, 2011). Les difficultés peuvent également s’expliquer par l’inefficacité des gestions imposées sur le mode top-down (Fraser et al., 2006) ; les tensions ou points de friction avec d’autres enjeux et réalités de vie ; des discours et comportements dissonants ; ou encore les limites des exposés scientifiques à modifier les comportements, à l’instar d’une conscience culpabilisante ou moralisatrice qui associée à un sentiment d’impuissance amène plutôt à se désintéresser des questions écologiques2. Or, et s’il s’agit d’établir les conditions d’un dialogue et celles d’une médiation qui soit à même de toucher davantage le public pour le rendre plus « acteur », les sciences humaines et sociales démontrent qu’il y a nécessité de ne pas s’adresser uniquement à la dimension cognitive de l’individu, mais d’engager également les dimensions affectives et comportementales de la personnalité humaine. D’un point de vue sociologique, la perception et la sensibilité du public à la vulnérabilité de nos écosystèmes n’est pas performative et ne contribue pas à un engagement d’action plus responsable (Chardel, 2021). Dans une telle perspective, la crise environnementale ne peut pas être appréhendée et contenue (seulement) par la science et le droit (Pelluchon, 2011).
La crise écologique est une crise des sociétés humaines : « c’est une crise de nos rapports collectifs et existentiels au vivant, de nos rapports et affiliations au vivant, qui commandent la question de leur importance par laquelle ils sont de notre monde, ou hors de notre monde perceptif, affectif et politique3 » ; elle est en ce sens une crise de notre sensibilité au vivant. Il en découle des blocages idéologiques en matière de représentation qui semblent limiter notre capacité à intervenir de manière plus responsable vis-à-vis des grands enjeux écologiques de notre temps. Du fait même que nous n’existions essentiellement que par nos rapports aux êtres qui nous entourent, ces vivants nous imposent des devoirs et de nouveaux impératifs. Ainsi, chercher à développer une relation plus sensible et enrichie au vivant et redonner du sens ouvre la possibilité de rompre avec la tendance moderne et délétère de réduire la Nature à une matière inanimée (Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005). « Et qui mieux que l’art peut enrichir, complexifier, raffiner notre sensibilité ? Qui mieux que l’art peut sédimenter en nous de nouvelles représentations, de nouveaux symboles, de nouveaux imaginaires du vivant, à même d’enrichir notre goût et notre disponibilité au monde vivant4 » et permettre de nouvelles formes d’interactions avec nos environnements naturels ?
En effet, une rencontre avec une œuvre d’art peut rassembler une diversité inégalée et variable de ressources communément associées aux efforts scientifiques ou philosophiques, mais avec l’ajout d’une expérience esthétique, sensible, d’émotions et de sensations. À travers cette capacité à faire appel à l’intellect, aux émotions, à l’intuition et l’imagination, en mettant en jeu le corps, l’autre, et plus ou moins directement des environnements, mais aussi à naviguer entre le visible et le non-visible, entre le matériel, l’intangible et l’ineffable, l’approche artistique semble être une médiation tout à fait singulière, non seulement pour rendre le public acteur, le toucher plus sensiblement, mais aussi en vue de proposer des pas de côté et des espaces de pensée critique afin de favoriser l’émergence de nouveaux horizons de sens et d’action relativement aux enjeux cruciaux de notre époque, de nos sociétés. Au sein de sociétés à dominante techno-symbiotique, par-delà le spectre visible et les catégories esthétiques et/ou institutionnelles, l’art contemporain mène le spectateur à une sorte de précipice expérimental, à une expérience émouvante (von Drathen, 2004) par laquelle il est possible de produire du sens et d’engager toutes les dimensions de nos personnalités.
À la question de savoir comment les arts peuvent aider à réagir à la crise politique et climatique, Bruno Latour répond en proposant trois axes de réflexion : l’impact de la nouvelle situation cosmologique sur les propositions artistiques contemporaines ; la capacité des artistes à anticiper cette nouvelle consistance du monde ; et la nécessité de trouver, avec eux et avec les citoyens, d’autres formes d’organisation et d’enquête (Latour, 2021). Car la crise écologique est bien entrée dans le champ des arts visuels et de l’art contemporain (Demos, 2016), à l’image des récentes technologies, dont les outils et systèmes numériques, qui ont révolutionné et font aujourd’hui partie intégrante de nos rapports aux autres et au monde.
Face aux enjeux de la crise écologique et au regard desquels les technologies numériques ont également un rôle, des approches croisées, innovantes et créatives, ont ainsi vu le jour entre art, science et technologie. En raison de la complexité croissante du savoir (Charaudeau 2010), le développement de telles transversalités semble détenir des atouts non négligeables. En effet, les acteurs scientifiques se sont rendus compte qu’il y avait un réel besoin d’approches complémentaires, voire pluridisciplinaires, plus créatives, plus immersives et engageantes à la fois pour donner un sens aux données et faire comprendre leurs caractéristiques multidimensionnelles, mais aussi pour engager des potentiels changements de comportements. Soutenus par un nombre croissant d’institutions, ces rapprochements entre art, science et technologie visent ainsi par leur production à enrichir tant nos connaissances que nos modes de perception en rendant notamment plus tangibles les phénomènes dont ceux qui échappent à notre perception immédiate.
