Pratiques situées et fictions : le « comme si » entre modèle et modelés du monde
Aurélie Herbet
Nr 13 . 21 décembre 2023
Table des matières
Introduction
Comment rendre visible l’insondable, le mouvement d’une Terre dont le souffle, les vibrations, s’étendent jusque dans les fonds marins ? Comment révéler la fragilité d’un monde en constante transformation, tant du point de vue politique qu’écologique ? À partir de la pratique de Clément Cogitore, et plus particulièrement de son exposition Ferdinandea, présentée au Musée des Arts Contemporains de Naples de juin à septembre 2022, nous narrant l’histoire géologique et politique d’une île éphémère, il s’agira de porter notre attention sur des oeuvres dont l’approche située, s’attachent tant à proposer une vision fantasmée d’un territoire que mettre en exergue des problématiques géographiques, politiques ou encore sociales. Par quels moyens ces oeuvres, via l’approche fictionnelle et factuelle qu’elles proposent, interrogent-elles nos modèles, en remodel(is)ant symboliquement le monde dont elles s’emparent ? De quelles manières permettent-elles d’entrevoir les interstices, les possibles entre jeux fictionnel (le comme si) et documentaire ? Dans ce contexte de création et de réflexion, le situé sera défini en tant que prise de position mais réintroduira également une pensée du milieu, déployant des formes révélant les relations réciproques entre les organismes et leurs lieux de vie. Ma position sera ici celle de plasticienne, entrant en relation directe et sensible avec les formes, la praxis, les processus et gestes engagés.
Ferdinandea : de son impossible saisie à sa dimension fictionnelle
Entre pratique vidéographique, cinématographique, installative, Clément Cogitore (Prix Marcel Duchamp en 2018) travaille les images de sorte à montrer les manières dont elles sont façonnées et nous façonnent en retour, comment elles construisent nos récits, nos modes d’actions, nos croyances, nos mémoires collective et individuelle, dans un rapport aux rituels et aux passages entre les mondes sensibles, spirituels et imaginaires. Mentionnons Mémento Mori (2012) ou encore Lascaux (2017), film dans lequel l’artiste « redonne vie au film d’archive en le filmant à nouveau de manière à mettre en scène à sa surface une envolée de papillons, dont les ailes deviennent elle-mêmes des surfaces de projection et dont les ombres en mouvement se déploient sur les parois rocheuses1 ».
[Figure 1]L’exposition Ferdinandea, qui fait l’objet de notre attention, nous témoigne de l’histoire de l’île volcanique éponyme émergeant en juillet 1831, par la collision de deux plaques tectoniques, au milieu des eaux méditerranéennes s’étendant entre la Sicile et la Tunisie. Dès son apparition, cette île attire la convoitise et l’attention des pays européens rivaux du fait de sa situation géopolitique stratégique. À la fois revendiquée par la France, la Grande Bretagne et le Royaume des deux Siciles, qui la prénomment respectivement Julia, Graham et Ferdinandea, l’île émergeant des fonds marins, apparaît pour ces États comme un terrain vierge à exploiter. Dès sa découverte, elle représente ainsi un potentiel territorial fort enviable puisque stratégiquement placée pour l’exercice du pouvoir européen. Des films 16 mm, des vidéos, des photographies et des livres, lettres et documents historiques, retracent à la fois sa naissance mais aussi son naufrage (puisque cette île volcanique a très vite sombré sous la mer quelque mois après sa découverte). Une sélection d’illustrations, de cartes et de lettres du 19e siècle dessinées par des cartographes et des géologues sont présentées afin de documenter les richesses insulaires et d’établir la souveraineté des pays concurrents.
