BANCAL
Véronique Verstraete
Nr 13 . 21 décembre 2023
La tendance, lorsqu’il s’agit d’aborder la création en art contemporain, reste bien souvent celle définie par le fait que la pratique artistique porte irrémédiablement sur l’individuel. Il s’agit d’un rapport à soi, certes, mais également aux autres et au monde. Lorsque l’artiste pratique la sculpture, il s’attache aux constituants de celui-ci : la matière, l’espace, l’expérience, les sens. Aussi, je m’attacherai à la pluralité qui constitue le Monde, celui de la co-création en particulier qui peut représenter, rejoindre ou exprimer ce dernier. Différents éléments le composent, 1 seul (le 1 étant toujours seul) ne le formerait pas. Le rendre manifeste par le jeu de formes fragiles en équilibre ou en tension, tel que le travail en cours qui a été présenté lors du colloque transversal, a permis de commencer un travail de développement d’un phénomène non figé comme le monde lui-même. Ce dernier est construit et fait par le vivant et la relation entre ces êtres vivants. Bancal est une métaphore de l’existence par le jeu de jonglage de formes à l’échelle de la main. Nicolas Longuechaud, artiste jongleur, directeur de la Compagnie Longshow, a été le co-auteur de cette expérimentation de 15 minutes.
Le deuxième élan qui a mené cet essai est celui de l’expérience. La présence constante du subjectif et de l’entendement dans Bancal par le jeu du jongleur lui confère un caractère d’expérience. L’utilisation de l’œuvre par un autre créateur, du fait même de sa pratique du jonglage, rend manifeste une certaine expérience du Monde et de ses incertitudes, qu’elle soit physique ou sensible. Il est question d’acte à partir d’une hypothèse posée par des volumes géométriques fabriqués en terre cuite.
Cet article énonce les réflexions qui m’ont amenée à proposer ce temps d’improvisation en collaboration avec un artiste jongleur dans le cadre du colloque inter-axes de l’Institut ACTE en novembre 2022.
Je me suis formée en tant qu’artiste dans un environnement d’intellectualisation de l’œuvre. J’étais sans cesse partagée entre le fait de faire physiquement et d’expliquer intellectuellement (faire/penser). Ma pratique s’est nourrie de ce paradoxe pour rejoindre un espace commun au spectateur et à l’œuvre (agir/recevoir), ce qui a été pour moi une manière de réconcilier l’intelligible et le sensible. Nous étions, artistes des années 90, dans une situation, qui nous demandait de définir plus avant ce que devenait la pensée dans l’œuvre. Peu à peu les collaborations se sont imposées à moi, qu’elles soient scénographies ou expositions. Les passages d’une pratique à une autre et la localisation des contours de chacune d’entre elles sont les moteurs de ces créations. Chaque artiste garde ses spécificités, sa pratique et son style, l’ensemble développe une œuvre dans laquelle le corps et l’acte sont prépondérants, à l’opposé de l’objet. La forme créée, par sa couleur, sa taille, ses proportions, sa durée, son odeur, son bruit, sa matérialité reste importante. L’expérimentation, dans ses diverses formulations persiste. Elle engendre un passage ou une éventualité incertaine. Lorsqu’il y a co-création l’ordre, ou process établis, sont bousculés et révélés.
Le choix des éléments soumis au geste du jongleur a été assez simple et évident. Une matière naturelle, façonnée à la main, fragile si elle n’a pas été cuite. Le grès chamotté, qui comporte un peu d’argile cuite concassée, a un meilleur maintien au façonnage et un retrait au séchage réduit. Pour réaliser des volumes géométriques vides ce type d’argile est approprié. Il reste fragile après cuisson s’il est lancé, roulé, posé en équilibre, mais relativement solide. Les gestes peuvent être expérimentés. L’équilibre à trouver est ainsi tout autant dans le fait de ne pas les casser que de les éprouver formellement en rapport avec le corps du jongleur. Au delà de la fragilité des pièces, la vibration des lignes du corps en tension et celle des traits formés par les bords des sculptures géométriques conjuguent entre elles. Malgré ou grâce à leurs natures différentes elles permettent l’apparition de l’une l’autre. Selon le jour, la forme physique du jongleur, l’instant, la lumière, le spectateur les percevra différemment, rien n’est joué à l’avance.