Parmi la grande diversité et hétérogénéité des dispositifs entre art et science, il est possible de mentionner : le collectif et plateforme multimédia World of Matter ; Rivers 2nd Nature et Eden du studio Collins & Goto ; Corail Artefact de Jérémy Gobé ; ou encore Capacity for (urban eden, human error) d’Allison Kudla ; Stalagmèmes de David Chavalarias, Jonathan Pêpe et Thibaut Rostagnat ; Diving into an Acidifying Ocean de Cristina Tarquini ; Aqua_forensic de Robertina Šebjanič and Gjino Šutić, etc. Néanmoins, malgré l’intérêt que suscitent ces coopérations entre arts, sciences et technologies comme autant de tentatives d’encourager de nouvelles façons de procéder et de penser nos mondes environnants et, plus largement, les questions écologiques, de nombreux points restent encore à éclaircir et à approfondir.
C’est en ce sens que le programme EDEN ARTECH (Ethics, Design and Empowerment for Nature through ARts and TECHnologies) est pensé. Initié notamment par les enseignants-chercheurs Pierre-Antoine Chardel de l’Institut Mines-Télécom, spécialisé sur les questions éthiques des technologies et Jacob Dahl Rendtorff de l’université de Roskilde, spécialisé en bioéthique et biolaw et soutenu par l’institut ACTE, EDEN ARTECH, vise à rassembler et former un écosystème de chercheurs, artistes, designers, citoyen(ne)s afin de pouvoir étudier plusieurs autres aspects cruciaux des synergies arts-sciences. Il s’agit plus précisément de questionner la perspective centrale de la sensibilité et de la participation citoyenne en assumant une dimension d’extra-territorialité, les enjeux d’une approche socio-philosophique de l’alliance arts-sciences et des modes d’enseignement ouverts à l’interdisciplinarité. En effet, il y a nécessité à développer des procédures opérationnelles plus spécifiques. Ainsi, un des défis sera de concevoir de nouvelles formes de littératie facilitant un travail d’interprétation mais aussi d’implication collective. Cela renvoie par exemple aux compétences interprétatives de la cartographie, aux dispositifs d’alerte ou à l’appréhension de l’environnement par les sens (odorat, vue, ouïe, etc.). Il s’agira aussi d’examiner en particulier la question de la sémio-politique des données environnementales (Carmes, 2020).
En cours de construction, et à l’opposé aussi de tout catastrophisme anxiogène, EDEN ARTECH se veut être une proposition constructive visant à étudier les limites et les possibilités d’une nouvelle approche interdisciplinaire des problèmes écologiques et environnementaux. Sur l’hypothèse que les données scientifiques collectées combinées à des expériences sensibles, immersives et interactives pourraient devenir la source d’une meilleure appréhension des enjeux environnementaux, créant ainsi les conditions d’une plus grande prise de conscience, les spécificités du projet se fondent sur la création de nouvelles synergies entre l’art, la science, l’éthique, la philosophie, et des dynamiques d’interaction entre différentes formes de savoir et de pratique (données scientifiques, savoirs ancestraux et expériences immersives). Réparties en différents modules de travail, le programme prévoit des recherches empiriques réalisées à partir de la collecte de données sur les arbres et les forêts avec des travaux de terrain dans différentes régions du monde. L’accent particulier mis sur les interactions avec les arbres et les forêts s’explique par le symbole que représentent ces organismes vivants en tant que caractéristique de notre expérience de la nature. Enfin, en créant des formes d’interactions techno-éthiques (à travers des expériences immersives et la visualisation de données), le projet cherche à proposer de nouveaux principes en matière de bioéthique et de biolaw, embrassant un niveau de complexité jamais totalement assumé.
Questionnant la consistance même de nos relations au vivant et au monde, considérant l’approche art média et arts-sciences comme fondamentale pour créer de nouvelles connaissances et de nouvelles formes d’engagement, d’empowerment, l’enjeu de cette démarche transversale est de participer et faciliter une nouvelle diplomatie absolument nécessaire entre humain et non-humain. En effet, s’il est avéré que l’espèce humaine est aujourd’hui majoritairement responsable de l’accélération des bouleversements environnementaux et de la destruction de la biodiversité, qu’elle rencontre des difficultés à implémenter des représentations nouvelles et des comportements moins destructeurs, il n’en reste pas moins qu’elle est aussi la seule espèce en capacité d’agir consciemment et délibérément pour renverser la tendance et restaurer certains équilibres globaux vitaux à la vie sur Terre, pour notre espèce et celles avec lesquelles nous coexistons.
Citer cet article
Émeline Gougeon, « Les potentialités des expériences sensibles dans la crise écologique : une approche transdisciplinaire », [Plastik] : Et si la consistance du monde ne nous était pas donnée ? #13 [en ligne], mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/12/21/les-potentialites-des-experiences-sensibles-dans-la-crise-ecologique-une-approche-transdisciplinaire/