[Figure 2]Les fragments, relevés géologiques et cartographiques que l’artiste a sélectionné lors de ses recherches, mettent en exergue le pouvoir de fascination, de fantasme, d’utopie et de spéculation qu’a suscité cette découverte ; on peut notamment y lire des extraits d’une Lettre relatant l’exploration de l’île de Julia issu du Bulletin de la Société Géologique de France, écrit par Constant Prévost, géologue, en 1831 dont voici un extrait :
« Les bords extérieurs sont battus par les eaux et s’écroulent quand leur masse surplombantes ne peuvent plus se soutenir, et tout autour se forme de ce débris, une plage aux bourrelets sablonneux. Il est à croire que l’île entière sera bientôt rongée et ne laissera qu’un banc de sable au niveau de la mer, très dangereux pour les vaisseaux le seul moyen de la conserver serait de l’entourer d’une digue. Le thermomètre plongé dans le sable recouvert par l’eau de la mer indiquait 81 à 85 centigrades (environ 29°C) ; l’eau qui restait dans les dépressions semblait prête à bouillir. Eu enfoncée ma main, dit le capitaine, a quelques pouces dans le sable brûlant de la surface, j’ai tout trouvé frais, mais l’un de mes doigts s’était trouvé sur le trajet d’une bulle de gaz ou de vapeur qui visiblement était partie d’une grande profondeur, je fus vivement brulé. Ces bulles en éclatant à la surface, lançaient du sable et simulaient de petits volcans2. »
[Figure 3]Les éléments naturels composant le territoire volcanique ainsi que les transformations et mouvements invisibles de la Terre sont saisis par les différents procédés vidéographiques instaurés par l’artiste. Comme en témoigne la vidéo Ferdinandea, Ashes, film contemplatif, sans narration, superposant une image fixe (fragment d’une gravure de Benedetto Marzolla datant du 19e siècle) et des cendres se dispersant au sein d’un environnement aqueux orchestré par l’artiste. L’œuvre, d’une boucle d’environ 3 minutes, hybride images fixes et en mouvement, documents historiques et montages plastiques. La fiction s’élabore dans l’assemblage entre archives et volutes de cendres. L’écran est ici double : telle une surface fine entre scories et cristaux liquides (LCD), le médiatique s’entremêle aux éléments naturels. De part et d’autre de cette projection, des documents (lettres et livres) mentionnent les différentes dénominations de l’île, fruit de batailles territoriales féroces entre les différentes nations voulant se l’approprier et nous ramènent à une réalité bien moins onirique.
[Figure 4]L’impossible saisie de cette terre, devenue territoire politique et militaire, se manifeste également dans Ferdinandea : Uncertainties, un film de fiction de 42 min qui associe des voix, des fragments de textes, des extraits de vidéos tournées par l’artiste mais aussi des images prélevées. Composé d’une partie retrospective sur l’histoire de l’île au XIXe siècle, le film raconte progressivement l’histoire contemporaine de l’île, puis alterne avec des fragments davantage fictionnels et expérimentaux. L’œuvre vidéographique est composée d’images qui se succèdent et montrent l’évolution de l’île entre passé, présent et futur. Des langues (l’italien, le français, l’arabe, le maltais, le sicilien) se mêlent, les images défilent et re-composent la complexité du territoire insulaire. Cette « esthétique du fragment3 », comme la nomme Vincent Amiel – entre montages plastiques et cinématographiques –, est également à l’oeuvre dans Ferdinandea : Vigilances.
[Figure 5]D’une durée de 13min, ce film contemplatif, non narratif, nous amène à ressentir les sensations d’une expédition sous-marine dans le canal de Sicile en nous plongeant dans les fonds marins, à la recherche de l’île enfouie. Un sismographe est placé sur le banc Graham, auquel appartient le volcan Ferdinandea. L’exploration dans les profondeurs4 conduit le spectateur à s’immerger dans des abysses de plus en plus sombres et opaques, à la rencontre des blocs de basaltes des anciens sommets de l’île. On y découvre que la vie sous-marine a repris mais que cette apparente quiétude est régulièrement menacée par des micro tremblements de terre enregistrés, rappelant que l’activité volcanique pourra, un jour ou l’autre, refaire surgir l’île en surface.