Nicolas Longuechaud a choisi de jongler en parallèle avec ces objets familiers comme les balles blanches ou le bâton de bouche, la collaboration engagée étant bien celle qui permet à chaque artiste de garder ses spécificités. Au contraire des œuvres-volumes géométriques en terre cuite qui lui ont été confiés, les balles sont rondes, légères, souples, équilibrées, à l’échelle de la main. Le contraste dans l’espace de la scène improvisée en était accentué. Le grès chamotté choisi, ocre rouge avant cuisson devient noir après cuisson à haute température. La couleur noire a permis que les formes des petites sculptures se détachent dans la lumière. D’autres formes, peut-être plus grandes et émaillées par différentes couleurs dessinant des lignes qui dans l’espace, redéfiniraient les mouvements induits par l’artiste jongleur. Quelques sculptures ont été réalisées en bois et peintes, soit de façon uniforme, soit avec des lignes de couleurs vives. La légèreté de ces pièces a modifié les gestes possibles. Ce travail en cours se poursuivra avec plusieurs circassiens qui proposeront d’autres expérimentations afin de construire un temps d’environ 25 ou 30 minutes en équilibre entre deux pratiques. Il s’agit de poursuivre les recherches pour approcher une relation entre le corps et ces formes sans angles droits qui elles-mêmes engagent déjà un rapport dans l’espace à la verticalité ou à l’horizontalité. Lorsqu’elles sont en contact avec un corps en mouvement, comme pour mes sculptures-sièges qui incitent le visiteur à s’assoir, les formes jonglées renforcent la dualité naturel/fabriqué.
Une réalisation finie, idéalement close, peut nuire à l’œuvre. Le besoin d’échapper à l’objet ou à l’image en est la cause. L’état d’expérimentation continue, l’improvisation d’un travail à deux, ou plus, est une situation intéressante et féconde dans une recherche artistique parce qu’elle laisse le temps au temps, parce qu’elle permet les échanges sur les erreurs, les retours, les hésitations et le suspens. De plus, elle n’est que difficilement saisissable par le marché. Une remise en cause s’installe sur la façon de fabriquer, de réaliser qui peu à peu était devenue plus sûre, plus impersonnelle et plus aseptisée lorsque l’on travaille seul. À plusieurs nous interrogeons la fabrication et la part de création dans les œuvres appartenant à d’autres domaines et ainsi nous équilibrons et faisons vaciller le réel. Je travaille avec des créateurs, artistes, céramistes, lissiers, ébénistes, compositeurs, cuisiniers, musiciens et autres professionnels afin de faire naître les particularités de ces métiers, dans lesquels, pour certains d’entre eux, l’esthétique et la culture ont tout à la fois une place prépondérante. Cette période actuelle, dans laquelle l’œuvre est le plus souvent un objet physique, me semble révolue. Ceci d’autant plus qu’un art d’affaire, dont la valeur marchande et l’aspect décoratif tiennent lieu de critères esthétiques, envahit le marché. L’époque est à une période d’affirmations et de certitudes. Nous pouvons supposer que lorsque le capitalisme ou le libéralisme ne seront plus le fil conducteur du Monde, d’autres systèmes s’inventeront et s’inventent déjà lentement, aux États-Unis et en Europe par exemple où le troc et les formes d’art relationnelles, sans intérêts financiers, se développent. Bien trop souvent, la certitude ne fait que cacher une inquiétude. Une grande part des formes artistiques autonomes physiquement qui représentent, n’existant que pour et par elles-mêmes, semblent aujourd’hui limitées, vides de sens, et n’être faites ainsi que pour correspondre à un cadre établi et fonctionner comme des œuvres d’art sans en être. Il s’agit ici des formes qui deviennent objets ou images, et par conséquent dont la valeur est essentiellement décorative.
L’improvisation nécessite une recherche et un travail assez long en amont qui construit des possibles aussi bien en danse, en musique qu’au théâtre. Ce sont justement les savoirs, comme les expériences ou les acquis qui permettent une improvisation maximale. En arts plastiques, celle-ci est envisageable. C’est cependant une piste que peu d’artistes suivent ou ont suivie, elle serait intéressante à développer comme synonyme d’expérimentation. Improviser dans les arts plastiques semble être un pléonasme. L’intention donnée est suivie de réalisations ou de faits et gestes, par l’artiste, le spectateur ou un tiers. Si l’expérience de l’improvisation s’accomplit en arts plastiques, très rapidement son auteur ou ses auteurs sont confrontés aux moyens qui vont la rendre manifeste et à sa matérialité : support à utiliser, technique à privilégier sur laquelle fonder l’improvisation, etc… L’arbitraire, activé avec l’environnement à disposition, devient le seul moyen d’agir et de produire des œuvres.
La dimension du spectacle peut exister dans l’œuvre d’art sous forme d’une pratique. Par exemple, dans le travail de Clifford Owens qui veut que son art ne soit formé que par et à travers d’autres voix. Il réalise donc des formes qui se construisent comme des spectacles. Pour l’un deux, il fit appel à un groupe intergénérationnel d’artistes afro-américains et invita également Ben Patterson, Dave Mac Kenzie et Senga Menguli pour créer une série de performances qu’ils effectuèrent. La question qui se pose alors est de savoir comment faire une exposition à partir de ce travail. Il remet la réponse entre les mains des conservateurs ou des responsables des lieux de programmation des expositions. La forme que prend le travail n’est pas à catégoriser, mais à montrer.
Dans les spectacles de Philippe Quesne, scénographe qui met en scène, l’exploration de petites choses en train de se faire, l’expérimentation au cours de la création et la position du spectateur observateur de la création sont les moteurs de la création. Il n’y a donc aucun texte ni aucune musique susceptibles de servir de fil conducteur. L’auteur, qui crée seul et conduit l’œuvre, est issu des arts plastiques et ce n’est sans doute pas par hasard que nous sommes face à une forme hybride dans laquelle les éléments visuels, parfois symboliques, guident le devenir de cette forme. Les acteurs ne représentent pas une situation, un caractère ou des personnages, ils actent dans le temps et l’espace, ce sont des actants et non des acteurs.
La liaison, cette limite entre la nature et la culture que nous évoquions plus haut est précisément ce que John Dewey appelle l’expérience. Le mot « expérience » est relativement difficile à remplacer. De ses synonymes, nous avons retenu celui de pratique quotidienne au sens de familiarité, habitude ou routine. Ce que l’artiste sait, ce qu’il connaît d’expérience entre en jeu dans la création. Cette pratique, qui est aussi beaucoup plus qu’une expérience, est ce que l’artiste construit et répète, ce qui se modifie au fur et à mesure des expériences elles-mêmes. Son résultat est sans cesse remis en cause et modifié par les acquis passés et les découvertes présentes. « L’expérience esthétique est une expérience imaginative1 » écrit-il. Cependant, il démontre que l’œuvre d’art ne résulte pas seulement de l’imagination : «…elle a pour office de concentrer et de développer une expérience immédiate. En d’autres termes, le matériau élaboré de l’expérience esthétique exprime directement les significations évoquées sur le mode imaginaire2 (…) ». Dans cette perspective, aucun modèle, aucune forme parfaite, ne surplombe la réalité. Le monde est toujours en train de se faire, tissu d’interactions et d’expérimentations. C’est ainsi la notion d’expérience qui devient centrale pour la création de l’œuvre et constitue toujours un processus de transformation. Elle ne revient pas à imposer aux choses un ordre prédéfini, à réaliser un plan préétabli. L’expérience transforme les choses, et nous l’avons vu aussi, celui ou celle qui l’accomplit. Cette dépendance vaut également pour le monde et la réflexion, ou encore pour la nature et la société. La co-création, la présence de deux, voire plus, renforce cette affirmation.
Pour John Dewey, il s’agit dans l’expérience, de relation, d’interdépendance et d’échange : «(…) l’expérience concerne l’interaction de l’organisme avec son environnement, lequel est tout à la fois humain et physique, et inclut les matériaux de la tradition et des institutions aussi bien que du cadre de vie local3 ». Ainsi, pour Dewey, que ce soit dans ses pratiques scientifiques, dans ses activités artistiques ou dans ses tâches quotidiennes, l’être humain est principalement un être en interaction avec et dans un environnement humain, social et culturel. L’expérience serait toujours relationnelle, dynamique, entière et vivante, un point qui d’ailleurs la différencie de l’expérimentation, non pas comme lui étant préexistante. Il est important de soulever que, pour ce psychologue et philosophe, les êtres engagés dans les interactions naissent de celles-ci, qu’ils n’existent pas préalablement. C’est sur ce point précis que nous pouvons continuer à bâtir notre réflexion de l’œuvre d’art, non pas comme relationnelle, mais comme devant être en relation physique, quotidienne et ordinaire avec le spectateur, pour exister.
[Figure 1]
[Figure 2]
Citer cet article
Véronique Verstraete, « BANCAL », [Plastik] : Et si la consistance du monde ne nous était pas donnée ? #13 [en ligne], mis en ligne le 21 décembre 2023, consulté le 23 novembre 2024. URL : https://plastik.univ-paris1.fr/2023/12/21/bancal/