Saisie du réel par la pratique située
Les différentes fictions plasticiennes façonnées par l’artiste se nourrissent de recherches de terrain, de récits, de témoignages, d’une attention accrue au territoire. Elles proviennent de tissages singuliers, puisent leurs formes et leurs contenus dans des réalités tangibles et sensibles. Dans un double mouvement d’inscription et de franchissement du réel, du monde qui nous entoure et que nous façonnons, s’instaure une pensée dynamique dont les formes sensibles opèrent dans le réel en jouant avec ses codes de sorte à le reconfigurer. Mais si cette opération est envisageable, c’est bien par l’entremise du spectateur, inclus dès lors qu’il entre dans l’univers de la fiction. En retour, Jean-Marie Schaeffer, Dans Pourquoi la fiction ? démontre que lorsque le destinataire d’un tel type d’œuvre se remémore son expérience, circonstances réelles et activités fictionnelles se lient : « L’interpénétration du contexte actuel et de l’univers d’immersion fictionnelle crée des liaisons mnémoniques extrêmement stables entre les représentations induites par le dispositif fictionnel et les stimuli actuels appréhendés en arrière-plan5. » Selon lui, cette expérience fictionnelle revêt une dimension cognitive, une attitude mentale, nous permettant de la modéliser. Comme le note le philosophe, les activités en lien avec la fiction induisent un mode de réception spécifique : « le critère de réussite de la modélisation fictionnelle réside non pas dans sa fidélité (quoi qu’on entende par ce terme) par rapport à une réalité qui serait donnée à copier, mais dans sa force modélisante, dans son caractère projectible et notamment dans la puissance de ce que Thomas Pavel – critique littéraire et également théoricien de la fiction) appelle des dispositifs inférentiels. C’est à travers cette puissance de projection et d’inférence que la fiction agit6. » Restreindre la compétence fictionnelle à ses relations aux référentiels réels c’est occulter sa force cognitive, sa capacité à modéliser la pensée. D’autre part, la fiction reconfigure le réel au sens où elle influe sur lui, où elle s’appuie sur ses référents, tout en les travaillant. Cet aspect a été souligné entre autres par Paul Ricœur, lequel évoque ainsi une « refiguration7 » ou encore une « configuration nouvelle » du monde dans un « mouvement de transcendance par lequel toute œuvre de fiction, qu’elle soit verbale ou plastique, narrative ou lyrique, projette hors d’elle un monde qu’on peut appeler le monde de l’œuvre8 ». Les éléments protéiformes proposés par le parcours vidéographique, l’installation documentaire, nous immergent et émergent, au gré des différentes temporalités et nous amènent à découvrir géologiquement et géographiquement l’île. Ils nous conduisent également à se positionner quant à son histoire, d’une terre devenue territoire puis redevenue terre sous-marine. Ici l’expérience de la fiction convie à nous déplacer des différents points de vues historiques et documentaires que nous pouvons par ailleurs consulter.
Le montage comme plaque sensible de l’éphémère
[Figure 6]Ce que le spectateur circulant dans l’exposition est ainsi amené à percevoir et à imaginer, c’est bien cette impossibilité de se saisir en totalité de l’environnement : mouvant, vivant, étrange, fascinant, bouillant, tant politiquement qu’écologiquement. La vie terrestre, de ses mouvements infimes à ses grands bouleversements visibles, est précaire. Cette pratique transforme dès lors le territoire insulaire en site, elle nous pousse à prendre position ; en cela, les prises de vues, les capitations, le travail d’archives, montées, assemblées, donnent « consistance » au territoire telle une « plaque sensible de l’éphémère9 » comme l’énonce Christine Buci-Glucksmann dans son Esthétique de l’éphémère. Elle révèle à la fois le site et la fragilité induite par sa possible disparition dans un entre-deux de la création :
« Il convient […] de différencier l’éphémère du seul instant comme « coupure du temps » au sens aristotélicien, mais aussi du seul présent vécu. L’éphémère est un art du temps, qui consiste à l’accueillir, à céder au temps (tempori céder), et à l’accepter tel qu’il est, fût-il imprévisible. Il est beaucoup plus proche de la quête de l’intervalle propre à la culture japonaise du Ma (espacement, intervalle, vide) que la seule jouissance hédoniste du présent qu’il implique. Car tout passage est fugitif et fragile, et rentrer au coeur de l’occasion comme rencontre implique de traverser le temps, de lui donner son rythme, ses aiguillons, ses intensités et ses intranquillités. […] L’éphémère n’est pas le temps mais sa vibration devenue sensible10. »
Le devenir sensible d’une époque où l’image omniprésente est à repenser telles de nouvelles fluidités : Les cendres, le ciel noir, la lune, la lave, l’île brûlante et instable, les eaux d’un vert chimique, les gaz toxiques, une plage mouvante, rejouent l’hétérogénéité de ces images filmées ou trouvées sur internet. L’artiste manipule ces dernières de façon similaire à la manière dont elle circulent dans nos vies et notre quotidien :
« Le développement mondial de toutes les cultures des flux, [nous dit Buci Glucksmann] ceux de l’information, des médias, des nouvelles technologies et du virtuel, a donné lieu à un temps de plus en plus éclaté, non linéaire et non unifié, voire même non directionnel11. » Cette pratique plasticienne qui se positionne et se saisit des données du vivant, entrelace, le temps de l’exposition, des projections cinématographiques et des strates mémorielles. Elle met en forme temporairement ce réel qui se dérobe. L’éphémère « implique ainsi une sorte de capture-accueil du temps, de ses modulations infimes qui animent le présent, lui donnent sa tonalité, sa nuance, et recréent ses passages et ses fragilités12. »
[Figure 7]La démarche de Clément Cogitore est marquée par cette volonté de ne pas anticiper le scénario : si la fiction se construit, c’est bien grâce au hasard des rencontres, des recherches, des questions posées par le sujet traité. Pour Ferdinandea, le montage agit dès lors tel un révélateur liant l’hétérogénéité du site volcanique et la fiction qui en est issue, opérant à la fois telle un modèle (une entrée en fiction) et de possibles modelés du monde. En effet, l’œuvre vidéographique, matière infiniment malléable13 et discrète14, par le biais des différentes temporalités racontées, montées et enchevêtrées, crée un trouble. Comme nous l’avons déjà énoncé, une homologie se tisse entre cette terre instable, composée de lave, de magma, et le flux de ces images aux registres variés. La pluralité des formes plastiques produites (imageries scientifiques, modélisations 3D, photographies, films) s’empare du réel en recherchant dans leurs relations intermédiales ce qui se joue, et ce, dans un rapport dynamique. Il n’est dès lors pas question d’opposer la fiction, l’imaginaire, au réel, comme le montre Jacques Rancière, lorsqu’il note que l’un des rôles de l’artiste est de changer les repères du dicible, du visible, et de rechercher ce qui n’est pas encore vu. Par cela, le sensible s’articule à d’autres possibilités perceptives pour être ainsi remis en jeu :
« La fiction n’est pas la création d’un monde imaginaire opposé au monde réel. Elle est le travail qui opère des dissensus, qui change les modes de présentation sensible et les formes d’énonciation en changeant les cadres, les échelles ou les rythmes, en construisant des rapports nouveaux entre l’apparence et la réalité, le singulier et le commun, le visible et sa signification. Ce travail change les coordonnées du représentable ; il change notre perception des événements sensibles, notre manière de les rapporter à des sujets, la façon dont notre monde est peuplé d’événements et de figures15. »
Conclusion
Revenons, pour conclure, aux propos liminaires de notre réflexion : « Et si la consistance du monde ne nous était pas donnée ? Le « Et si…. » est ici, la condition d’une terre, devenue territoire à reconsidérer au regard de réalités nous échappant ; ici, un fragment du monde, une île, est le terrain d’exploration artistique situé de Clément Cogitore. Le situé concerne le site en lien avec ce qu’il construit en termes de sens par rapport à un espace parcouru, vécu, pensé et transformé. C’est donc d’une attention accrue au monde dont il s’agit, d’un monde qui, à cette occasion, le temps d’un regard, d’une écoute, bénéficie d’une nouvelle compréhension. Et si. L’ajout d’un facteur (le « et ») et la condition ou l’éventualité (le « si ») mènent alors l’œuvre vers des versions d’un réel complexe se laissant peu à peu révéler, en partie, par cette plaque sensible, entre plasticité et mises en scène. Du « Et si » au « comme si », de l’hypothèse à la feintise ludique partagée, de la modélisation aux modelés d’une terre insulaire, l’exposition témoigne d’un temps géologique devenu territoire politique, révélatrice d’un monde mouvant et vivant. La figure de l’île nous invite à considérer l’espace du politique et de ses possibles, ses potentiels récits imaginaires. Les prises de vues, leurs circulations dans l’exposition, entre écrans et déplacements du spectateur, composent un paysage composite invitant à la déprise d’un territoire redevenant terre en mouvement. À partir d’un montage double, d’une part celui d’images prélevées, captées, dessinées, hybridées, entre textes et photographies, entre images fixes et en mouvement puis, d’autre part, d’un montage spatial opéré au sein de l’exposition, Ferdinandea nous re-situe en nous livrant des fragments, des micros mondes, des indices, des traces (empreintes) et des tracés. Par ces procédés, l’invisible tente de se saisir par l’image latente, le gros plan, le clair-obscur, le flou, la vibration, l’abyssal, les volutes, les nuées, la fusion. Géographiquement, politiquement, poétiquement, ces éléments et gestes plasticiens décrits précédemment nous font ainsi pénétrer dans des réalités alternatives, entre virtualité et actualités.
Citer cet article
Aurélie Herbet, « Pratiques situées et fictions : le « comme si » entre modèle et modelés du monde », [Plastik] : Et si la consistance du monde ne nous était pas donnée ? #13 [en ligne], mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/12/21/pratiques-situees-et-fictions-le-comme-si-entre-modele-et-modeles-du-monde/